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Littérature congolaise

L’esthétique de la répétition dans la Nouvelle et le Roman

Toute oeuvre d’art se définit en général par son côté cognitif qui valorise deux tendances : la thématique et l’esthétique. Au niveau de la conception du romanesque congolais, se révèle une caractéristique : la répétition. Celle-ci se remarque dans moult romans et recueils de nouvelles. Elle fait même une spécificité de quelques œuvres dans la délivrance de leur écriture tant sur le référentiel que le littéral. Aussi pour étudier ce phénomène dans le récit congolais, nous nous sommes fondés sur des textes que nous avons jugés pertinents.

Ces productions appartiennent à Placide Nzala-Backa, Jean Pierre Makouta Mboukou, Tchichelle Tchivéla, Emmanuel Dongala, Auguy Makey, Henri Djombo, Jean Michel Mabeko Tali, François Bikindou et Sony Labou Tansi. Peut-être qu’il y aurait d’autres exemples. Mais nous avons trouvé ceux-là plus manifestes.

I. Du réel à l’imaginaire

Le roman, comme le spécifie Stendhal au XIXè siècle, étant un miroir que l’on promène le long d’une route, on n’est pas surpris qu’il soit en général une sorte de traduction des aventures et événements qui font partie du vécu quotidien de l’auteur.
Ainsi se découvre dans certaines œuvres (auto) biographiques, certains pans de la vie de l’auteur qui, pour des besoins du réalisme référentiel, se reflètent chez les personnages-narrateurs. Et il n’est pas étonnant que les récits écrits à la première personne posent le problème de l’identification de l’auteur à travers le héros-narrateur. Des romans tels Le Tipoye doré de Placide Nzala-Backa et Enquête de la liberté de Jean Pierre Makouta Mboukou développent clairement les rapports entre auteur et narrateur qui favorisent la réalisation du miroir dont parle l’auteur du Rouge et le Noir à propos du roman.
Ces deux récits retracent la période coloniale sur fond de l’enfance des deux héros qui rappelle celle des auteurs, enfance marquée par le personnage de Matswa.
L’administration coloniale que connaissent les auteurs se répète dans leur roman où les événements rapportés vont du réel à l’imaginaire. De l’identification de l’auteur à travers son héros-narrateur, François Bikindou dans Des rires sur une larme, nous donne un bel exemple. En se fondant sur la contemporanéité des événements vécus par l’auteur et son héros-narrateur, on se rend compte que l’un se répète psychologiquement dans l’autre. Ce qui pousse Alpha Noël Malonga à affirmer dans son étude intitulée Roman congolais : Tendances thématiques et esthétiques que « le roman de François Bikindou peut se prêter à une lecture autobiographique. Les deux phonèmes initiaux, [fr], des prénoms de l’auteur, François, et du héros narrateur Frédéric, ne sont pas sans doute un hasard et renseignent sur la co-fusion de François et de Frédéric… ».
En lisant souvent le roman avec les instruments hérités de la critique traditionnelle, le lecteur s’efforce à trouver des similitudes entre les auteurs et leurs personnages-narrateurs. Mais dans un texte de roman où se reflètent quelques instances qui vont du réel à l’imaginaire, se remarque aussi le retour de certains personnages avec leur monde géographique dans plusieurs récits d’un même auteur.

Sony Labou Tan’si à Sophia Antipolis en compagnie d’étudiants en Lettres

II. Le retour des personnages et leur univers diégétique

Procédé que l’on remarque déjà dans la littérature classique du XIXè siècle, particulièrement chez Honoré de Balzac, la technique du retour des personnages n’échappe pas à la prose congolaise. Peut-être une influence de la littérature du colonisateur.
Le retour des personnages avec le milieu dans lequel il s évoluent, dénote dans la nouvelle une autre façon de pratiquer ce genre. Habitué à lire chaque nouvelle comme un tout cohérent, fermé et différent des autres textes du même recueil comme on peut le constater dans la majorité des recueils, le lecteur se trouve confronté à une autre lecture chez Tchichelle Tchivela et Auguy Makey dans les recueils de nouvelles annoncent certains textes qui se suivent linéairement. Tchichelle Tchivéla transvase ses personnages d’un livre à un autre jusqu’au roman. La lecture des Fleurs des lantanas fait écho à Longue et la nuit et à L’Exil ou la tombe à travers les personnages de Yéli Boso et Motunguisi. Et presque l’essentiel des aventures de tous ces personnages se passent à Côte Kanu.
Quant à Auguy Makey, on se rend compte que son troisième recueil intitulé Tiroir 45 se définit comme la suite des deux précédents car développant le même thème et faisant apparaître dans certains textes les mêmes personnages tels Songolo, Toumba et Popolino et sa mère.
Et cette technique de répéter personnages et univers diégétique dans la nouvelle, se remarque aussi dans le roman. L’Exil et l’Interdit et Le Musée de la honte de Jean Michel Mabeko Tali, se lisent comme deux récits en un seul. Par le retour de certains personnages comme l’oncle Ntollo, papa Ndoki, Djidji Bé et le narrateur-héros, Le Musée de la honte apparaît comme une suite logique de L’Exil et l’Interdit. Et cette situation du romanesque qui se répète tant sur le retour des personnages que celui de l’espace géographique où ils évoluent fait aussi penser aux deux premiers romans de Henri Djombo Sur la braise et Le Mort vivant où les histoires ont pour dénominateurs communs le personnage de Nyamo.
Mais cette répétition « éclatée » qui peut couvrir plusieurs œuvres d’un même auteur, peut aussi se révéler dans un seul livre. Apparaît alors la notion du récit répétitif qui se remarque dans le récit traditionnel comme dans le roman moderne.

