email

Une autre mine est possible

Jamais un projet de mine à ciel ouvert n’a été présenté au public d’une dictature tropicale avec autant de classe. Depuis plus de dix ans ces messieurs américains de Geovic Ltd., société de droit caïmanais, lorgnent un méga-gisement de nickel et de cobalt au Cameroun. Ils ont toujours eu la franchise de signaler eux-mêmes que le filon se trouve à 26 kilomètres d’une réserve naturelle classée patrimoine mondial de l’Unesco. Aujourd’hui, en attendant les ultimes feux verts du régime Biya, la société se veut un modèle de transparence : communiqués de presse bien fournis, réunions publiques en cascade, une vitrine web défiant toute concurrence.

Jouer réglo en pleine Françafrique : on dirait qu’ils font ça exprès…

Bien sûr, il manque ici et là quelques petits points sur les i. Normal.

*

Dans notre dernier texte sur le rêve Geovic nous avons exposé plusieurs pépites de la très enthousiaste étude d’impact environnemental que la société a soumise aux autorités de Yaoundé en 2006. [1]Parmi celles-ci : un barrage de retenue conventionnel » de 66 mètres de haut censé protéger les alentours des 46,4 millions de tonnes de « résidus floculés » ; les 250 000 litres par an d’acide chlorhydrique qu’on va importer en brousse ; les 2 550 000 litres par an d’acide sulfurique devant être cuisinés sur place ; des puits de 15 mètres qui « pourraient » traverser la nappe phréatique ; les eaux des puits qui risquent d’être déversées, en saison des pluies, dans la petite rivière Edjé ; le bel espoir « que les déversements, les fuites, ou les émissions imprévues de produits chimiques, de réactifs et de substances dangereuses seront peu fréquents » et « les incendies et les explosions […] rares ».

C’était avec plus de bonheur que nous avons accueilli l’annonce des noces du nouveau venu américain avec sa vénérable voisine française, la société forestière Pallisco. Sans avoir définitivement repoussé d’autres prétendants, Geovic a « prévu de s’approvisionner exclusivement en copeaux et sciure de bois auprès d’une scierie de Mindourou » pour alimenter les brûleurs de ses générateurs thermoélectriques. La filiale camerounaise de Pasquet Menuiseries (Ille-et-Vilaine) est une des sociétés forestières « africaines » la plus assistée par l’Agence française de développement. Le courant passe également bien avec Pierre Méhaignerie, premier fils du pays de Vitré et numéro trois de l’UMP.

Tel un symbole de l’union franco-américaine,

« Les huiles usagées et les autres liquides combustibles seront probablement mélangés avec des copeaux dans des brûleurs [...]. » [2]

Plus aucune nouvelle du couple depuis l’été dernier.

Pour ce qui est du volet strictement minier, par contre, sur le terrain les choses avancent, et correctement. Un communiqué de Geovic du 29 janvier 2007 informe riverains et investisseurs qu’« une tranchée, d’à peu près 30 mètres de long et jusqu’à 15 mètres de profondeur, sera […] excavée dans la zone Nkamouna Sud afin d’exposer un pan important de mort-terrain latéritique et de minerai, et d’optimiser les procédures de gestion du minerai et des programmes miniers, ainsi que d’obtenir plus d’informations géotechniques ». [3]

L’opération va s’accompagner du forage de 600 puits – « relativement peu profonds ». A quoi ressembleront ces trous ? On n’a qu’à consulter le site web de la compagnie où est affiché un florilège de photos on ne peut plus pertinentes.

On pourrait ainsi admirer également le glorieux cliché « Asians visiting field trip » (« Des Asiatiques en visite, mission de terrain »). Devant des étagères bourrées d’une bonne décennie d’échantillons, un trio d’« Asiatiques » en casquettes, aux côtés d’un Blanc et d’un Noir – restons dans ce schéma un peu rustique –, tous planchant sur des cartes détaillées et des tableaux en tons pastel. « Trench excavation inspection at NKM » présente les mêmes visiteurs, toujours accompagnés de leurs hôtes, cette fois au fond d’une grande tranchée. Parions que ces invités n’étaient pas de simples touristes égarés.

D’une lecture plus facile sont les images où des responsables de Geovic côtoient des responsables de la République du Cameroun. Manifestement il s’agit d’instants agréables : larges sourires, canapés moelleux, fausses fleurs, chaleur humaine, couloirs immaculés, défenses d’éléphant gigantesques.

