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Les cinq « B » de ma vie de lecteur, par Dany Laferrière

Dany Laferrière (photo), dans la dernière livraison de ses chroniques qui paraissent dans La Presse à Montréal se livre à un "exercice" fort intéressant : donner les noms des ses "5 B", les auteurs qu’il fréquente souvent et qui ont en commun la lettre B...

Vous aussi, chers Villageois, à l’instar de Dany ci-dessous, pourriez-vous nous livrer vos cinq auteurs préférés ou que vous fréquentez et ayant tous en commun la première lettre de leur nom ? Quels sont vos 5 A ou 5 D, ou 5 C ???...

Je sens que nous ne serons pas à l’abri de grandes surprises, et c’est tant mieux ! Bon jeu et place à Laferrière...


Il s’agit de Basho, Bukowski, Borges, Boulgakov et Baldwin. Ils n’ont jamais été trop loin de moi depuis plus d’un quart de siècle. Le plus proche reste l’Argentin Borges. Dans la voiture, au restaurant, dans un lit, dans le bain, chaque fois que je m’ennuie je fais appel à l’un d’eux.

BASHO (1644-1694)

En route vers l’aéroport, j’ai toujours Basho dans ma valise. Je connaissais Basho pour l’avoir croisé parfois dans certaines revues underground. C’est un maître de cet art japonais du bref- le haïku. Trois vers, pas plus, et le tour est joué. Le haïku exige un sens de l’observation que notre époque a oublié. Qui, à part Basho, entend la douleur de la cigale dans son cri ?

Rien ne montre dans leur cri

Qu’elles vont mourir

les cigales

Il n’y a pas de morale chez Basho. La cigale devient son cri, et ce cri traverse l’espace et le temps. Basho un photographe de l’émotion. Son grand poème : « La Route étroite vers les districts du nord » reste à mon avis l’un des plus émouvants textes de la littérature universelle. Parce qu’il mêle la poésie à la prose, et les deux à la vie.

Vers la fin, avant que la fatigue ne le cloue définitivement sous son bananier, il décide de faire, à pied, ce grand voyage vers le nord du Japon. Voulant voir la pleine lune sur la baie de Tsuruga, il partit au milieu du mois de mai. Mais le 20 octobre plus tard, il était toujours en route, cette fois vers Isé pour retrouver Sora, son jeune disciple tombé malade. Il a connu la pluie, le froid, la chaleur, les moustiques, les chemins escarpés, mais ne rentra pas avant l’hiver à son ermitage. Sur son écritoire, il a noté tout ce qu’il vu et ressenti. Le poète vagabond tenta un dernier voyage vers 1694 pour aller, cette fois vers le sud-ouest, mais il mourut en chemin de dysenterie, à Osaka. Voilà que Kerouac, plus de 250 ans plus tard, devint célèbre pour avoir raconté sa virée en voiture à travers les États-Unis. La différence c’est que Basho n’était plus un jeune homme tenté par l’aventure, mais un homme déjà malade, et qu’il a fait le voyage à pied. Il ne s’agissait surtout pas d’un exploit, mais d’une manière de vivre - « Notre vie même est un voyage », note-t-il la veille de son départ.

BALDWIN (1924-1987)

Je connaissais le nom de Baldwin depuis mon adolescence. En Haïti, on connaît le nom de chaque Noir qui a soulevé une pierre sur la planète. Je le connaissais parce qu’il était un ami de Martin Luther King. Son nom était associé à son célèbre essai : « La prochaine fois, le feu ». Ce livre brûlant mettait en garde l’Amérique contre son aveuglement par rapport à la situation désespérée d’une partie de sa population –les Noirs. Pour Baldwin, la puissante Amérique blanche devait veiller à ne pas augmenter la tension déjà forte en refusant aux Noirs une égalité sociale, économique et politique. Il l’exaltait à aller au-delà du discours de compassion. Et si cela tardait encore, Baldwin annonçait le feu que les Black Panthers allumeraient aux quatre coins d’une Amérique raciste.

Ce qui m’avait intrigué c’est que Baldwin ne poussait pas à la haine raciale, et cela malgré la longue humiliation qu’a connue ses frères. Il se plaçait au milieu des belligérants pour dire ceci : personne ne s’en sortira tout seul. Les Noirs ont tort de croire que les Blancs ne sont que des immigrés d’Europe qui devraient retourner chez eux. Les Blancs, aussi, de penser que les Noirs devraient être refoulés en Afrique. L’Amérique est née d’un crime : le génocide amérindien. Personne n’est donc légitime ici. C’est cela l’Amérique, martelait Baldwin dans cette magnifique conversation qu’il a eue avec l’ethnologue Margaret Mead (« A Rap on Race, 1971 »).
Mais ce qui m’a intéressé chez Baldwin c’est ce mélange de passion et de lucidité, de rage et de courage. Le miracle c’est que ce jeune homme de Harlem (le quartier le plus pauvre de New York), maigrichon avec des yeux globuleux et une intelligence effrayante, soit devenu l’intellectuel le plus intrépide de sa génération, par l’audace de ses réflexions et le feu qu’il infuse à ses phrases. En pleine Amérique intolérante des années 50, il déclare son homosexualité et écrit sur Gide le commentaire, à ma connaissance, le plus lucide sur cette question. Je ne sais pas combien de fois, j’ai relu son premier essai « Personne ne sait mon nom ». Sa force réside dans cet effort désespéré de comprendre l’autre. Alain Mabanckou vient d’écrire une magnifique « Lettre à Jimmy » (Fayard, 2007). Pour Baldwin, personne ne doit rester sur le bord de la route à regarder passer la vie.