III. Le récit-répétition

Il se définit très bien dans la relation des thématiques que révèle la narration avec l’évolution des événements rapportés. Si sur plusieurs récits, la répartition peut caractériser le style de l’auteur, rares sont les répétitions de narration qui se développent dans un même récit à l’exception d’un seul roman congolais qui explicite très bien cette technique que nous appelons « répétition narrative ne parallèles » : Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala.
Ce livre développe un récit à double perspective narrative et où les événements sont rapportés par deux instances narratives distinctes. Les deux principaux personnages, (le guerrier Lufua Liwa dit Matiti Mabé qui deviendra par la suite Johnny Chien Méchant et la jeune Laokolé) se répètent tout au long de la diégèse en se partageant l’énonciation historique sur fond des mêmes péripéties.
Les mêmes événements sont racontés tantôt pat la jeune fille, tantôt pat le jeune homme, les deux héros évoluant en parallèles l’un fixant l’autre de l’extérieur et vice-versa. Voici par exemple comment se répète un même segment événementiel qui signifie la dispute des deux protagonistes :
« J’ai avancé sur elle. Je n’ai pas vu venir la Bible. Lancé par sa main gauche, le gros livre m’a frappé en plein visage, juste à la base du nez, avec une force inouïe (…). J’ai basculé à la renverse sous l’impact du choc. Ma nuque a violemment percuté le rebord de la table avant que je m’écroule » (p.357).

Et le même texte apparaît quelques pages après sous une autre forme :
« La Bible l’a frappé en plein visage (…). Il est tombé sous l’impact. Il aurait pu se lever aussitôt si la chance n’avait pas été avec moi et cette chance a été qu’avant de tomber sa nuque a violemment percuté la pointe de l’angle droit formé par la rencontre de deux côtés d’une table rectangulaire. Le bruit du choc m’a faut penser que sa nuque s’était brisée ». (p.360).

On voit ici comment le roman de Dongala démontre bien sa capacité répétitive qui se dévoile après lecture comme le résultat de récits complémentaires de deux héros sur les mêmes faits.
Mais de tous les romanciers congolais, Sony Labou Tansi apparaît comme le plus remarqué dans l’usage de la répétition.

IV. La répétition chez Sony Labou Tansi

Les romans de Sony Labou Tansi, en dehors de L’Anté peuple (qui est en réalité son premier roman bien que publié en deuxième position), développent un travail particulier sur l’axe du littéral du récit où la répétition occupe une place remarquable. On y rencontre la répétition des segments textuels, la répétition numéro-cardinale et l’intertextualité au niveau référentiel et littéral.

IV.I. Le récit répétitif

Pour ne pas confondre le répétitif et l’itératif qui se fondent tous deux sur l’idée de retour (répétition), Genette, dans Figures III, a bien spécifié ces deux genres de récits qui font partie de l’énonciation historique. L’itératif se réalise sur l’axe diégétique tandis que le répétitif repose sur le textuel en tant qu’élément scriptural. En gros, on peut dire que l’itératif raconte une fois ce qui s’est passé plusieurs fois tandis que le répétitif rapporte plusieurs fois un événement se répétant textuellement.
Le texte qui se répète scripturalement est rare dans les récits congolais. Il se remarque dans le roman moderne français et plus particulièrement dans le Nouveau roman où il peut occuper de longs segments de texte. Jean Ricardou dans Les Lieux-dits et Claude Simon dans Leçon de choses se plaisent à reprendre un même texte plusieurs fois dans le coulé narratif.
Avec Sony Labou Tansi, se reproduisent quelques bouts de « texte » dans quelques-uns de ses romans. Dans L’Etat honteux, le récit ne cesse de se répéter à travers le groupe de mots « mes frères et chers compatriotes » qui fait penser au personnage de l’ex- colonel Martillini Lopez. Dans L’Anté peuple, c’est le mot bi-syllabique « moche » qui revient souvent au fur et à mesure que se dé-roule le récit. Et cette répétition sera repris par certains écrivains de la nouvelle génération tels Dibakana Mankessi dans Ascension férié (reprise de l’expression « les battes de base-ball américain » et Serge Armand Zanzala dans Les Démons crachés de l’autre république (reprise du qualificatif « le président Tamboula Malembe, alias un-pas-en-avant-trois-pas-en-arrière ».