Avouons notre reconnaissance envers Geovic d’avoir signalé que le bonhomme en lunettes noires en visite à la base de Nkamouna est l’ambassadeur des Etats-Unis. Dommage seulement que ces villageois dans la rubrique « people and sights » ne bénéficient, eux, que de l’adjectif « native », soit : « indigène » (« Native man weaving basket », « Native woman carrying laundry »). Comme état civil, c’est pauvre.

En janvier dernier, la société confectionne une présentation powerpoint pour la bourse de Toronto, où elle est cotée. Enlevé rapidement de son site, on ne sait pas pourquoi, le diaporama contenait une « Republic of Cameroon »à couper le souffle :

« Politiquement et économiquement stable – même président depuis 24 ans ». [4]

Il est vrai que dans cette catégorie le Cameroun bat facilement la Corée du Nord.

La même source claironne que le clan Biya a « octroyé à Geovic réduction fiscale de 50 % pendant 17 ans ». Pour plus de précisions, voir, dans le Code camerounais des investissements, le régime dit des « entreprises stratégiques ». Reste à savoir si le pays aura « même président » pendant 17 ans encore.

C’est à cœur grand ouvert que Geovic publie ses comptes non vérifiés arrêtés en septembre 2006 :

« Geovic Cameroun a reçu une lettre du ministre de l’Industrie, des Mines et du Développement technologique de la République du Cameroun [5] le 20 mars 2006 demandant le paiement des taxes de superficie d’environ 457 000 dollars (240 000 000 FCFA) ainsi que d’une pénalité du même montant couvrant la période 2004 – 2006. Geovic Cameroun a contesté ce montant sur la base de son interprétation de la Convention minière signée le 31 juillet 2002, selon laquelle Geovic Cameroun n’est obligée de payer cette taxe de superficie qu’une fois l’exploitation commerciale démarrée. Geovic Cameroun a également contesté la superficie assujettie à la taxe, ce qui réduit la dette estimée à 376 364 dollars (187 500 000 FCFA).

Le 30 septembre 2006, Geovic Cameroun a déposé auprès des autorités fiscales camerounaises 116 764 dollars (62 500 000 FCFA), ce qui correspond à la taxe de superficie de 2004. Le 30 novembre 2006, Geovic Cameroun a déposé auprès des autorités fiscales camerounaises 259 600 dollars (125 000 000 FCFA) de plus, correspondant à la taxe de superficie pour 2005 et 2006. » [6]

On comprend tout à fait l’étonnement initial des avocats. Leur « interprétation » de la Convention minière selon laquelle la société ne serait pas encore assujettie à la taxe de superficie est parfaitement légitime : d’autant plus que le sujet n’est pas abordé dans ce document, ce qui ne leur a probablement pas échappé. Par contre, on aurait aimé avoir leur avis sur un autre texte, le Code minier du Cameroun, [7] surtout son article 91 :

« Par rapport à chaque titre minier, les redevances superficielles sont prévues par voie réglementaire, sur une base annuelle et payées par anticipation à compter de la date d’attribution du titre. » [8]

Impossible d’oublier que le titre minier en question a été attribué le 11 avril 2003 : Paul Biya venait juste de rentrer au pays en triomphe… de Washington, par hasard, où il avait passé le jour J de la guerre d’Irak à la Maison blanche. D’avril 2003 à septembre 2006 : il semble que l’« interprétation » la plus naturelle de la loi camerounaise soit que, pour être payé, le fisc ait dû patienter pendant plus de trois ans.

Quant au deuxième malentendu, sur le montant exact de la superficie assujettie, il a été aussi inévitable que le premier. La superficie du permis Geovic varie selon que l’on se fie au décret d’attribution [9] ou à la traduction anglaise de ce décret. [10] A noter que la superficie à l’américaine (1 600 km²) est supérieure à la superficie en vf (1 250 km²). Allez comprendre.

Ces cas de flou ne sont pas rares en forêt camerounaise. L’article 18 de la Convention minière sus-citée nous a jadis semblé clair comme cristal de roche :

« Dans les quinze (15) jours suivant la signature de la présente Convention, le ministre chargé des mines et de la géologie, engage la procédure de délivrance du permis d’exploitation qui sera attribué à GEOVIC dans un délai n’excédant pas quatre vingt dix (90) jours. »

L’attribution du titre de Geovic plus de cinq mois après l’expiration de ce délai signifie que nous n’avons rien compris.

