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"La littérature de loin et de près", LIBERATION du 6 octobre 2007

Chaque week-end le quotidien Libération demande à une personnalité du monde de la culture (écrivain, un artiste...) de commenter librement l’actualité dans une sorte de journal couvrant la semaine entière. Voici en intégralité le texte que j’ai fait paraître à cette occasion dans le numéro du samedi 6 octobre – vous pourrez retrouver le texte sur le site de ce quotidien ( www.liberation.fr) .

« L’exercice » est d’autant plus excitant qu’il vous "oblige" à prendre des notes durant les six jours que vous devrez couvrir. Tout peut alors paraître à la fois utile et superfétatoire ! Et lorsque la responsable de cette rubrique dans Libération vous appelle pour vous confier la redaction du "journal", en disant oui, vous vous embarquez dans une aventure qui peut aller de Gilles Lapouge à Brice Hortefeux et son fameux test ADN en passant par les Sud-Africains prisonniers des mines ou encore la danse du scalp autour du prix Goncourt 2007...


Samedi 29 septembre

Lapouge, le Rétro

Je dois me rendre à Strasbourg pour une rencontre à la librairie Kléber, j’aperçois l’écrivain Gilles Lapouge à la gare de l’Est. Il marche d’un pas lent, le regard perdu. En réalité, je n’ai jamais discuté avec cet auteur. Sans doute que le respect que je voue à son œuvre m’impose une distance. Est-ce d’ailleurs une coïncidence si j’ai apporté son dernier titre, L’Encre du voyageur (Albin Michel) ? Il entre dans une des voitures du TGV un peu plus loin. Je ne suis pas certain que je poursuivrai la lecture de son livre dans le train. L’impression que l’auteur se trouve à quelques mètres de moi me paralyse. J’insiste tout de même, j’ouvre le livre. L’auteur est là. Je le devine à chaque mot, à chaque page. Ce n’est plus son livre que je parcours, c’est lui que je regarde déambuler de page en page. En fait, on ne devrait lire les écrivains que ­lorsqu’ils sont loin de nous, surtout lorsqu’ils sont voyageurs, comme Lapouge. Autrement le mystère ­s’évanouirait.

Le soir, après de longs échanges sous le chapiteau dressé sur la place de la Cathédrale, je cherche un endroit où me perdre. Ce n’est pas tant pour oublier la gouaille de Michel Le Bris ou les lunettes très noires d’un Jean Rouaud prêt à livrer une bataille rangée sur les champs d’honneur. Et c’est mon amie Jeannette qui me parle d’une discothèque, Le Rétro. Ambiance fiévreuse - et je confirme que « les Blancs ne savent pas danser » mais excellent dans le saut de bébé kangourou.

Mon train pour Paris était à 7 h 15 précises - le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous, diraient les cheminots convertis à la grande vitesse…

Dimanche 30

Sollers par Sollers, un vrai roman

Je prends l’avion ce jour pour Los Angeles. Dans le Journal du dimanche, Bernard Pivot évoque le livre de Pascal Quignard, La Nuit sexuelle (Flammarion). J’aime lire Quignard, parce que dire qu’on le lit avec plaisir, c’est agacer ceux qui n’y arrivent pas. Et puis, ce sacré Quignard est redoutable en photo. Dès que vous le regardez, vous avez l’impression d’avoir lu au moins un de ses livres, mais vous ne vous souvenez plus exactement lequel et quand. Quignard est d’ailleurs l’un des rares écrivains français à susciter une telle impression. Sans doute les yeux. Ça compte en littérature, les yeux, voyez ceux de Le Clézio…

Et, dans le même JDD, Philippe Sollers fait son journal du mois (et du moi). Il distribue les points aux écrivains, promeut entre deux conjonctions de coordination les auteurs qu’il publie. Ce qu’il y a de merveilleux lorsqu’il parle de lui c’est que nous nous sentons concernés, et on s’imagine un peu que ses livres sont les nôtres, que nous les avons écrits.

Sollers ? J’attends toujours qu’il m’offre un cigare, il me l’avait promis devant Josyane Savigneau, sans parti pris, dans le hall de l’hôtel Montalembert l’année dernière. Mais s’en souvient-il encore ? Allez ­savoir.

Sollers ? Je lirai son nouveau livre qu’il fait paraître chez Plon - il a donné les références… dans le JDD, bien sûr !

Lundi 1er octobre

Guy Môquet, crayon ou encre

Voilà qu’on nous dit que la fameuse missive de Guy Môquet chère à Nicolas Sarkozy et à Bernard Laporte alimente désormais quelques interrogations : il y a en effet deux lettres, une écrite au crayon, l’autre à l’encre… Laquelle des deux fut réellement rédigée par le jeune martyr ? Môquet n’a pas fini de nous inspirer. Dire qu’il a fallu attendre le règne de Sarkozy pour que certains Parisiens sachent enfin que Guy Môquet n’est pas seulement le nom d’une station de métro de la ligne 13, mais le nom du plus jeune des 27 otages du camp de Châteaubriant. Résistant, communiste, il fut fusillé en représailles après la mort du lieutenant-colonel Karl Holtz. Et maintenant, il nous faut choisir entre le crayon et l’encre. Apparemment l’original de la lettre de Môquet serait au crayon et le texte à l’encre ne serait qu’une copie. En somme, les candidats à la postérité sont avertis : le crayon serait plus crédible que l’encre même si celle-ci vient de Chine. Au fond, ce qui compte, c’est l’émotion de cette lettre, un testament digne des dernières volontés d’un André Chénier prononcées en montant sur l’échafaud. Chénier écrivait : « Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui/Je ne veux point mourir encore. » Et notre Guy Môquet se résout à la mort : « Je vais mourir ! Ce que je vous demande, toi, en particulier ma petite maman, c’est d’être courageuse. Je le suis et je veux l’être autant que ceux qui sont passés avant moi. »