IV.II. La répétition numéro-cardinale

Elle est manifeste dans Les Sept solitudes de Lorsa Lopez et Le Commencement des douleurs.
Les Sept solitudes de Lorsa Lopez compte 7 chapitres. Dans ces deux romans cités, la plupart des instances comptables sont en relation avec le chiffre 7 qu revient d’une façon remarquable dans les textes. En voici quelques exemples dans chaque roman.

1- Les Sept solitudes de Lorsa Lopez
« Nous avons pensé au jugement dernier à cause du trône de pourpre et de feu qui flottait au beau milieu du ciel, tiré par sept ballons géants » (p.55)
« Je te laisse sept jours pour libérer tes femmes » (p.65)
« Il évita le chemin du bayou (…) non loin du septième morceau du pont
 » (p.66)
« Il fit rejouer sept fois le morceau des morceaux » (p.73)

2- Le Commencement des douleurs
« Pour répondre à ses juges (…) Baignés des sept parfums symboles de Hondo-Noote » (p.12)
« Nous avons apprêté les sept taureaux (…) les sept cabris de Valtano qui n’avaient point connu de femelles » (p.79)
« Hoscar Hana le tribunal vous condamne à sept semaines de réclusion criminelle ferme » (p.116)
« C’était au sommet de ce rocher que le colonel Sombro avait sept siècles auparavant, mis un point final aux guerres » (p.146)

Et dans leur fonctionnement sur fond de répétitions tant au niveau du fond que celui de la forme, les textes de Sony Labou Tansi s’appellent les uns les autres et posent le problème de l’intertextualité.

IV.III. L’intertextualité dans l’œuvre de Sony Labou Tansi

On a constaté que les textes de Tchichelle Tchivéla, Auguy Makey, Henri Djombo et Jean Michel Mabeko Tali mettent en exergue le retour des personnages et très souvent avec leur même univers géographique. Avec Sony Labou Tansi, il y a aussi le retour régulier de certains thèmes et personnages. Le tragique, la mort et le sang se dévoilent presque dans tous ses textes. On peut se référer à Mouyabas qui est assassiné dans L’Etat honteux. Le héros des Sept solitudes de Lorsa Lopez prend plaisir à dépecer et étriper sa femme. Dans Le Commencement des douleurs, Dierno Cervantez meurt au cours d’un accident de cervelle.
Dans la majorité des romans de l’auteur, des variantes textuelles se reflètent les unes à travers les autres, donnant l’impression d’appartenir à un même récit. Le personnage d’Estina Bronzario que l’on rencontre dans Les Sept solitudes de Lorsa Lopez réapparaît dans Le Commencement des douleurs. La ville de Nsanga Norda définit l’univers diégétique de ces deux romans. La ville de Tombalbaye existe dans Les Yeux du volcan et Le Commencement des douleurs. Des occurrences de même sujet, on peut dire que chaque roman de Sony Labou Tansi en contient un autre tant sur le plan du contenu que celui du contenant.

Conclusion

Que dire de l’esthétique de la répétition dans le narratif congolais sinon qu’elle est un point pertinent dans l’étude des textes. Réfléchir sur une particularité du romanesque congolais et plus précisément dans les œuvres citées dans cette analyse, nous fait sortir du socio-psychologique des personnages que nous révèle souvent l’étude des thématiques dans le roman, étude qui s’apparenterait à de simples résumés, à de simples tautologies. Avec l’étude de ces quelques textes narratifs sur le plan littéral, nous avons fait nôtre cette affirmation de Philippe Sollers : « La question essentielle n’est plus aujourd’hui celle de l’écrivain et de l’œuvre, mais celle de l’écriture et de la lecture ». Une réflexion qui pourrait aider les producteurs des œuvres littéraires à s’auto-valoriser en ce qui concerne leur technique de création.

Noël KODIA

(*) (NDLR) : Cette contribution s’adresse particulièrement aux écrivains et amateurs du roman. Elle n’appelle pas de commentaires politiques. Les œuvres citées ici sont considérées dans leur édition initiale.

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