Remarquons que dans le brouillard entre officiel et officieux, les forestiers se perdent parfois eux aussi. Même les partenaires attitrés du WWF, comme Pallisco, la fiancée de Geovic. Présents sur ses terres le 16 et 17 mai 2006, des contrôleurs du ministère des Forêts constatent qu’elle a,

« en violation de la loi et des règlements forestiers camerounais, reproduit sur les carnets de chantier des longueurs inférieures aux longueurs réelles des billes. Des bois ont aussi été roulés ou évacués par cette société sans qu’ils ne soient totalement inscrits dans le carnet de chantier (DF10). Il a par ailleurs été constaté que la société PALLISCO inscrit sur les billes la date de débardage en lieu et place de celle d’abattage. Le non-marquage des bois a aussi été retenu à charge de la société PALLISCO. »

Et la Brigade nationale de contrôle de s’émerveiller :

« […] Avec le plan annuel d’opération prévoyant 9964 arbres à abattre dans la concession […] au cours de l’exercice 2006, une minoration systématique moyenne de 2,32% telle qu’observée […] donne lieu à un volume de plus de 2.000 m3 non déclarés et par conséquent sur lequel le gouvernement ne peut percevoir aucune taxe. »

Sans broncher, les contrevenants s’acquittent d’une pénalité de 8 382 000 FCFA, soit 12 778 €. [11] Leur promptitude est d’autant plus louable que les « transactions » – légales – qu’on bricole d’habitude donnent souvent des réductions allant jusqu’à 90%. Il est proprement scandaleux que cette bonne citoyenneté n’ait pas eu la reconnaissance qu’elle méritait : aucun des deux pv dont Pallisco souffre en mai [12] ne paraît dans le « sommier des infractions » officiel publié en octobre. [13] L’observateur indépendant chargé de regarder par-dessus l’épaule du ministère note :

« […] certaines sociétés ou exploitants forestiers se précipitent pour payer ou solder leurs contentieux afin que leurs noms n’apparaissent pas sur les listes des contentieux publiées régulièrement. » [14]

Quoique hyper attentif aux moindres péripéties de l’épopée Pallisco, Ouest-France a raté cet incident. Il s’est largement rattrapé le 16 février 2007 avec son enquête « Une église inaugurée à Mindourou au Cameroun » :

« Au Cameroun, on a parfois parlé de la concrétisation du projet comme d’un “miracle”, mais Victor Pasquet ne veut évoquer que “l’oeuvre collective. L’absence d’un maillon de cette chaîne aurait rendu sa réalisation impossible.” Le projet est né de sa rencontre avec Monseigneur Jan Ozga, [15] du diocèse de Doumé Abong-[M]bang, de la relation qui s’est échafaudée entre ces hommes depuis 1996 (date de l’arrivée sur Mindourou de la société Pallisco Pasquet), de sa volonté de saluer la vie active sur quelque chose de fort et d’honorer la mémoire de proches. Après une année de chantier et 12 000 heures de travail, l’église Saint-Jean-Apôtre de Mindourou a remplacé le seul local de fortune dans lequel le Père Honoré officiait. […] L’émouvante cérémonie inaugurative s’est déroulée durant quatre heures, dans le respect des traditions catholiques : ouverture symbolisée de la porte avec la clé d’ébène, bénédiction de l’eau, onction de l’autel et des murs... Mais lors du rassemblement, les intervenants bretons ont aussi voulu dire “le potentiel de la jeunesse du Cameroun. Elle est attente [sic] d’espoirs, de projets et d’avancées pour qu’elle puisse bâtir son avenir […].” »

Avec une discrétion toute françafricaine, cette bénédiction bretonne n’identifiera pas les membres de la « belle chaîne humaine, privée et bénévole » qu’encense Pasquet père. Cet organisme composé d’« architecte, charpentier spécialisé, travailleurs, donateurs des Pays de Vitré et Rennes ». Comme les voies de Dieu sont impénétrables ! En 2005, sur les 58 communes forestières que compte le Cameroun utile, Mindourou est la plus riche en redevances forestières. Officiellement – revoilà le mot – ses coffres municipaux en ont accueilli 783 millions de FCFA, soit 1 193 675 de nos euros. Sans doute un financement public des locaux du père Honoré se serait heurté à la laïcité du très républicain Etat camerounais. Belle leçon pour l’UMP.

