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Roman

Vient de paraître : « Ingoba, destin forgé » d’Alfoncine Nyélenga Bouya

Ingoba, destin forgé ou destin stoppé net ? Là est la question.

Alfoncine Nyélenga Bouya a publié un roman dans les règles de la pratique du récit notamment le coup de théâtre.

Le coup de théâtre, c’est pratiquement ce moment qui change l’orientation dynamique d’un roman, passant d’un niveau de l’intrigue à un autre, à la grande surprise heureuse du lecteur ou de la lectrice.

Ingoba, destin forgé est le quatrième roman écrit par l’auteure de « Makandal dans le sang », du « Rendez-vous de Mombin Crochu » et de « Un Saut à Poto-Poto. »

Ce faisant, aux côtés d’Alain Mabanckou, Wilfrid Ntsondé, Dibakana Mankessi, Véronique Diara, Eveline Mankou, Liss Kiyindou, autant de compatriotes, Alfoncine Nyélenga Bouya compte désormais comme identité remarquable dans l’océan de la littérature congolaise.

L’auteur de la préface du livre, Ferréol Ngassaky, n’en pense pas moins quand il dit de la romancière qu’elle «  peut à juste titre se targuer d’être une digne représentante de la génération contemporaine  » (page 5)
En tout cas, pour reprendre Roland Barthes, le récit d’Ingoba procure un « plaisir du texte »

A coup sûr, Ingoba, destin forgé sera un succès de librairie.

La société Koyo

La puissance de la culture, épurée de scories exogènes, est, précisément, une dimension anthropologique sociale et totale qui caractérise Ikumu , village où naît l’héroïne Ingoba.

Le contexte sociologique qui forge l’idéologie de l’héroïne Ingoba fait penser à la problématique du monde qui s’effondre du grand Chinua Achebe, un univers culturel qui demeure pur et dur jusqu’à l’arrivée de l’homme Blanc porteur d’une religion qui met à mal la théologie ancestrale.
Commence alors une transition à laquelle la société Ibo d’Achebe située dans le cours inférieur du Bassin du Niger dans le Nigéria précolonial, comme il fallait s’y attendre, ne s’attend pas. Elle subit un naufrage.

Quid l’écosystème dans lequel baigne Ikumu, lieu de naissance d’Ingoba ?

« Lové entre l’orée de la forêt et la piste en latérite tracée par les grandes compagnies concessionnaires Ikumu était un village assis au bord de Tsôo et Lebili » (page 7)

Dans l’espace où vit Ingoba, il y a tout de même une amorce d’hétéroculture, à l’inverse de la société profondément traditionnelle rurale de Chinua Achebe dans laquelle vit Okonkwo .

La société Koyo, scène culturelle du drame rural analysé ici par Alfoncine Nyélenga Bouya est-elle préparée au changement social induit par le capitalisme introduit dans ces contrées par les compagnies concessionnaires (CFHBC, SCKN, CCSO, CFAO, Paris-Sanga) qui, mettent en coupe réglée le Territoire du Moyen-Congo ?
Pas tant que ça. Quand on voit l’avant-gardisme des projets féministes échouer face au patriarcat séculaire dominant, nombre de femmes comme Ingoba continueront de faire les frais du machisme socio-parental, notamment l’antiféminisme ad ’hoc.

Dilemme africain

Nos sociétés sont dites ambiguës parce que la tradition et la modernité sont intimement liées. Là où par exemple le chercheur Georges Balandier décèle une ambiguïté, l’agent social africain voit un continuum, un habitus.

Prenons l’exemple de l’évangélisation de l’Afrique. La dogmatique chrétienne est scandalisée lorsqu’une relation païenne matrimoniale précède le sacrement de l’Eglise alors qu’au regard de la tradition on se demande pourquoi le mariage traditionnel, c’est-à-dire la validation d’une relation par un solide arsenal rituel, ne suffirait pas à donner une légitimité au mariage !

