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La chanson en lingala : quelles évolutions ?

« Titres à paroles » et « titres à animation »

Papa Wemba

La musique congolaise des deux rives a connu une mutation profonde depuis l’époque de Grand Kallé chantant Indépendance chacha jusqu’à la nouvelle génération incarnée par les groupes Wenge Musica de JB Mpiana, Wenge Maison-Mère de Wera Son, Viva La Musica de Papa Wemba, Quartier Latin de Kofi Olomidé ou Extra Musica de Roga-Roga.

Koffi Olomide

Le texte chanté, au départ très long et
d’ordinaire moraliste, s’est au fur et à mesure raccourci, contenant parfois des éléments inattendus, souvent éloignés du sujet même de la chanson, et surtout loin des envolées romantiques, des mélopées d’amour qui caractérisèrent les chansons des précurseurs. On rencontre toutefois l’influence de « l’école classique de la rumba » chez les musiciens actuels qui, conscients de la demande d’un certain public (souvent les mélomanes du pays) signent quelques titres « à paroles » à côté des titres « d’animation ».

Werra Son

Les titres d’animation seraient une réponse à la demande implicite des boîtes de nuits, des ngandas congolais et même de certaines capitales africaines dans lesquelles le lingala n’est pas la langue d’usage. De ce point de vue, les titres d’animation seraient considérés par beaucoup comme une démarche purement commerciale, tandis que les titres à paroles seraient destinés à traverser le temps, et pourquoi pas, à entrer dans la postérité comme Indépendance chacha de Kallé, Mokolo na kokufua et Ndzalé de Tabu Ley, Chérie Kamikaze de Youlou Mabiala ou Mario de Franco.

L’apparition du « générique »

Les chansons de Kallé, de Paulo Kamba ou de Wendo Kolosoy - qui sont considérés comme les précurseurs de la rumba congolaise - avaient donné le ton : il fallait privilégier le texte et non le « chauffé » (moment où les paroles cèdent la place au rythme, et où les cavaliers sont censés se séparer pour une démonstration de la danse du moment). Ainsi en était-il des chansons du Tout Puissant OK Jazz de Luambo Makiadi alias Franco (Mario, Liberté, Boma Nga na boma yo) ou de Youlou Mabiala (Petit chéri, Chérie Kamikaze) ou encore de Tabu Ley (Sorozo, Nzalé). Dans ces chansons, le texte, construit dans un lingala soutenu, contenait alors peu d’ingérence des mots dérivés de la langue française. Et, en la matière, le groupe OK Jazz de Franco comptait parmi ses membres l’artiste Simaro, surnommé « Le Poète ». Celui-ci composait ses titres en s’inspirant des thèmes éternels ( la mort, l’amour, l’argent, la pauvreté ) comme en témoignent ses célèbres chansons Kadima, Diarrhée verbale, Mbongo etc.
A la rumba congolaise de Kinshasha dominée par le TP OK Jazz de Franco ou l’Afrisa International de Tabu Ley, on pouvait opposer celle de Brazzaville dont l’un des groupes en vue fut Les Bantous de la Capitale. Ainsi émergea, à Brazzaville, une tradition de la rumba incarnée par des artistes comme Essou, Pamelo Mounka, Kosmos, Youlou Mabiala, Pierre Mountouari et bien d’autres.

L’analyse des titres actuels montre plutôt que le « chauffé » a pris le dessus sur la longueur des paroles. Un album qui serait entièrement « à paroles », serait voué à un échec commercial international puisque limitant son audience à quelques nostalgiques de la rumba d’antan, aux personnes d’un certain âge ou, plus directement, au seul milieu congolais des deux rives.
Ainsi, les chanteurs congolais ont inventé ce qu’ils appellent le « générique », et c’est celui-ci qui donne le titre à l’album entier .

Dans ces morceaux, les paroles sont en général laissées à l’improvisation de l’animateur qu’on appelle « atalaku » et dont les plus célèbres dans les deux Congo sont ( ou étaient ) Mbochi Lipasa, « CNN », Dolce Parabolique, « Bill Clinton », Bébé Kérosène, Tutu Kaluji et Kila Mbongo.

Si, par définition le générique d’une chanson devrait être bref, une sorte d’introduction, de prélude, dans les titres congolais c’est plutôt le contraire : aucun des génériques de ces dernières années fait moins de cinq minutes. Quant au contenu, les animateurs (atalakus) s’appliquent à citer des noms des individus, des notables, des hommes politiques, des « Parisiens » et autres Sapeurs de la place de Paris et de Bruxelles. On compte par exemple plusieurs centaine de noms « lancés » dans l’album Loi de Koffi Olomidé, album qui fut écouté dans toutes les capitales africaines grâce à ce générique qui popularisait alors la fameuse danse ndombolo... alors que jusque là, toute production congolaise était qualifiée de Soukouss dominée par les artistes comme Aurlius Mabélé, Shimita, Luciana « 100 pour 100 » . Ils durent céder la place à la « génération ndombolo »...

