L’Europe de mon enfance

J’étais encore un gamin. Et, lorsqu’il fallait jouer, lorsqu’il fallait courir à perdre haleine vers la Côte sauvage sous les regards ébahis des pêcheurs béninois, nous nous disions entre camarades :"On va aller en Europe !"... Et chaque navire qui jetait l’ancre au Congo, au port de Pointe-Noire, venait à coup sûr de ce continent lointain. L’Europe, nous la voyions dans la ville quand les matelots prenaient la cité d’assaut, traînaient dans les bars des quartiers populaires. Ils étaient là, les matelots, les bras estampillés de tatouages de dragons qui crachaient du feu ou de belles créatures avec une queue de poisson. Nous avions lu les épisodes extraordinaires des flibustiers et autres aventuriers. Etait-ce dans le but de leur ressembler que nous portions des boucles d’oreilles, imitions leurs tatouages sur nos avant-bras encore frêles ? Comment expliquer que, pour nous autres gamins de Pointe-Noire, les matelots étaient tous des gens d’Europe ? A cause de la mer, sans doute. A cause de l’Océan Atlantique. Tout ce qui « surgissait » de la mer ne pouvait que venir d’Europe. Que parmi ces matelots il y eut des Noirs, des Jaunes ou des Rouges, ils étaient tous des Européens ! Au fond, nous proposions déjà une définition ouverte de l’Européen de demain, une Europe des peuples, une Europe d’individus d’origine diverse...

Et notre professeur de géographie, un français, Monsieur Dupré, l’œil vif, nous ouvrait les portes de l’Univers. Sur une carte du monde, il pointait sa règle au cœur de l’Europe, descendait vers la France, désignait enfin le Poitou-Charentes, sa région natale ! Nous savions désormais que l’Europe n’était pas un seul pays, qu’elle n’avait pas une unité linguistique ou ethnique comme nous le croyions, qu’elle était dominée par le christianisme et les langues indo-européennes. Et, sur cette carte, l’Europe nous apparaissait comme une tache répandue sur toute la surface du mur. Nos yeux, avides, se posaient dessus, scrutaient le moindre trait, suivait les cours d’eau, les fleuves turbulents, mais moins impressionnants que les nôtres, disions-nous avec chauvinisme. Dans cet élan de comparaisons, nous avions la certitude que la carte d’Europe, bien différente de celle de l’Afrique, n’était qu’un entrelacement de contrées éclatées, avec des frontières confuses, hasardeuses. L’ensemble donnait le spectacle d’une pieuvre âgée, exténuée, et dont les tentacules bougeaient à peine. Nous remarquions d’un coup d’œil que l’Espagne lorgnait le Maroc vers la ville de Tanger ; la France arborait son nez pointu vers l’Océan Atlantique, elle suffoquait à cause de cette Angleterre presque assise sur sa tête ; l’Italie était une étroite chaussure « talon-aiguille » de nos filles de joie du quartier Rex ; la Norvège, la Suède et la Finlande dessinaient une scolopendre recroquevillée que chatouillait le Danemark ; l’Allemagne et la Pologne épiaient la mer baltique tandis que la Grèce, confinée entre la mer Égée et la mer ionienne, ne perdait pas de vue la méditerranée. Et sur cette carte toujours, la Russie se taillait la part du lion. Plusieurs noms de villes européennes allaient revenir pendant le cours d’histoire de Madame Paraiso, noms qui allaient être gravés dans nos mémoires : Berlin, Helsinki, Dantzig, Varsovie, Nuremberg, Sarajevo, Vienne etc.

Les choses bougeaient. Nous avions entre-temps perdu l’espoir de voir l’Europe apparaître au-delà de l’Océan Atlantique. Les heures que nous consacrions sur la grève nous paraissaient longues même si nous tuions le temps en édifiant des châteaux de sable. Des châteaux qui s’écroulaient avec nos désillusions. Il nous fallait désormais regarder vers le ciel. Par conséquent, l’avion qui perçait les nuages de Pointe-Noire s’orientait forcément vers l’Europe. Surtout pas vers Libreville, encore moins vers Bangui ou Douala ! Pour ces dernières destinations, il y avait la pirogue du grand-père, voire la natte magique d’un bluffeur du coin qui avait pour ouvrage de chevet Les Contes des Mille et une nuits...

Copyright A. Mabankou, Texte commandé par le quotidien français La Montagne et paru le week-end dernier.

Photo en haut, de gauche à droite : mes cousins "Magicien" et "Garin". Je suis à droite. Nous allions tous les trois au Port maritime de Pointe-noire pour "voir l’Europe"...