Quand je vois un paysage, je ne puis me défendre d’en voir tous les défauts. Oscar Wilde, « Le Déclin du mensonge »

Revenons au franc-parler de l’équipe Geovic. Ou plus exactement : à l’équipe Geovic elle-même. Dans les courtes, très courtes, biographies de ses responsables offertes aux traders de Toronto, le mot « Unocal » y revient comme un leitmotiv. Trois des quatre dirigeants de Geovic – John E. Sherborne (pdg), William A. Buckovic (fondateur, président), et Gary R. Morris (senior vice-président) – y sont vantés comme des anciens de la feue Union Oil Company of California.

Rachetée en 2005 par Chevron, Unocal est connue du grand public pour son gazoduc de Yadana en Birmanie, et surtout pour la plainte déposée contre elle en 1996 par des villageois birmans se disant victimes d’atrocités commises par des militaires familiers du chantier. Le ministre US de la Justice, John Ashcroft, mouille sa chemise pour bloquer la percée paysanne, citant l’intérêt national de son pays, y compris sa guerre contre le terrorisme. Un règlement à l’amiable en 2004 ressemblera à celui qui mettra fin, l’année suivante, à une plainte semblable déposée au Tribunal de grande instance de Nanterre, contre Total, actionnaire principal du pipeline. [16]

Or, sauf erreur, les vétérans d’Unocal repliés sur Geovic n’ont jamais touché au gaz birman ni de près ni de loin. M. Buckovic est spécialiste du nickel et du cobalt – d’où son passionnant rêve camerounais ; M. Morris, semble-t-il, serait branché uranium et déchets radioactifs. [17]

Quant à John Sherborne – « Jack », dans le powerpoint un rien décousu –, il ne fait pas de business avec des juntes militaires, birmanes ou autres. La preuve : rappelez-vous de l’abandon par Unocal, il y a dix ans, de sa joint-venture avec… les talibans.

A l’époque, le futur pédégé de Geovic est chef d’opérations pour Unocal en Ouzbékistan, pays important pour le pipeline qu’elle souhaite construire du Turkménistan au Pakistan en transitant par l’Afghanistan, pour un coût de quatre milliards de dollars. Avec la société nationale Uzbekneftegaz, Jack Sherborne compte brancher l’extrémité turkmène du tuyau aux oléoducs déjà en service en territoire ouzbek. Ceux-ci devaient être bons pour quelques 15 millions de tonnes de brut sibérien par an.

En octobre 1995, Unocal et Delta Oil d’Arabie saoudite, jusqu’alors en compétition avec l’argentine Bridas pour la réalisation du projet, obtiennent la préférence des Turkmènes, en la personne de leur président à vie Saparmurad Niyazov. Présent par hasard à la cérémonie d’annonce, un consultant d’Unocal du nom de Henry Kissinger applaudit ce qu’il appelle « le triomphe de l’espoir sur l’expérience ». [18]

Restait à décrocher l’accord des turbulents talibans. En juillet 1998, Interfax s’informe auprès du futur M. Geovic :

« Sherborne veut attirer de nombreux participants dans le consortium, puisque cela pourrait aider à influencer l’Afghanistan, susceptible de bénéficier lui aussi de l’oléoduc. Il affirme que des négociations ont été conduites avec toutes les factions combattantes en Afghanistan, et que celles-ci ont été toutes favorables à la construction de l’oléoduc […] ». [19]

Si ces discussions n’ont finalement pas abouti, la faute n’était pas du côté d’Unocal. Fin 1996, quelques semaines après que Kaboul tombe aux mains des étudiants barbus, la compagnie y ouvre un bureau. Dans la réaction un peu blasée de Washington à la conquête taliban, la méchante presse voit des arrière-pensées pétrolières. [20] En 2004, le 9/11 Commission Report se montre plus méchant encore :

« Le bureau Asie du Sud [du département d’Etat] croyait qu’il pouvait détenir une carotte pour des factions combattantes en Afghanistan, sous la forme d’un projet d’Union Oil Company of California (UNOCAL) de construire un pipeline à travers le pays. Même s’il y avait, probablement, peu de chance que le pipeline soit réellement construit, le bureau afghan espérait que la perspective des bénéfices partagés du pipeline pourrait attirer des leaders des factions à la table de négociations. Des diplomates américains n’ont pas favorisé les talibans contre d’autres factions rivales. Malgré des inquiétudes croissantes, des diplomates américains voulaient à l’époque, selon un responsable, “donner une chance aux talibans”. »