Le phénomène du générique a dépassé le cadre de la chanson pour devenir un enjeu économique. En effet, certains entrepreneurs, qui ont compris l’impact de ce premier titre d’un album dans les communautés congolaises, en profitent pour faire la publicité de leur commerce. C’est le cas par exemple de Kin Service Express, Kin Fret Service, qui sont des compagnies d’import-export. Récemment, même la compagnie de transfert d’argent Western Union s’y est mise, allant jusqu’à parrainer les concerts d’artistes congolais. On la cite explicitement à la fois par Wera Son et Koffi Olomidé. Et le chanteur Wera Son lance, sans transition, dans l’album Opération Dragon : « Pour envoyer l’argent au pays, contactez Western Union » tandis que Koffi Olomidé, pour la promotion d’une société de transport, souligne dans son générique de l’Album Droit de veto : « Exxon International Trader livre votre voiture à domicile »

Toutefois, il faut souligner que la promotion dans la chanson n’est pas un phénomène nouveau. En son temps, le groupe OK Jazz de Franco avait chanté l’apparition de la nouvelle Wolksvagen au Zaïre tandis que Mbilia Bel louait la Résidence Marina de Brazzaville, la bière Tonton Skoll, et Emeneya Kester la bière Primus !

Pourtant, beaucoup de musiciens congolais ignoraient encore que toute publicité était payante. Ainsi, à la fin des années 70 et tout au long des années 80, Papa Wemba a promu gratuitement dans ses albums plusieurs couturiers de la place parisienne ( Armani, Boulevard, Comme des Garcons, Firenze, Gianni Versace, Gian Franco Ferré etc.) ou des chausseurs de luxe comme J.M Weston, Church ou Doctor Martens.

Vers le « franlingala » ?

Les albums sortis ces dernières années ont en commun le fait d’avoir leur titre en francais. La liste pourrait être plus longue, mais citons Loi, Droit de Veto et Affaire d’Etat de Koffi Olomidé ; Titanic, Toujours Humble ( T.H) et Internet, de JB Mpiana ; Intervention rapide, Opération Dragon et A la queue leu leu, de Werra Son ; Confirmation, Etat major, Les nouveaux missiles, Ouragan, Obligatoire, Trop c’est trop d’Extra Musica ; ou encore Longue histoire de Kester Emeneya ; Sanction, du groupe Quartier Latin Académia ; Le Voyageur de Papa Wemba ; Pleins feux, Les feux de l’amour du groupe Wenge Musica et JB Mpiana etc.

L’ingérence du français dans la musique congolaise de la nouvelle génération ne s’arrête pas au titre puisqu’en analysant de très près les chansons, il arrive même que l’équilibre entre la langue de Voltaire et celle de du vieux Wendo Kolosoy soit de l’ordre de 50-50 ! Par exemple, dans l’album Affaire d’Etat de Koffi Olomidé, on retrouve ces paroles en franlingala :

« O negligé nga, je suis perdu,
na zali awa sans espoir,
Décision finale ya la vie ya moto sè na maboko ya Nzambé »

Dans le même élan, on écoute les paroles qui suivent dans l’album Toujours humble de JB Mpiana et son groupe Wenge Musica :

Aminata, ma vie sans toi, ekomi fragile...
Lokola na lingi yo Aminata, mon miel sucré...
Aminata yebisa ngai na yeba
esika nini otiya nga na hierarchie ya ba pensées na yo...

Ce mélange linguistique ne doit pas conduire au constat de l’effritement du lingala, encore moins à une conclusion d’une prétendue pauvreté de cette langue. C’est surtout le fait que la chanson congolaise épouse de plus en plus le lingala urbain et témoigne de la suprématie de la langue de la rue sur le lingala classique dont beaucoup de jeunes ne saisissent pas toujours certaines expressions ou des mots qui finissent à la longue par tomber en désuétude. Il est à constater aussi que la plupart des musiciens congolais de la nouvelle génération vivent entre Kinshasa, Brazzavile, Bruxelles et Paris. Le lingala utilisé par les « Parisiens », les « Beligicains », vient enrichir ( ou appauvrir, pour les puristes ) celui utilisé par les Kinois ou les Brazzavillois.

A la décharge des « atalakus », il faut préciser que bons nombre d’entre eux composent souvent leurs génériques dans d’autres langues que le lingala. Ainsi trouverait-on des génériques en Tchiluba ou en Kikongo. Le « générique » s’enrichit alors du folklore, des chants traditionnels des ethnies qui parlent ces langues. Et d’ailleurs, il s’opère un mélange intéressant entre ces langues du terroir et le lingala, la langue nationale...

