Portraits d’écrivains (3). Dix questions à Serge Bilé : "A quand un ministre de l’intérieur français, noir, maghrébin, ou asiatique ?"

Le moins qu’on puisse dire c’est que Serge Bilé aime les animaux. Sans doute pour leur innocence, voire pour leur indifférence quant à la question de la race. Monter "sur le dos des hippopotames" est pour Bilé non pas un supplice infligé à nos potes les bêtes - pas si bêtes en réalité, je connais un animal qui a dévoré l’oeuvre intégrale de Claude Lévi-Strauss -, mais une manière de lire les traces de l’Histoire, de séparer le bon grain de l’ivraie, et de dire finalement que le "peuple noir" n’est pas sorti de la cuisse de Jupiter. Ce peuple noir n’est pas non plus une invention de l’Occident, une invention qui serait aujourd’hui réduite en pièces détachées vendues à tout mécanicien tombé en panne sur l’autoroute embouteillée de la Démagogie...

L’Occident véhiculerait donc les préjugés les plus saugrenus au sujet des Noirs. Et pour les combattre, Bilé, notre "Cavalier de l’Histoire", n’hésite devant rien, quitte à dénuder le premier nègre venu pour mesurer au millimètre près la longueur des fameux attributs qui, aux dernières nouvelles du colonialisme, alimentaient encore les songes les plus torrides de quelques blondes de bonne famille...
Les Noirs auraient-ils alors un sexe surdimensionné ? Il faut voir ce qui est caché sous ce « joli compliment » pour certains, cette insulte pour d’autres. Il y a des enjeux derrière ce cliché, et ceux qui se réjouissent trop vite d’un tel don de la nature risquent de déchanter lorsque la bise sera venue. Bilé, lui, se charge de décortiquer « cette légende », prenant la responsabilité de recevoir les coups de ceux dont la lecture s’arrête d’ordinaire au titre de son livre ou aux résumés subjectifs tirés de la Toile.

Cette plongée au coeur des préjugés donne alors le livre La légende du sexe surdimensionné des Noirs, paru aux éditions du Serpent à plumes - après un autre bouquin dans lequel le "Cavalier de l’Histoire", l’épée dressée, s’attelait à sauver la mémoire des Noirs pendant la Deuxième Guerre mondiale en ayant sans cesse à l’esprit les conseils de son mentor Aimé Césaire qui recommande, dans Le Cahier d’un retour au pays natal, de ne jamais prendre "l’attitude stérile du spectateur" face aux injustices. Et notre "Cavalier de l’Histoire" est allé au front, parce que les Noirs dans les camps nazis n’étaient pas des "ours qui dansaient", mais des "hommes qui souffraient", des hommes qui souffriraient encore plus si on les oubliait...

Cette mémoire douloureuse est gravée à la trace près dans Noirs dans les camps Nazis, paru également au Serpent à plumes. Serge Bilé est conscient que la bataille peut être épuisante, surtout lorsqu’en face la reconnaissance des faits n’est pas évidente. Le "Cavalier de l’Histoire" rate d’ailleurs de peu le Prix France Télévisions Essai pour une polémique autour de la véracité des faits contenus dans ce livre largement applaudi par le public. L’affaire est remise entre les mains de la justice. Bilé refuse un règlement à l’amiable. C’est une question d’honneur et non d’argent. Il refuse de se vendre pour un plat de lentilles. Et le Franco-ivoirien a même le soutien de certains historiens allemands !

Alors, notre "Cavalier de l’Histoire" décide de faire le point, le temps de s’abreuver avant de chausser ses Bottes de Sept Lieues et de reprendre son cheval de bataille vers d’autres combats - même contre les moulins à vent de Cervantès ou les fantômes de Rulfo. Le temps presse. Il faut aller vite. Il faut rattraper le cours de l’Histoire. Et nous savons tous que dans les contes de fées, les Bottes de Sept Lieues sont des bottes magiques qui permettent de parcourir sept lieues (28 km) en une seule enjambée ! Le besoin de passer à confesse le saisit donc, et il signe d’un ton serein un livre très personnel, Sur le dos des hippopotames, paru cette fois-ci chez Calmann Lévy. Dans cet ouvrage il parle de la condition de l’Autre, du Noir à travers son expérience, lui qui est à la croisée des races, lui qui sait ce que c’est qu’un délit d’opinion...

Serge Bilé a répondu à nos « 10 questions » :

1. Serge, ton dernier livre “Sur le dos des hippopotames”, outre le fait qu’il soit un livre autobiographique, est avant tout un message d’ouverture, un prolongement de « la question noire » en France. D’où te vient cette « obsession » de la vérité historique ?