Dans le roman d"A. Nyélenga Bouya, Le père Lormon (un Normand) qui officie à la Basilique Ste-Anne du Congo reçoit pour la première fois le couple Otanga/ Ingoba. Au départ le curé Blanc prend le couple pour deux parents, un frère et sa sœur. Quelle n’est pas sa stupéfaction indignée quand il comprend qu’il s’agit d’un couple marié. Il les sermonne :
« Vous vivez dans le pêché et vous venez chercher le baptême. Mais le baptême ne se donne pas comme ça, mon bon ami ! Le baptême se mérite. Il faut commencer par croire en Dieu, puis connaître ses lois et les respecter. » (p. 82)
Le couple croit en Dieu. Le curé balaie tout ça de la main car il estime que le mariage traditionnel ne compte pas aux yeux de Dieu :
« Mais voyons ! Vous croyez en Dieu et vous n’êtes pas encore baptisés, et vous vous dites mariés ! » (p. 82)
Nous sommes en présence de deux ambiguïtés : une occidentale et une lignagère. Dites-nous : laquelle doit primer sur l’autre ?

Le mariage traditionnel africain est un lieu de circulation de la femme et une suite d’ambiguïtés.
Côme Manckassa dit que La femme circule (dans tous les sens du terme). Il ajoute que la femme n’arrête pas de circuler. Ce que Manckassa ne dit pas c’est que la femme circule littéralement dans tous les sens.

On pourra parler du mariage concurrentiel pratiqué chez les Djem et les Bakouélé de la Sangha voisine où la femme mariée est tellement convoitée qu’elle circule d’un clan à l’autre à l’occasion d’un détournement en règle par le jeu du mariage concurrentiel. En quoi cela consiste-t-il ? un prétendant plus fortuné que le mari officiel détrône le mari officiel à coup de surenchère sur la dot. De ce fait, dans la Sangha, la femme divorcée est très recherchée. On suppose qu’ayant déjà connu les joies de l’amour conjugal, elle a de l’expérience. Elle a le privilège de circuler d’un mari à un autre.

On voit ça aussi dans l’institution du rapt des femmes, une pratique courante dans la société mauritanienne où une femme désirée par un homme se fait littéralement enlevée de force. Ensuite le kidnappeur revient officialiser les choses auprès de ses potentiels gendres. C’est un jeu social. Un jeu social brutal, une violente circulation à mi-chemin entre la plaisanterie et l’agressivité.

Ici, dans la société Koyo, Alfoncine Nyélenga Bouya nous parle d’une forme de circulation de la femme : le rapt de la femme mariée par un amant plutôt très audacieux. Ingoba L’Ekôba première épouse Ongagnia devient à la suite d’un enlèvement l’épouse d’Otanga. Détrônement ou détournement, le rapt de la femme participe cependant d’un jeu social qui parfois tourne au drame soit de façon physique soit de façon mystique. Le crime de sang que cela suscite est un crime d’honneur. Parfois on règle le déshonneur grâce au dédommagement du zambo (prix de l’adultère).

Passage à l’infidélité

Alfoncine Nyélenga plante le décor : d’un côté Ongagnia le mari détrôné, de l’autre Otanga ma Lébanda, le voleur d’épouse. Au milieu, la belle Ingoba, l’enjeu central de ce plaisant et dangereux jeu social : l’infidélité.

Mariée de force à un homme beaucoup plus âgée qu’elle, Ingoba prend le parti de s’enfuir avec le premier amoureux qui lui propose cette stratégie.

Comment a-t-elle connu son amant ?

Une rencontre fortuite sur une piste de campagne, au milieu de nulle part, Otanga, comme par hasard, croise Ingoba pour la première fois et entreprend de lui faire une cour assidue.

