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Roman

Toussaint Siassia : "Vigiles de France"

Toussaint Siassia, romancier congolais, vient de commettre deux ouvrages : "Vigiles de France" et "Kokonono". Le premier roman relate les rapports de force au sein d’une entreprise de surveillance dont les salariés sont à 98% immigrés et, pour le reste (à peine 1%), Français de souche. Le second, "Kokonono", est un recueil de nouvelles qui décrivent les turpitudes d’un adolescent brazzavillois dans une ville en mutation. Avec ses deux titres, Toussaint Siassia, vient d’enrichir une littérature congolaise dont le souffle commençait à se perdre après le départ de Soni Labou Tan’Si et Tchicaya Utam’Si.

Vigiles de France

Comment faire pour occuper un métier dérisoire en France quand on est étranger ? Réponse : il suffit d’être bardé de diplômes. C’est la problématique soulevée par le romancier Toussaint Siassia. L’auteur, congolais vivant en France, fait tourner cette hypothèse dans un captivant roman, Vigiles de France, avec une froide ironie qui laisse néanmoins place à un savoureux humour.

Vigilance littéraire

Extrait

« Nous engageâmes alors avec mon voisin de table, le Colombien, une conversation qui glissa vers une discussion passionnante sur la poésie de Senghor. Ce dernier était selon ses dires, un poète fort apprécié dans s son pays. Il était impressionné par la rythmique très élaborée de la poésie du Sénégalais, et par l’extraordinaire émotion qui en découlait. Il me cita quelques vers de l’élégie pour Philippe-Maguilen Senghor, le fils du poète prématurément disparu. La répétition de la conjonction de coordination, me fit-il remarquer dans l’un des vers, est assez caractéristique de la poésie de Senghor. On la trouve parfois chez Baudelaire et chez Rimbaud. Puis dans un autre, il me signala l’enchaînement du même sème et la variation habile de sa fonction grammaticale, pour mieux suggérer la lenteur. Des bribes de vers et de versets de lectures anciennes me revinrent à l’esprit, comme les dernières volontés du poète dans Epitaphe, qui n’ont malheureusement pas été respectées. » (p.24)

On aurait dit le discours d’un ponte qui sort d’un colloque sur la littérature africaine. En fait c’est le propos, d’un vigile, un agent de sécurité ou, si vous voulez, d’une personne dont le rôle n’est pas de réfléchir mais d’exécuter des tâches où les biceps doivent primer sur les concepts. Dans cette France très cloisonnée et, disons-le, très ségrégationniste, il est banal de trouver des étrangers extrêmement diplômés exerçant les métiers les plus iconoclastes, aux antipodes de leur capital intellectuel, par exemple celui d’agent de propreté (technicien de surface), celui d’éboueur ou encore de vendeur chez Mac’Do. Certes, on savait depuis P. Bourdieu ou Goffman que les titres universitaires peuvent être des stigmates négatifs quand leur porteur ne dispose d’aucun capital social. C’est cette relation de cause à effet (de cause à méfait ?) que Toussaint Siassia nous relate dans Vigile de France, un ouvrage où l’auteur (car il s’agit de roman et non d’étude sociologique) nous donne une leçon d’écriture, avec une méthodologie de la composition littéraire fondée sur une phrase concise, précise, dense, stendhalienne, senghorienne aussi, en tout cas à l’opposé du rythme prisé par le nouveau roman où la phrase kilométrique fait haleter le lecteur et étouffe le sens. (Cf. Mémoires de porc-épic d’Alain Mabanckou.)

La France peut dormir en paix, les Blacks-vigiles veillent malgré tout sur elle

Au sujet de la trame de ce roman (que l’auteur a nié être autobiographique) on retiendra que la solidarité n’est pas la chose la mieux partagée au sein de la société immigrée ou, simplement, dans le monde du travail, surtout quand l’interculturalité et l’interethnicité y pointent leur nez et sont utilisées comme facteurs de division. C’est l’une des observations faites par le romancier. On notera aussi qu’en matière de hiérarchisations des rôles, la France manque d’imagination. Depuis les Tirailleurs Sénégalais, sous l’Occupation, les Africains sont toujours mis en première ligne quand il s’agit de veiller sur la tranquillité des Français.

La fiction de Toussaint Siassia s’appuie sur une fine analyse de la psychologie professionnelle d’un chef acariâtre sous la direction duquel se trouve une équipe composée d’agents issus particulièrement de deux communautés (Noire, Maghrébine) guettées par la précarité de l’emploi. La méfiance intercommunautaire que provoque la misère, on la voit ici à l’oeuvre dans toute son ampleur. Les bâtons dans les roues, les peaux de banane, le chantage, les manipulations, les cabales, la franc-maçonnerie (au sens de complot), les intrigues de bas étages sont autant de stratégies humaines que l’auteur nous décrit avec la chirurgie littéraire d’un Balzac, spécialiste des mœurs humaines ou la froideur scientifique d’un Michel Crozier sociologue de la bureaucratie ( pouvoir que procure le fait de prendre des décisions depuis le confort d’un bureau).

