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La françafrique, cul par-dessus tête

Non contents de transcender les genres, les Carnets Sud-Nord de Jean-Paul Delore pulvérisent les identités et les clichés.

Au début du commencement, le voyage d’un Blanc en Afrique noire, dans les années 1980. Le touriste, Jean-Paul Delore, explore longuement l’Afrique centrale. À Kinshasa, à Brazzaville, il arpente les quartiers, en quête de rencontres et de lieux nouveaux. D’un acteur l’autre, d’un musicien l’autre, d’un danseur l’autre, il nourrit sa passion. Lui-même, metteur en scène et comédien, anime depuis plus de dix ans, à Lyon, un collectif curieux de marier les générations, les sexes, les groupes, les genres, les pratiques, les textes, les cultures.

Dans cette traversée initiale (initiatique ?), Delore découvre que sa « petite part du monde » s’emboîte, comme par miracle, dans des créations lointaines : musique des mots, voix de la rue pour un tintamarre de modernité urbaine d’où émerge une jubilation partagée. Notre Lyonnais entre en Afrique : son coeur n’en ressortira plus.

Dix ans plus tard, Delore revient au Congo. Au fil des spectacles qu’il a montés en France - avec des pièces traduites de Rilke, de Synge, mais aussi ses propres livrets ou ceux d’auteurs contemporains, comme Malika Bey Durif -, sa compagnie a pris « de la bouteille », et lui-même a acquis une légitimité professionnelle : dans le cadre du réseau culturel français, on le charge d’organiser un stage pour des comédiens africains nés après l’indépendance. Pas après la guerre, hélas ! puisque celle-ci fait à nouveau rage, et qu’à Brazzaville, en pleine représentation, des explosions fracassent les rêves de la troupe, rappelant l’assistance à la réalité du danger.

Le stage est interrompu, mais Delore ne renonce pas. Pas question de reléguer la culture au rang des frivolités en abandonnant la place aux brutes. Écrivains, musiciens, comédiens ont plus que jamais un rôle à jouer dans ces circonstances difficiles. Tous veulent « en découdre avec le vivant et le spectacle vivant ». Leurs armes ? Des mots et des rythmes, pour s’indigner ou pour rire.

Le calme revenu, le travail reprend, grâce à la confiance inentamée des centres culturels français. La compagnie de Delore - à ce terme, il préfère celui de « laboratoire mobile de créations théâtrales et musicales » - a été désormais baptisée « Le Lézard dramatique », à l’image de ce petit saurien qui sait guetter, à l’affût pendant des heures, immobile, gorgé de soleil, avant de faire jaillir sa langue vers une proie invisible. Les ateliers se multiplient ainsi que les représentations, de nouvelles relations se nouent, d’autres pays - le Cameroun - sont visités.

En 2002, Delore éprouve le besoin de donner une structure à des projets qui foisonnent. Il s’agit, tout simplement, de réunir un groupe d’artistes d’ici et d’ailleurs pour « chercher ». Cela suppose qu’on dissolve les a priori et les partis pris, qu’on oublie les leçons apprises, qu’on se moque des clichés, qu’on biffe les étiquettes - « artistes africains » pour les uns ou « théâtre de banlieue » pour d’autres -, qu’on efface les signatures identitaires - l’écriture des textes des pièces est collective et seuls les auteurs eux-mêmes sont capables d’y retrouver leurs petits - et qu’on observe avec la plus grande attention - le lézard, encore lui... - comment l’espace de la scène se recompose en ensembles propices, sur le territoire commun de l’imaginaire, de la révolte, mais aussi de la danse et de la fête. Bien sûr, il est prévu que chacune de ces périodes de travail se concrétise finalement par un spectacle, concert, représentation théâtrale ou performance.

Tel est le « concept » de l’opération des Carnets Sud-Nord, qui doivent s’égrener, page après page, jusqu’en 2007. Dans le jargon des services culturels et des instituts français, cela s’appelle un « projet pérenne », à partir de « résidences croisées » organisées entre l’Afrique et la France. Dès l’origine, l’Association française d’action artistique (Afaa) d’Olivier Poivre d’Arvor fait aux Carnets l’apport décisif de son label et d’une aide financière, reconduite en 2003. Saluons au passage la bonne nouvelle.
En effet, Delore et les siens se sont toujours situés aux antipodes des pratiques habituelles des « missionnaires » - c’est ainsi que l’on désigne ceux qui bénéficient, pour la bonne cause, de billets d’avion gratuits et de per diem convoités. Refusant de contraindre ses interlocuteurs à quoi que ce soit d’autre que l’exigeante nécessité du travail commun, sur scène et en coulisses, Delore fait figure de bien étrange professeur : il propose sans imposer, suggère sans commander et il va jusqu’à mettre en... pièces ses propres livres pour ne pas orienter le travail de sa troupe au-delà de « bribes de textes » destinées à être digérées, puis transformées par ceux qui participent à l’adaptation de l’oeuvre importée.