Ingoba résiste :
« Sayii étranger. Ne t’ai je pas dit que je suis mariée. Je ne veux pas de drame sur ma tête. Je ne suis pas une Ndzomba. » (p.30)

Otanga insiste :«  Il n’y aura pas de drame. Je sais que tu es mariée... Mais qu’à cela ne tienne ! Je suis d’Owando. Je sais que vous les femmes de Tséna vous n’aimez pas les hommes d’Owando. Mais toi tu seras ma femme. » (p. 31)

Ingoba ne l’entend pas de cette oreille :

« Moi, épouser un étranger ? tu plaisantes ! » s’indigne Ingoba.(idem 31)

« Tu veux donc m’entrainer dans l’Ondzomba étranger ? Passe ta route et laisse-moi à ma vie. » ajoute-t-elle. (p. 31)

Mais le destin en décide autrement. Beaucoup de péripéties plus tard, c’est l’enlèvement.

La cavale du couple adultérin finit, si on ose dire, dans un saut à Poto-Poto, rue Makoko, à Brazzaville.

Magie et logique mystique

Du point de vue de la magie parentale, Ongagnia est excellent. L’excellent Ongagnia, le mari détrôné, a la raison avec lui quand bien-même il reproduit ce que sa jeune future ex-femme perçoit comme ce qu’il y a de plus détestable dans le destin auquel la société machiste assigne la femme en général depuis la nuit des temps : silence et soumission. Se taire sans commentaire.

Certes la morale selon laquelle « tout se paie ici bas » est universelle parce qu’immanente quelle que soit la religion qui la fonde. Otanga paie-t-il le crime du rapt que pourtant la société autorise à demi-mot ? Otanga a-t-il expérimenté le proverbe selon lequel : « le salaire du péché c’est la mort »  ?

Le destin d’Otanga entre-t-il dans le cadre d’une logique mystique ou d’une logique scientifique.

Le parcours de la femme infidèle, en l’occurrence Ingoba, n’est que succession de catastrophes. Fausses couches alternent avec railleries et commérages des voisins. En quittant le sénile Ongagnia pour le séduisant Otanga Ingoba serait-elle tombée de Charybde en Scylla ?

Là aussi , logique mystique ou logique scientifique ?

Etre une femme libérée

La libération de la femme (le féminisme), a un coût et, la société patriarcale farouchement attachée au respect de la tradition fait payer la transgression des tabous aux contrevenants. Ingoba échappe de justesse au lévirat après ce qui semble être une vengeance du mari délaissé, Ongagnia car après-tout on ne sait pas quelle est sa part de responsabilité dans la tragédie du kidnappeur. Après le drame, la nouvelle belle-famille d’Ingoba ne lui fait pas de cadeaux. Au contraire, le peu qu’elle possède, ses beaux-parents le lui ôtent.

L’aventure ambiguë de la fuite vers l’inconnu s’achève par un retour à la case-départ.

Mais le lecteur échappe aussi à l’explication des raisons pour lesquelles Otanga paie au prix fort l’acte d’avoir kidnappé Ingoba, même si c’est à l’insu ou au su de son plein gré, même si c’est toléré par la société.

Le livre vous tient en haleine. On croit le couple destiné à une Dolce Vita à Brazzaville Avoula. Puis c’est le coup de théâtre.

Bravo à l’auteure pour ce rebondissement qu’elle imprime à l’intrigue.

En un mot comme en mille, Alfoncine Nyélénga Bouya nous a parlé du triste destin d’Ingoba. En fait elle a déroulé une vaste fresque de la société Koyo, un monde qui gagnerait d’être connu.

Daniel B.

Alfoncine Nyélénga Bouya Ingoba destin forgé. 122 pages. Les Lettres Mouchetées Février 2024. 16 €

Alfoncine Nyélenga Bouya, auteure

De la même autrice :
1 - « Makandal dans le sang »,
2- « Le Rendez-vous de Mombin Crochu »
3- « Un Saut à Poto-Poto. »

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