C’est donc au lendemain de la Première guerre mondiale que la « négrophilie » - un terme de l’époque déjà - s’empare de l’Europe. En France, et surtout à Paris, à partir des années 20, le phénomène est en vogue avec l’arrivée des Noirs américains, le jazz, les bals nègres... « La France s’offrait le luxe d’une négrophilie en l’absence d’Africains » (p.51). En 1931, L’Exposition coloniale est « un immense succès populaire ». Certains hommes de lettres (Louis Aragon, Paul Eluard, René Char etc.) organisent alors une contre-exposition à la place du Colonel Fabien. Peine presque perdue, puisque le public affluait plutôt du côté du Bois de Vincennes où se déroulait la grande parade des « Noirs les plus beaux de tout l’univers »...
Mais il y a déjà dans les mémoires les dénonciations des exactions coloniales d’André Gide - Voyage au Congo, 1927 - ou d’Albert Londres - Terre d’ébène, 1929. Ces « sauvages » peuvent sauver l’Empire. « ... l’indigène africain, après avoir fasciné les badauds occidentaux comme bête sauvage sera alors perçu comme l’incarnation de la mauvaise conscience du colonisateur. »
L’Europe est un théâtre de guerre ? La France peut compter sur ses ramifications au-delà des mers : « Les Africains vont venir, non plus comme des figurants pour un décor de fête, mais comme des supplétifs, d’abord pour la guerre puis pour le marché du travail. » (p.60).
Les auteurs rappellent l’hypocrisie et l’ingratitude de la France à Thiaroye lors du massacre perpétré par les Français contre des anciens combattants africains qui réclamaient leur solde au Sénégal. Le carnage honteux passa longtemps sous silence, jusqu’à ce qu’un ministre français de la Coopération, Pierre-André Wiltzer, en 2004, s’exprime au de nom de Jacques Chirac et déclare que c’est un événement « tragique et choquant » qui « salit l’image de la France ». On parle de 24 morts et 34 blessés. Géraldine Faes et Stephen Smith constatent que des témoignages « impossible à vérifier » parlent d’un nombre plus élevé de victimes (p.76).
Le cas des anciens combattants africains est largement décortiqué dans l’ouvrage, et l’ancien soldat sénégalais Issa Cissé cité par les auteurs « aura gardé un souvenir ému du traitement - à l’égal des soldats français - pendant la guerre, partageant le même dortoir, le même mess, la même nourriture. », soldat qui fut choqué qu’une telle égalité prit fin avec la cessation des combats, les Noirs redevenant des citoyens « de seconde zone », logés ailleurs, mis à part pendant les repas.
Les auteurs auraient pu, dans un souci de contradiction, se rapprocher d’autres vétérans exprimant un avis opposé. Un anachronisme - sans doute une coquille - remonte la naturalisation de Senghor à 1993 : « Le reproche d’avoir été un vendu vise Senghor. Celui-ci obtient une licence en lettres en 1931 ; il se fait naturaliser en 1993... » Beaucoup « d’auxiliaires » de la France sombrent dans l’oubli. Le Sénégalais Blaise Diagne est l’un de ces hommes. Né à Gorée en 1872, contrôleur de douanes, Haut commissaire de la République pour l’Afrique occidentale française, il fut pourtant, en 1931 - certes pour 25 jours - sous-secrétaire d’Etat aux colonies, « la toute première fonction ministérielle jamais confiée à un Noir dans un pays occidental ». Géraldine Faes et Stephen Smith soulignent : « Comme bien d’autres auxiliaires après lui, Blaise Diagne sera mal payé en retour pour sa foi en l’égalité émancipatrice : aujourd’hui, on chercherait en vain, dans la plupart des dictionnaires français, le nom du premier africain à avoir siégé dans l’hémicycle et même dans un gouvernement à Paris ». (p.63).