Au passage, la plume dresse le portrait au vitriol des potentats africains, s’attarde sur les sujets politique d’actualité, remonte sur le passé pré, intra, et post-colonial de l’Afrique, s’élance sur les sentiments amoureux (ah cette Gabonaise qui fait une irruption fugace dans l’intrigue...)se livre à une description des rites d’interaction dans cette ville dans la ville qu’est une grande gare parisienne, en l’occurrence la Gare du Nord. A la manière de Gabriel Garcia Marquez de "Cent ans de solitude", Toussaint Siassia n’épargne aucun compartiment des rapports de force de notre monde contemporain. Ce roman qui s’annonce comme un "regard de l’intérieur" d’une petite SARL, passe au bout du compte pour un traitement littéraire de notre monde en train de se globaliser. Qui mieux qu’un romancier, cet ouvrier de l’imaginaire, est habilité à déborder de son cadre initial d’étude ? Son titre serait-il trompeur en définitive ? Il n’y a pas de quoi s’en offusquer quand on sait que la plupart des titres des grands romans ont été choisis par leurs auteurs à...titre indicatif.

Kokonono : nom d’un chien

L’autre ouvrage, est un recueil de nouvelles dont la première (Kokonono) donne son nom à l’ensemble de l’oeuvre. Kokonono, étrange nom pour un chien : le clébard de son enfance. S’agit-il, au fond, d’une onomatopée empruntée à cette manière naturelle de se torcher le cul ? S’agit-il ironiquement de cette manière peu cavalière d’une classe politique de "faire chier" le peuple ? Mais ne versons pas dans une psychanalyse sauvage, sauf pour rejoindre la diatribe de la quatrième de couverture, où Kokonono renvoie à la métaphore de l’asservissement comme le vivent actuellement les Congolais depuis la dictature marxiste de la fin des années 1960. Des dirigeants corrompus leur infligent une vie de chien. Après ça, ces mêmes dirigeants sont surpris d’être mordus aux mollets par un peuple qui n’en peut plus d’être sage comme un toutou. Devenus fous de rage, les Congolais sont cruellement « euthanasiés » par des gouvernements féroces, chiens de garde des intérêts des puissances occidentales alors que ces populations n’aspirent qu’à un monde meilleur dans un pays au sous-sol scandaleusement riche.

"Une nuée de mouches avait envahi sa gueule ouverte et errait sur ses plaies et sur ses yeux à jamais clos" p.20

"Kokonono" est un recueil, si on ose dire, qui a du chien. L’écriture est mordante, la phrase incisive. L’auteur dans le regard duquel ont peut lire les mutations sociopolitiques de Brazzaville a du flair pour avoir trouvé les bons thèmes littéraires. On enrage quand on lit « Le recalé » car combien de trajectoires scolaires n’ont-elles pas été brisées pour raisons idéologiques ? On a envie de mordre quand on parcourt « La méprise » tant l’arbitraire des militaires au pouvoir est révoltant. Chien perdu sans collier, l’auteur de ces nouvelles inspire de la compassion dans « Agathe » car qui n’a jamais été éconduit par une très belle fille auquel on a déclaré sa passion ? Quant à « La méprise », on ne peut que traiter de chiens (comme Sartre les anticommunistes) les marchands de sexe de Pigalle à Paris.

Flair

J’ai connu Toussaint Siassa autour du cercle des Nouvelles Congolaises (d’Alain Kounzilat ) véritable bouillon de culture qu’animaient déjà à ses débuts des plumes comme Benjamin Bitadys Bilombo, Gustave Bimbou, Denis Samba, Antoine Tshitungu Kongolo, Ange-Séverin Malanda, Emmanuel Dongala et un certain Alain Mabanckou. Mon flair ne m’avait pas trompé quand à la lecture de la première ébauche de Kokonono parue dans les Nouvelles Congolaises, j’encouragea A. Kounzilat d’être vigilant à chaque publication de cet auteur. A mon avis, il n’a pas eu tort de m’avoir écouté : Vigiles de France confirme la puissance d’écriture d’un écrivain avec lequel les amoureux des lettres et les critiques littéraires doivent désormais compter.

S. Mavoula (Cannes 13 nov 2006)

1°-"Vigiles de France", Roman, 179 p. Editions ICES, Essonnes 2006 ; 18 euros

2°- "Kokonono" ; Nouvelles 89 p. Editions ICES, Essonnes 2006 ; 10 euros.

Auteur : Toussaint Siassia

Editions ICES B.P. 32 Corbeil-Essonnes cedex France

Tél : 01 54 96 71 69 & 06 78 49 40 20

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