Je suis né et j’ai grandi, jusqu’à l’age de 13 ans, dans un pays, la Côte d’Ivoire, où la liberté était plus que relative, avec un parti et une pensée uniques, les injustices qui vont avec, et des gens qui se méfiaient les uns des autres.

J’ai vu des choses qui m’ont révolté. J’ai, moi même, connu la prison, pour délit d’opinion. Tout cela m’a forgé. J’ai réalisé à quel point les petits arrangements qu’on fait avec les droits de l’homme et la vérité, y compris la vérité historique, pouvaient avoir des conséquences désastreuses sur les rapports entre les personnes. Je me souviens que, quand, adolescent, je revenais à Abidjan, on évitait, par exemple, de parler des exactions et des massacres qu’avaient subis, dans les années 60 et 70, deux des principales ethnies de la Côte d’Ivoire, les Agni et les Bété, parce qu’elles avaient osé contester le pouvoir d’Houphouët-Boigny. L’histoire officielle avait, également, occulté ces faits. Or, on sait tous, que le silence accentue la douleur, et engendre le ressentiment, voire la haine. Eh bien, ça n’a pas manqué, avec la guerre qui ravage la Côte d’Ivoire depuis 4 ans ! Vous avez, aujourd’hui, des gens, qui veulent prendre leur revanche sur le passé, et venger la souffrance de leurs parents. C’est pour tout ça que je suis obsédé par la vérité historique, toutes les vérités historiques.

2. Penses-tu que ces derniers temps on parle trop de cette question des « Noirs de France », ou alors qu’on n’en parlera jamais assez ?

Oui, je trouve qu’on en parle trop. Mais, c’était inévitable, parce qu’on en n’avait pas parlé assez avant. La France avait un problème avec ses minorités, en particulier les Noirs, mais elle ne voulait pas le voir. Elle ne voulait rien savoir des discriminations et des préjugés qu’ils subissaient au quotidien. Depuis, le problème a explosé, et plus personne ne sait où donner de la tête.

3. Faut-il être Noir pour être crédible lorsqu’on analyse cette question ?

Bien sûr que non. Tout le monde a le droit d’en parler. Je me sens, de la même façon, autorisé à aborder tous les sujets qui me tiennent à cœur.

4. Que représente pour toi le 10 mai ?

Je n’étais pas favorable à la date du 10 mai, pour la célébration nationale en France de l’esclavage et de son abolition. Mais, une fois que ce choix a été fait par le président Chirac, je m’y suis rangé. C’est une date importante, une première au niveau national. Il faut maintenant que les manuels scolaires prennent le relais pour que chacun finisse par se sentir concerné. Tout cela n’aura servi à rien si, à terme, cette mémoire n’est pas partagée.

5. Où en es-tu avec ton premier livre « Noirs dans les camps nazis », par rapport au prix France-Télévision dont tu estimes qu’il t’a injustement échappé ? Je crois savoir que tu as refusé un arrangement à l’amiable...

Le procès est en cours. L’avocate de France Télévisions m’a effectivement proposé de l’argent, que j’ai refusé. Elle m’a ensuite proposé une négociation amiable, que j’ai également refusée. Je voulais juste des excuses publiques. Tu sais, je préfère, au pire, perdre un procès, que perdre ma dignité, en me laissant acheter, alors que je m’estime victime d’une injustice !

6. Que penses-tu de la création actuelle de groupes de défense des Noirs de France ?

J’aimerais d’abord dire, qu’en ce qui me concerne, je n’ai besoin de personne pour me défendre ou me représenter. Je ne suis, évidemment, pas le seul dans ce cas. Je peux néanmoins comprendre que ceux, nombreux, qui sont victimes de discriminations, aient besoin de ce genre de relais. D’ailleurs, la création de ces groupes ne me gêne pas, dès lors qu’ils contribuent, tout en luttant contre les injustices liées aux origines ou à la couleur de la peau, à faire en sorte qu’on puisse, dans ce pays, tous autant que nous sommes, mieux vivre ensemble.