L’auxiliaire noir sans poids réel, la « Force noire » pour reconstruire la France
« La longue marche des Noirs à travers les institutions de la IVè République n’est pas une promenade de santé » (p.82). En octobre 1945, c’est la période d’entrée d’un grand nombre d’Africains dans la sphère politique française. La première Assemblée constituante française compte en effet 29 Africains dont les plus connus sont Lamine Guèye, Sourou Migan Apithy, Léopold Sédar Senghor, Houphouët Boigny. Mais que valent 29 représentants africains face à une assemblée qui compte 600 élus ? Nous sommes bien dans une situation de figuration, « L’Afrique est de tout temps une force supplétive, sans poids réel »(p.84). La guerre a fragilisé l’économie de la France. La main d’œuvre est nécessaire pour remettre le pays en marche. En 1945, Charles de Gaulle en appelle à « l’impératif migratoire ». « L’immigration choisie » est presque évoquée de manière claire et nette par de Gaulle lorsqu’il souligne devant l’Assemblée consultative du 3 mars 1945 : « ...il faut introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la société française ». Le général parle même de « 12 millions de beaux bébés qu’il faut à la France en dix ans » afin de réduire le taux de mortalité et de morbidité françaises ! Surviendra alors la modification du code de nationalité facilitant la naturalisation des immigrés. Pourquoi la France ne fait-elle pas appel à ses départements ou ses territoires d’outre-mer ? « ...pourquoi se priver de la Force noire , qui venait de faire ses preuves sur le champ de bataille ? En raison d’un présupposé censément naturel, d’un sous-entendu qui est alors au cœur du débat public sur l’immigration sans remonter à la surface explicite des discours : la question raciale » (p.86).
L’immigré devenu compatriote
D’après les auteurs, les années 70 sont cruciales dans l’histoire de l’immigration des Noirs. Toutefois, ces immigrés sont encore peu nombreux, leur « futur sort dans l’Hexagone se joue à travers le psychodrame franco-algérien » lorsque, en 1973, « les Arabes ferment le robinet du pétrole à l’occident ». La France vit depuis quelques années dans un climat de turbulence raciale : assassinat de plusieurs immigrés (cf. le fameux été rouge de Marseille), notamment pour venger le meurtre d’un conducteur de bus. L’Algérie décrète l’arrêt de l’immigration vers la France en 1973, accusant l’Hexagone de la montée du racisme. Les Algériens représentaient alors le 1/3 des immigrés en France. L’obligation du visa et de la carte de séjour compliquera du jour au lendemain la situation. « Désormais il faut se décider entre « ici » et « là-bas », « ce qui implique le regroupement - ou le déchirement - familial ». (p. 105) La question du regroupement familial fait rage. Déjà au cœur des débats depuis 1930, elle se résume alors en une équation cornélienne rappelée par les auteurs : « ... s’il faut garder les immigrés, faudra-t-il pour autant accorder le droit de rester à « tous » les travailleurs immigrés, sans considération de leur origine ? » ( p.105). On proposera même, en 1977, « d’acheter le retour chez eux » des immigrés en leur proposant une « bourse » de 10.000 francs (1500 euros) ! Tout cela, ajouté à la politique de Giscard sur le projet de reconduite de 100.000 immigrés étrangers par an échouera devant l’argument du Conseil d’Etat invoquant la nécessité de respecter les « valeurs républicaines ».
En somme, dans cette première partie de l’ouvrage, les auteurs abordent avec détails l’aspect historique de la présence des Noirs en France. L’ouvrage colle de près à l’actualité, avec d’abondantes références en bas de page et souvent le témoignage de certains acteurs encore vivants.
Dans notre prochaine chronique, nous verrons que la question est plus que jamais d’actualité, les auteurs décortiquant les principaux événements qui ont suscité ces derniers temps « le clash » dans la société française, avec en premier plan certains grands noms des Noirs de France comme Dieudonné, Stéphane Pocrain, Taubira-Delanon et la création des instances destinées a défendre la cause noire en France. Est-ce l’avènement du citoyen « Noir français » à l’instar de l’Africain-Américain aux Etats-Unis ?
