email

Destins d’écrivains (3) : James Baldwin promet le feu la prochaine fois

Depuis l’année dernière, j’anime avec plaisir une chronique et publie des articles sur la littérature étrangère dans la revue Transfuge (http://www.transfuge.fr/index.php), revue publiée avec le soutien du Centre National du Livre et qui a su s’imposer dans le paysage des revues littéraires françaises grâce à une large diffusion et la collaboration d’écrivains et journalistes de divers horizons. La revue est dirigée par Vincent Jaury et Gaëtan Husson et demeure à ce jour un des rares espaces à traiter entièrement les écrits qui nous parviennent en français par le biais de la traduction. Pour le numéro très attendu de la rentrée littéraire - à paraître fin août-début septembre -, j’ai tenu a évoquer un personnage qui me tient à coeur, James Baldwin (photo), et qui fera l’objet d’un livre commandé par un grand éditeur parisien, livre que je publie l’année prochaine et dans lequel je rends hommage à cet écrivain que je relis sans cesse avec bonheur et fascination. Voici ci-dessous, en exclusivité, le texte à paraître dans Transfuge, dans ma chronique Lettres d’Amérique que je vous propose aujourd’hui comme sujet de notre rubrique Destins d’écrivains...


Né en 1924 à New York, mort en France en 1987, James Baldwin occupe une place singulière dans les lettres américaines. Il est l’exemple même de l’écrivain qui lie l’art à l’engagement, et on le trouvera aux côtés de Martin Luther King, Marlon Brando, Harry Belafonte ou Charlton Heston lors de la Marche pour les droits civiques en 1963 à Washington.
On cloisonne à tort l’œuvre de James Baldwin sur les questions raciales et sexuelles - en particulier l’homosexualité -, surtout avec la parution de Giovanni’s Room (La Chambre de Giovanni) en 1963. Le choc avait été tel que l’auteur fut considéré comme un pestiféré aussi bien par le monde blanc - l’éditeur de son premier roman refusa le manuscrit ! - que par la communauté noire à laquelle l’écrivain était censé appartenir, communauté qui ne se reconnaissait pas dans cette fiction ne mettant pas en scène « le problème noir » mais les mésaventures d’un américain, David, partagé entre son amour pour un homme, Giovanni, et sa petite amie Hella.

Le lecteur ne trouvera aucun Noir dans ce livre désormais enseigné outre-atlantique et que les libraires américains s’ingénient à classer dans le rayon « Gay literature ». Cette œuvre marquait déjà l’ouverture d’esprit de James Baldwin qu’on allait retrouver plus tard dans son livre de réflexion, La prochaine fois, le feu...

Le bref essai - La prochaine fois, le feu, préface d’Albert Memmi, Gallimard, Coll. Folio n°2855 -, composé de deux textes dont Et mon cachot trembla - une lettre que l’auteur adresse à son neveu qui porte les mêmes nom et prénom que lui -, et de Au pied de la Croix, texte plus long dont le sous titre « Lettre d’une région de mon esprit » renseigne d’emblée sur le procès-verbal que Baldwin va rédiger sur l’état de la nation américaine d’alors. Il croque une Amérique blanche dont la préoccupation permanente est la conservation de ses intérêts et la méfiance à l’égard des autres communautés, en particulier de ces Noirs qui, de plus en plus, montaient au créneau pour réclamer leur visibilité sur tous les plans. Baldwin s’insurge contre les inégalités criardes d’un système politique qui disqualifie le citoyen en raison de la couleur de sa peau. Il se fait alors défenseur : « Les Noirs veulent simplement ne pas se faire taper dessus par les Blancs à chaque instant de leur bref passage sur cette planète ».
On croit entendre Martin Luther King lorsque Baldwin écrit : « Bref, nous autres, les Blancs et les Noirs, avons profondément besoin les uns des autres si nous avons vraiment l’intention de devenir une nation, si nous devons, réellement veux-je dire, devenir nous-mêmes, devenir des hommes et des femmes adultes ». Pour en arriver à une telle conclusion, James Baldwin ne se prive pas de donner une leçon d’histoire à la société blanche qui croit que le Noir serait sorti de la cuisse de Jupiter : « Je ne suis pas sous la tutelle des Etats-Unis. Je suis un des premiers Américains à être arrivés sur ces rives ».

Et de retracer ce passé, « le passé du Noir, ce passé de corde, de feu ; de torture, de castration, d’infanticide, de viol ; de mort et d’humiliation ; de peur, jour et nuit... » Ce ton à la fois insolent et pédagogue se retrouve déjà en ouverture du livre dans la lettre à son neveu : « Cette nation innocente t’a relégué dans un ghetto au fond duquel elle comptait, en fait, te voir périr. Il me faut ici énoncer précisément ce que j’entends par là, car nous arrivons au fond du problème, aux racines de ma querelle avec mon pays ». James Baldwin est donc en querelle avec les Etats-Unis, il habite alors en Europe, comme beaucoup d’écrivains noirs américains de l’époque. La pire des insultes, la pire des aliénations c’est d’accepter l’idée que l’autre se fait de vous. Baldwin avertit son neveu : « Tu ne seras détruit que le jour où tu croiras vraiment être ce que les Blancs appellent un nigger ».
Mais en réalité, quelle question fondamentale Baldwin posait-il dans ce livre ? Il partait du constat d’un autre écrivain noir-américain, W.E.B Du Bois, qui proclamait que le problème du 20ème siècle est celui des relations entre Noirs et Blancs, épine dans l’édification d’une société américaine. Baldwin suggère de repenser les choses, sans quoi le « passé d’humiliations » des Noirs finira par se dresser contre tous, charriant avec lui le feu. « C’est pourquoi il faut reconsidérer dès maintenant tout ce que les Blancs américains pensent être leur credo », conclut-il, car, lorsque viendra le feu, l’eau ne tombera plus. Une prophétie d’un esclave contenue dans la Bible et qui donne le titre à l’essai.
Baldwin démêle la question de « couleur » pour en arriver au constat suivant - les sociétés actuelles confrontées au racisme devraient d’ailleurs s’en inspirer : « Humainement, personnellement la couleur n’existe pas. Politiquement elle existe. Mais c’est là une distinction si subtile que l’Ouest n’a pas encore été capable de la faire. »

Alain Mabanckou, texte à paraître dans la revue TRANSFUGE, numéro de Septembre 2006.

Revue Transfuge : http://www.transfuge.fr

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.

Recevez nos alertes

Recevez chaque matin dans votre boite mail, un condensé de l’actualité pour ne rien manquer.