Mardi 2

Le prix Goncourt

L’Académie Goncourt a publié sa deuxième sélection pour le prix qui sera remis le 5 novembre. Et si les membres du jury hésitent encore à choisir leur lauréat(e), je leur propose ceci : couronnez Amélie Nothomb, que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve et que j’apprécie de loin ; optez pour Lydie Salvayre, parce que les éditions du Seuil n’ont plus eu de Goncourt depuis dix-neuf ans ; auréolez donc Gilles Leroy, parce qu’il figure naturellement dans toutes les listes des grands prix et finit naturellement par tout perdre au dernier moment sans comprendre pourquoi ; osez Michèle Lesbre, parce que mon canapé n’est pas rouge par hasard ; n’hésitez pas au sujet de Clara Dupont-Monod, parce que nous avons fait Vol de nuit ensemble le 1er octobre - et cela sera pour moi une raison d’aller déguster les petits fours du côté de chez Grasset ; succombez au charme littéraire d’Olivier Adam, parce que cet écrivain s’appelle Olivier, parce que son éditeur s’appelle Olivier (Cohen), parce que sa maison d’édition s’appelle l’Olivier ; penchez pour Marie Darrieussecq, parce que je ne suis pas sûr que le prix Femina c’est gagné pour elle, ma copine Camille Laurens n’a pas dit son dernier mot au sujet du « plagiat psychique » ; enfin, n’hésitez pas, prenez Philippe Claudel, parce que c’est marrant d’avoir eu le Renaudot en 2003 avec Les Ames grises et de décrocher le Goncourt quatre ans plus tard avec Le Rapport de Brodeck, cela nourrirait l’espérance de plusieurs anciens lauréats (Cortanze, Le Coz, Picouly…), et je ne parle même pas de ce grand Black qui porte des chapeaux comme s’il masquait une calvitie…

Mercredi 3

Une affaire de lettres

Monsieur Brice Hortefeux ne veut pas renoncer au principe des tests ADN pour les candidats au regroupement familial. Agacé par la polémique qui entoure cette mesure, le ministre lâche : « Ma politique ne se résume pas à trois lettres, ADN. » Oui, j’en conviens, mais le fait de se raccrocher à ces trois lettres - le Sénat vient d’adopter le principe du test dans une version « expurgée » - laisse à penser qu’elles sont au cœur de sa politique. Qu’est-ce que la politique, sinon une culture de lettres : UMP, PCF, PS, FN, MNR, DSK, VGE… et maintenant ADN !

Un autre test qui passe presque inaperçu : la connaissance de la langue française. Pourquoi donc cette mesure ne suscite-t-elle pas de remous ? Parce que ce test de langue française fait marrer beaucoup d’immigrés qui savent que ce n’est pas forcément en France qu’on parle et écrit le mieux la langue de Rousseau, de Kourouma, de Romain Gary, de Nothomb, d’Albert Cohen (tous des étrangers ?).
J’imagine ainsi le Malien ou le Congolais à qui l’on ferait subir un test « rapide et élémentaire » de langue française et qui, humilié, exigerait plutôt une dictée de Mérimée afin de commettre moins de faute que Napoléon. La ­langue française est parfois une histoire de « cuisseaux de veaux et des cuissots de chevreuils prodigués par l’amphitryon »…

Jeudi 4

Etre malade en Amérique

L’Américain Michael Moore nous l’a dit : en Amérique, il ne faut surtout pas tomber malade. J’essaie de suivre ses conseils… En écoutant les informations à TV5, on nous rappelle que quarante millions d’Américains seraient sans couverture sociale ! Et le sénateur Andrew Kennedy qui lance un programme pour lutter contre cette inégalité. Le Congrès américain a planché sur une loi qui permettrait à dix millions d’enfants déshérités de bénéficier néanmoins de l’assurance-maladie. Et voilà que George Bush, le fils, bien sûr, s’insurge contre ces bonnes intentions et clame ici et là qu’il ne croit pas aux vertus de la protection sociale, à l’Etat providence et que la médecine privée est la panacée, la vraie.
Dieu reconnaîtra les siens…

Vendredi 5

Le Nègre, l’avion et l’or

L’Afrique : deux Sud-Africains blancs ont été expulsés de la république démocratique du Congo pour avoir tabassé un Congolais, gardien de mines, qui somnolait. Acte raciste par essence qui nous rappelle qu’il sera difficile de persuader quer tout Nègre n’est pas un paresseux même s’il somnole. Le Nègre paresseux ? Et travailler comme un nègre, ça veut dire quoi ? Comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’un avion s’écrase dans un quartier populaire de Kinshasa, toujours en république démocratique du Congo, faisant 27 morts sur 29 passagers. Ne sortent indemnes que le mécanicien et une hôtesse…
Enfin, quelque part, sous terre, en Afrique du Sud, 3 000 mineurs ont été piégés dans une mine d’or. Le câble de l’ascenseur ne répondant plus, il faut remonter ces travailleurs avant qu’ils ne suffoquent sous 2 150 mètres de profondeur. Si vous avez un objet avec de l’or - et même si vous n’en avez pas -, songez à ces pauvres types…

Alain Mabanckou, Libération, 6 octobre 2006

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