A suivre...
SUITE DU COMPTE-RENDU
La deuxième partie de l’ouvrage de Géraldine Faes et Stephen Smith aborde “l’actualité” de ces dernières années, de 1998 à 2006, sous le titre Le big bang de la galaxie noire (1998-2006). Nous revivons ainsi le cheminement de cette communauté au départ relégué au second plan, et qui finit par poser des actes en vue de la conquête d’une visibilité dans une société française qui a encore du mal à intégrer cette réalité inéluctable. Ce qui ne manque pas de susciter ce que les auteurs qualifient de « la colère des pharaons noirs », puis la « révolte des Bounty ». Le cas Dieudonné, ici nommé « Dieudonné X », sans doute en référence à celui qui a empêché l’Amérique de dormir de sommeil « blanc », Malcolm X, pour ne pas le citer. Tous les ingrédients sont donc mis en œuvre pour cette conquête de la visibilité noire, et les auteurs consacrent un chapitre à cet effet intitulé « l’ordre de bataille des Français noirs ».
Les signes culturels de la visibilité
1998 est une année d’espoir : la coupe du monde de football remportée au Stade de France par la France montre l’image d’une représentation "Black-Blanc-Beur". La même année, ajoutent les auteurs, il y a l’attribution de la Médaille de la chanson française à Mc Solaar par la très fermée Académie francaise. Le sculpteur sénégalais Ousmane Sow triomphe à Paris. Le Prix Renaudot est attribué à Kourouma en 2000 - mais rappelons qu’avant lui Yambo Ouologuem obtint ce prix. Les auteurs regrettent que ces signes de visibilité ne se cantonnent qu’au « domaine culturel ». Toutefois, cela mmontre à suffisance que la société française n’est pas « frileusement repliée sur elle-même »
L’Egypte comme fondement
L’Egyptologie est un des domaines qui intéressent de plus en plus certains Noirs de France. Dans Noir et Français !, l’ombre de Théophile Obenga est présente, notamment dans le chapitre « La colère des pharaons noirs », qui est une autopsie minutieuse de ces milieux dont les noms les plus importants - outre Obenga, sont : Cheikh M’Backé Diop, Molefi Kete, Jean-Philippe Omotundé etc.
Mais qui donc est le bounty de qui ?
En France, c’est aussi la guerre de positionnement. On lira par exemple ces extraits du livre sur le chapitre « La révolte de Bounty » :
« ... tout le monde est le bounty de quelqu’un. Gaston Kelman est le bounty de Calixthe Beyala, qui est le bounty de la Tribu Ka... [Kelman] est rangé [par Calixthe Beyala] parmi les nègres négrophobes espérant que les miettes de pain blanc de la France bien-pensante atterriront dans leur bec ! » . De leur côté, les amis de Kemi Seba accuse Calixthe Beyala de « ramener la cause des nôtres à une simple volonté de passer dans le petit écran ». Les références de ces échanges virulents sont mentionnées dans le livre.
Monsieur X
Dieudonné, dans ce livre, a le privilège de bénéficier de tout un chapitre. Figure marquante du paysage noir en France, ses propos et ses positions montrent un homme presque "seul". Le livre souligne d’ailleurs : « De cet homme, ses proches désespèrent ». Un peu plus loin, on lit : « ...bien que totalement solidaire de son fils, la mère de l’artiste avoue sa lassitude, ne veut plus s’occuper comme avant de son site, Les Ogres. » La mère rappelle en effet que son fils n’est pas antisémite. Soulignons, pour l’objectivité, que l’artiste a gagné jusqu’alors tous les procès à cet effet, et qu’un seul de ceux-ci est "en suspens" - puisqu’il y a eu appel. Dans le livre de Géraldine Faes et Stephen Smith - livre qui donne une grande place au témoignage, à la parole -, certains des amis de l’artiste préfèrent se confier sous le couvert de l’anonymat... Ce qui, avouons-le, rend moins crédibles et responsables leurs propos. En gros, ce chapitre retrace de près l’itinéraire de Dieudonné depuis sa naissance à Fontenay-aux-Roses le 11 février 1966 jusqu’à son actuel combat et ses déclarations qui sont décortiquées à la moindre occasion.