Césaire et Bilé

Je te fais remarquer, au passage, que ce n’est pas la première fois qu’on voit de telles organisations en France. Il existait, avant guerre, sans que ça n’émeuve personne, plusieurs mouvements nègres à Paris, dont la plus connue était la Ligue de défense de la race noire, qui militait pour les droits des Africains et des Antillais. Son président, Tiémoko Garan Kouyaté, était malien, et avait pour bras droit, un activiste martiniquais, Isidore Alpha, qui s’est notamment illustré en se présentant aux élections législatives de 1932 à Paris. Il avait obtenu... 564 voix. Il aurait pu en avoir beaucoup plus si tous les Noirs avaient voté pour lui. Ça prouve bien que le fait que des gens se mettent ensemble pour faire valoir leur cause, n’engendre pas forcément un repli communautaire. C’est la même chose aujourd’hui. On ne votera pas pour Taubira ou Pocrain, parce qu’ils sont noirs, mais seulement si les programmes qu’ils défendent sont bons.

7. Peut-on séparer les intérêts personnels des intérêts d’une communauté ? En un mot, tous ces représentants des Noirs de France ne défendent-ils pas leurs intérêts personnels ?

Je ne suis pas dupe. La question noire a pris une telle ampleur aujourd’hui en France, qu’elle représente un véritable enjeu politique, avec des perspectives intéressantes pour celui, africain ou antillais, qui réussira à prendre la tête du mouvement, quitte à marginaliser, diaboliser, voire tuer le concurrent. Ceci explique, en partie, les tensions auxquelles on assiste en ce moment. Mais après tout, c’est la vie qui est comme ça ! On ne peut pas empêcher les ambitions personnelles. Moi, ce qui m’intéresse, au delà du fait que tel ou tel puisse rouler pour lui, c’est de savoir ce qu’il fait, dans le même temps, pour la collectivité. Et c’est à cela, au résultat, que je jugerai, sans donner mon blanc seing, ni aux uns, ni aux autres, sans choisir le camp ni des uns ni des autres, afin de garder ma liberté totale de critiquer, en bien comme en mal.

8. On réclame depuis une présence des minorités dans les médias, dans l’entreprise et dans la vie politique. Es-tu pour la discrimination positive ?

Si on a été oublié, c’est aussi de notre faute. Il faut redonner confiance... Je ne suis pas favorable à la discrimination positive, mais quand je dis ça, je le dis pour moi. Je ne crois pas à ce que l’on vous octroie, mais à ce que l’on conquiert soi-même, en se mettant debout, en s’organisant, et en revendiquant, comme c’est le cas en ce moment. Pour autant, cela doit s’accompagner, au niveau politique, de mesures volontaristes. Il faut créer des liens, dès l’école, pour apprendre aux jeunes à s’accepter et à dépasser leurs origines ; réprimer durement les actes de discriminations, notamment dans les entreprises ; ouvrir les partis aux minorités et arrêter de leur offrir des strapontins au gouvernement : à quand un ministre de l’intérieur français, noir, maghrébin, ou asiatique ?

9. Après "Noirs dans les camps Nazis", "La légende du sexe surdimensionné des Noirs", et "Sur le dos des hippopotames", que nous réserves-tu par la suite ?

Je prépare un livre pour... enfant. Ce sera un livre sur la tolérance et l’acceptation de l’autre, qui se déclinera en quatre volets : une histoire, une chanson, une iconographie, et un clip vidéo. L’idée, le sujet, et le public visé, se sont naturellement imposés à moi, vu tout ce qui se passe en ce moment en France et dans le monde. C’est, dès le jeune âge, qu’il faut apprendre à vivre ensemble, dans le respect des différences. Je vais travailler avec un conteur martiniquais, une chanteuse réunionnaise, et un réalisateur strasbourgeois. Ce sera, également, l’occasion pour moi de revenir à mon premier amour : la musique. Je n’ai quasiment plus écrit de chansons et fait de disques depuis deux ans, depuis que je publie des livres, et ça me manque.

10. Quelles lectures d’été conseilles-tu aux visiteurs de notre Blog ?

Je ne peux conseiller que ce que j’ai déjà lu. Or, je n’ai pas lu grand chose depuis deux ans, parce que trop débordé. Là, j’ai un peu de temps devant moi. Je vais enfin pouvoir m’y mettre, en commençant par un livre qu’il me tarde d’ouvrir et dont je propose la lecture aux visiteurs de ce Blog. Ça s’appelle « Dernières nouvelles du colonialisme » [Nouvelles reunies par Raharimanana, Ed. Vents d’ailleurs, 2006]. C’est le fruit d’un travail collectif, réunissant des écrivains de tous horizons. J’en profite, également, pour souhaiter de bonnes vacances à tous, de bonnes vacances d’été, pour ceux qui habitent l’Europe et l’Amérique du Nord, et de bonnes vacances tout court, pour les autres, qui, comme moi, vivent aux Antilles et en Afrique, où, ne l’oublions pas, l’été... n’existe pas.