BOULGAKOV (1891-1940)

L’écrivain russe Mikhaïl Boulgakov m’a sauvé la vie en me faisant rire durant une des périodes les plus sombres de mon existence. Je travaillais depuis un moment dans une manufacture de Montréal, et j’avais l’impression de marcher vers un précipice. Ce que le poète haïtien Jean Brière appelle « un horizon sans ciel ». Il n’y avait aucune possibilité, me semble-t-il, d’échapper à l’enfer de l’usine. Je parle d’un type d’ouvrier qui n’était pas payé selon la loi, et dont le salaire était fixé abusivement par le boss. Nous regardions le salaire minimum comme une forme d’accession à l’humaine condition. Nous pouvons toujours croire que notre société est démocratique, et nous étonner quand on nous dit qu’elle ne l’est pas pour tout le monde, mais un fait reste têtu : la machine broie les plus faibles. Et les cris venant du sous-sol ne parviennent pas toujours aux oreilles de ceux qui sont à la surface. Ces travailleurs sont comptés comme des boulons. N’étant pas dans le système (on était payé au noir), ils sont notés comme des chômeurs.

À l’époque où j’étais un de ceux qui partaient travailler avant l’aube pour ne revenir qu’après le crépuscule, un de ceux qui ne croisaient pas le soleil en hiver, eh bien, à cette époque, j’ai découvert un livre « Le Maître et Marguerite » que je lisais dans le métro. Ce livre m’avait fait retrouver le sourire d’abord, puis le rire gras. Boulgakov a imaginé le diable à Moscou. Pas le diable, tout feu tout flammes de la religion, plutôt tombé en désuétude. Mais un diable laïc qui peut paraître comique, mais méchant tout de même. Et, cheminant à côté, l’histoire de Marguerite, l’amour fou du maître. Le maître c’est Boulgakov, et Marguerite c’est la femme qui l’a accompagné dans ces années sombres où le dramaturge était banni des théâtres de Moscou. L’histoire du livre est aussi émouvant que le livre lui-même. Ce livre que Boulgakov a passé une partie de sa vie à écrire, et qu’il corrigeait encore sur son lit de mort. Quelque temps avant sa mort, le président de l’association des écrivains russes était venu le voir pour déplorer finalement ce « terrible malentendu ». Celui d’avoir mis à l’écart le meilleur d’entre eux. Ce Boulgakov qui m’a fait rire durant un moment difficile, alors que ce que je vivais n’avait aucune commune mesure avec ce qu’il endurait sous Staline.

BUKOWSKI (1920-1994)

Je l’ai découvert, vers 1978, par ses « Contes de la folie ordinaire ». C’est le titre de ce livre qui m’a attiré dans cette librairie de la rue Saint-Denis, la librairie Québec-Amérique que tenaient Rolande Bengle et ses deux filles, Annick et Dominique. Je suis entré un samedi dans la librairie et Dominique Bengle m’a tout de suite offert un livre, sous l’œil amusé de sa mère. Les Bengle préféraient le lecteur à l’acheteur - on pouvait être les deux.

C’était « Moby Dick », l’un des livres fétiches de Dominique. Cette librairie sera vendue plus tard à l’écrivain-éditeur Victor Lévy-Beaulieu qui tient Melville pour le plus grand écrivain d’Amérique. Le livre que VLB écrira sur Melville (« Monsieur Melville, VLB éditeur, 1978 ») reste son travail le plus achevé. Voyez comment les choses aiment à se frotter les unes contre les autres pour produire l’étincelle de la vie. La semaine d’après, je suis revenu acheter le livre que je voulais lire : les « Contes de la folie ordinaire ». Tout de suite, sur le trottoir, j’étais au cœur de l’univers bukowskien. Je savais de quoi parlait ce Bukowski qui vivait dans une chambre crasseuse de Los Angeles. J’ignorais qu’on pouvait écrire ainsi - avec un tel naturel. Il faut toute une vie de travail pour atteindre cette simplicité. Faites gaffe, car rien n’est plus subtile que ce style en coup de poing qui n’ignore pas la tendresse.

BORGES (1899- 1986)

Je le tiens pour le plus noble styliste de notre temps, ce qu’il a aussi pensé de Quevedo.

Après avoir lu « Enquêtes 1937-1952 », on ne voit plus la critique littéraire de la même manière. Ses recueils de récits (Fiction, L’Aleph) érotisent notre esprit. Mais le meilleur Borges reste pour moi celui des interviews. Il en a données tant que le quotidien La Prensa crut bon d’annoncer, un dimanche : « Dans ce numéro, il n’y a pas d’interview de Borges ». Il a dit, et en cela il a peut-être raison « L’éternité me guette ».

Copyright La Presse, Montreal.

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