L’ordre de bataille
« Les Français noirs en ordre de bataille », un chapitre dans lequel les auteurs précisent : « Le champ de bataille, c’est la mémoire », et le lecteur relira les diverses lois de la République sur cette question de la mémoire, de la reconnaissance d’un passé. Cette bataille « donne lieu à des affrontements dans lesquels le gouvernement et sa majorité présidentielle paraissent bien seuls et sur la défensive ». Ce chapitre est aussi une vue d’ensemble des instances de représentation des Noirs de France, de leurs luttes intestines de positionnement et de conflits d’intérêts.
Le citoyen de demain
La dernière partie de l’ouvrage est un regard rivé vers l’avenir : « Une citoyenneté à définir : demain ».
Deux questions fondamentales sont soulevées :
1. Comment ne pas prendre en compte la question de la race, et parallèlement « on sonne la charge contre les effets qu’elle produit »
2. Comment faire le détour « par un passé souvent lointain que les discriminés d’aujourd’hui » imposent à la France « et s’imposent à eux-mêmes pour trouver une solution à leurs problèmes les plus immédiats : un chômage massif, leur ghettoïsation, la rupture générationnelle, une forte délinquance, des violonces policières... » ?
De la conscience noire en mouvement
Les auteurs, dans la conclusion de leur ouvrage, se demandent « Qu’est-ce qu’un Français bien intégré ? »
La France noire à pris conscience d’elle-même, « de ses handicaps mais aussi de sa force potentielle » et s’est « mise en mouvement ». Les auteurs constatent que les êtres charismatiques des communautés étant exceptionnels, il n’y a pour l’heure que deux véritables figures politiques bénéficiant d’une « audience nationale », deux figures fortes d’une identité politique irréductible : Christiane Taubira et Stéphane Pocrain. On ignore toutefois le poids électoral de la « France noire » à cause de plusieurs inconnues comme les statistiques et l’absence d’études sur le comportement électoral « des uns et des autres ».
Les auteurs précisent sous forme de voeu d’ouverture des uns et des autres : « Au terme de cette enquête, il n’y a qu’une seule certitude : on ferait bien de lorgner plus souvent par-dessus les bords de l’Hexagone. En ce sens, la France a besoin d’une "Paristroïska", d’un décentrement de son planisphère mental, c’est-à-dire de la façon dont elle perçoit le monde et s’y situe. L’effet garanti d’une telle aération d’esprit serait la dédramatisation des problèmes que pose une citoyenneté de couleur... »
Pour aller plus loin
Le livre est enrichi d’une bibliographie permettant d’approfondir la question de la France noire. C’est à n’en pas douter un des premiers ouvrages à traiter de ce sujet brûlant de manière exhaustive. Fallait-il du courage pour l’aborder ? Je dirais, oui, tout en soulignant que le terme de « Français noir » me paraît au passage trop « typé ». Il serait de nature à maintenir une observation trop catégorielle de la société française. Celle-ci serait semble-t-il indivisible, elle aurait en horreur les classifications - ce qui, officiellement exclut d’ailleurs les statistiques sur les origines raciales de la population, même si nous savons tous que ces statistiques circulent officieusement, agitées aussi bien par les hommes politiques que les « représentants » de la communauté noire selon les circonstances et les causes. Il nous reste à lire ce livre, à le compléter au besoin - et pourquoi pas dans une démarche contradictoire... mais constructive ?