Delore croit à la vertu des associations, à la dynamique des apports, à la richesse des surprises davantage qu’à on ne sait quel « contenu préalable », fût-il technique, que l’Europe aurait, par sa bouche, vocation à transmettre aux peuples du Sud. Plutôt que de faire de ces relations égalitaires le thème d’une laborieuse doctrine, il se contente, pour le plus grand bonheur de ceux qui, avec lui, feuillètent ces Carnets, de mettre les échanges en méthode, en pratique et en musique.

Là se trouve sans doute le secret de l’originalité radicale d’Affaires étrangères, la pièce-partition que le Théâtre de Paris vient d’accueillir à La Villette après Amiens et le festival de Douai. Ce point d’orgue du cheminement des Carnets en 2004, « un rendez-vous où il s’agit de faire s’entrechoquer les impressions et les images nées de ces différentes périodes de travail et d’en faire une restitution publique », porte en effet la trace de son mode d’élaboration, à l’instar d’une marmite qui nous chante, par son fumet, l’accent du cuisinier ou d’une robe de haute couture évoquant les doigts fuselés de l’arpète.

Nul doute que sans les relations tissées jadis entre Jean-Paul Delore et Dieudonné Niangouna, coauteur des textes et comédien (il a joué Brecht et Gogol à Brazzaville !), sa rencontre avec le grand Bebson Elemba, à Matonge, dans le « ghetto musical » de Kinshasa, il y a des lustres, ou encore l’admiration que le metteur en scène revendique sans réserve à l’égard de Big Sandra, la jeune rappeuse du groupe KOZ devenue une comédienne hors pair, ces Affaires étrangères ne réussiraient pas à pulvériser d’aussi belle manière les stéréotypes qui rôdent du Sud au Nord, mettant définitivement l’exotisme out par K.O. et la Françafrique cul par-dessus tête.

Dans Affaires étrangères, c’est un Blanc qui regarde l’Afrique et les Africains qui regardent les Blancs, une polyphonie - parce que « plusieurs voix sont nécessaires pour capter toutes les impressions » - historique et géographique, une pièce post-anticolonialiste (comme on parle de « post-modernisme »), bref une entre-cultures, des monologues en spirales, une écriture « qui procède par chaos, par superposition de couches » (je m’en voudrais de ne pas citer ici, parmi les strates, le trait d’Eugène Durif) et le tout, je vous le jure, sans que vous, assis tout blanc à battre la mesure sur votre fauteuil rouge ou noir de rire sur votre banc bleu, vous puissiez même éprouver la plus petite velléité de vous y retrouver !

Au centre du décor d’Affaires étrangères, qui pourrait représenter la salle d’embarquement-débarquement de l’aérogare d’une grande ville africaine où un empilement de cagettes en plastique tient lieu de cloison, un tapis roulant crache les accessoires de l’intrigue, comme si, depuis la naissance, toute arrivée était d’abord causée par une expulsion violente. Trafics en tout genre, douaniers ésotériques, émissions hilarantes de ligne ouverte à la radio (Big Sandra, géniale au micro), traductions-explications braillées en lingala, c’est tout pour la diplomatie.

Le reste fait partie du réel, quand les lumières de la salle sont éteintes. Jean-Paul Delore a dû mobiliser tous ses complices d’ici et de là-bas pour que ses amis musiciens et comédiens puissent, cette fois encore, rejoindre leur troupe d’adoption, mais il redoute que les visas, attribués au goutte-à-goutte, n’en viennent à disparaître tout à fait : « Plus aucun artiste n’arrive à sortir. » Il met donc en chantier une création radiophonique qui prendra la forme d’un duplex entre une radio française et Radio Okapi, créée à Kinshasa par les Nations unies. Et, plus que jamais, il compte sur la magie du théâtre pour lutter contre la bêtise des hommes.

Jacques Bertoin


Proposé par : niaou

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