L’auto-promotion de la vedette et les rivalités fratricides comme thèmes des chansons

Même si cela pourrait sembler cocasse, il est à noter que l’artiste congolais, qu’il soit d’une rive ou de l’autre, s’autoproclamme dans chaque chanson comme étant le meilleur, le plus adulé, le plus aimé. D’où la prolifération des pseudonymes. Koffi Olomidé par exemple se surnomme Le Grand Mopao, Presley Olomidé, Mokonzi, Lettre A ( celle qui commence l’alphabet !) ; Papa Wemba se dit Le chef du village Molokai, Le Mzee ; Roga Roga du groupe Extra Musica se fait appeler « Missile » tandis qu’il clamme dans chaque titre que son groupe est « le seul et l’unique véritable Extra Musica », une manière de dénier toute légitimité à leurs dissidents qui ont créé un groupe portant à quelques mots près le même nom ; JB Mpiana, pour sa part, se présente comme L’Unité de mesure ou bien le Souverain Premier ; Werra Son révendique le titre de Roi des animaux, et il compte dans son groupe un musicien qui se fait appeler Le Roi Soleil !

Ce culte de la personnalité donne alors le ton de la chanson, et certaines d’entre elles ne sont que des louanges de la vedette principale. C’est le cas dans la plupart des « génériques ». Dans Affaire d’Etat, on entend ces paroles de la bouche même de Koffi Olomidé ( Le Mopao ) en personne :
Mopao mwana Africa mobimba
Mopao likambo na moto té
( Mopao est un enfant de toute l’Afrique, et il n’en veut à personne ).
Plus clair encore, Koffi Olomidé dit en fançais dans un de ses génériques :
Il y a des wagons, et puis il y a la locomotive, le Grand Mopao...

J B Mpiana ( alias Le Souverain Premier ) chante pour sa part :

Souverain azali champion...

Abeteli biso Zénith
Abeti lisusu Olympia
Ba pesi ye disque d’or
Match esili...

( Le Souverain -JB Mpiana- est le champion : il a joué au Zénith, il a ensuite fait l’Olympia, et pour couronner le tout, on lui a donné le disque d’or... Il n’y a plus rien à dire ). Et ces paroles sont extraites du « générique » de l’album... Toujours humble ! Cette autoproclamation se retrouve sur la plupart des titres, au point que des chanteurs de rumba classique, des chanteurs à paroles ( comme Madilu System ) s’y sont mis à leur tour.

De l’autoproclamation dans la chanson aux attaques personnelles, il n’y a qu’un pas à franchir. Les mélomanes congolais attisent d’ailleurs ces rivalités qui nourrissent désormais les textes de musiciens. Deux albums sont significatifs de cet état d’esprit : Solola bien de Wera Son et Toujours humble de JB Mpiana. Les deux artistes évoluaient autrefois dans un même groupe dont ils étaient les principales vedettes. La dislocation a entraîné une confrontation fratricide avec la création de deux groupes : Wenge Musica BCBG de JB Mpiana, le Souverain Premier et Wenge Musica Maison Mère de Wera Son, Le Roi des animaux.
Dans l’album Solola bien, Wera Son lance à l’encontre de son adversaire JB Mpiana :

Ah petit frère, solola bien ! ( Mon petit, il faut savoir de quoi tu parles ! )

Ce à quoi JB Mpiana, sachant que son adversaire se fait appeler Le Roi des animaux, répond dans son album Internet :

Na lekaki na jardin, na moni makaku, elongi ekokana na ye !
( En me promenant vers le zoo, j’ai vu un singe dont le visage à ressemblait de ce type-là).

Cette rivalité est aujourd’hui une des raisons qui divisent les fans des deux groupes. Et il est même arrivé que cela se termine par des rixes en plein cœur de Paris ou lors de la sortie des concerts...

Si jadis le Grand Kallé, Wendo Kolosoy, Franco ou Tabuley avaient bercé le continent africain grâce à la rumba, les musiciens de la nouvelle génération accroissent l’audience de la musique congolaise. Certains d’entre eux ont rempli les salles prestigieuses de Paris comme L’Olympia, le Zénith et Bercy. D’autres, comme Ray Lema, Lokua Kanza explorent une musique différente, moins « endiablée » et dont l’audience internationale contribue à la vitalité de ce que certains appellent la World Music. Il reste que les « chansons à paroles » ont encore des jours devant elles. Et ce sont les mêmes artistes de la nouvelle génération qui perpétuent cette tradition. Dans chaque album, on compte toujours cinq ou six titres qui reprennent les thèmes éternels si chers au Poète Simaro. Dans ces chansons, la rumba reprend ses lettres de noblesses.

JB Mpiana

J-B Mpiana va même, dans sa chanson Omba, jusqu’à convoquer Simone de Beauvoir :

« Simone de Beauvoir alobaka na livre na yé :
Quand la pauvreté entre par la porte, l’amour s’enfuit par la fenêtre »

Alain Mabanckou

Cet article est paru dans la revue Notre Librairie numéro 154 "Paroles et musique".

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