Joyeusement entremêlés, diplomates, barbouzes et patrons se sont entourés, comme il se doit, d’une solide équipe de consultants locaux. Pour vendre la carotte aux combattants, Unocal embauche Zalmay Khalizad – aujourd’hui ambassadeur des Etats-Unis en Irak[Après le 11 septembre cet ancien conseiller de Wolfowitz et de Cheney est envoyé spécial puis ambassadeur en Afghanistan. Le 12 février 2007, la Maison blanche le désigne pour être le prochain ambassadeur aux Nations unies. « C’était Khalizad – lorsqu’il était un énorme fan des talibans – qui a conduit l’analyse des risques pour Unocal ». (Asia Times, 12/25/2003]] – et un illustre inconnu, Hamid Karzai.

On met le paquet – façon de parler – en décembre 1997 : un gang de ministres talibans est invité à venir se détendre à Sugarland, Texas. Ils y reçoivent « un traitement VIP et un tour dans les boutiques de produits de luxe ». Ils vont aux courses. [21]

Mais courant 1998 la pensée de Bill Clinton évolue. Les Etats-Unis refusent de reconnaître le régime des hôtes de Ben Laden. En décembre, soit cinq mois après que Jack Sherborne se fut confié à Interfax, Unocal se retire du projet.

*
A l’annonce de la nouvelle que la défaite des patriotes était certaine, la plus suave des satisfactions s’étalait sur tous les visages ; on pouvait dire que la Bourse tout entière souriait. Sous le tonnerre des canons, les fonds montaient de dix sous. Heinrich Heine, Particularités françaises

Le fair-play de Geovic ne s’observe nulle part mieux que dans sa manière décomplexée de parler d’argent. Certes, déclarer qu’entre janvier et septembre 2006 ses dépenses ont dépassé ses quelques revenus de 4 409 622 de dollars n’est pas chose difficile. [22] Car 2006 était à l’évidence une année faste. On a levé presque 12 millions de dollars.

« Le premier mai 2006 […] la Société a signé un accord avec Frank Giustra au nom d’un groupe d’investisseurs (le FG Group) et William Buckovic […] fondateur et président de la Société, concernant un reverse takeover de Resource Equity Ltd., […] une société cotée à la bourse de Toronto […]. »

Cet accord prévoyait

« L’achat le 24 mai 2006 par le FG Group de 2,1 millions d’actions de la Société à raison de 2,15 de dollars chacune pour un montant brut de 4,515 millions de dollars. »

Il stipulait aussi que

« Dans un délai de 18 mois à compter de la finalisation du reverse takeover, le FG Group s’est engagé à aider Geovic Mining [23] à lever un minimum de 30 millions de dollars en prises de participations supplémentaires à raison de pas moins de 2,25 dollars par action […]. »

La Société se la joue trop modeste. Frank Giustra, de la maison canadienne Endeavour Financial, mérite un tapage beaucoup plus fort.

Le parcours du sauveur de Geovic est tout sauf sinueux. Après des débuts chez Merrill Lynch, ce fils de mineur de l’Ontario devient président de Yorkton Securities en 1990, puis pdg en 1995. Il déverse plus de trois milliards de dollars dans des mines de pays dits en voie de développement. On y reviendra. En 1997, il pond Lions Gate Entertainment – aujourd’hui la plus grande boîte indépendante de production et de distribution de cinéma au monde. [24] En 2001, retour à la croûte terrestre : Endeavour Financial se vouera à la rescousse de petites sociétés minières données pour mortes. Son gros coup est Wheaton River (valeur de l’époque : 20 millions de dollars), transformée en sixième orpailleur au monde (valeur actuelle : 7 milliards de dollars), avec les coûts de production parmi les plus bas du monde. Devenue Goldcorp Inc. en 2005, celle-ci largue sa mine brésilienne d’Amapari en février 2007. Elle est aussitôt avalée par une autre créature du même Giustra.

Goldcorp tient plus à son gisement au Guatemala, racheté fin 2006 pour 7,5 milliards de dollars. La mine de Marlin est un chouchou de la Banque mondiale, qui lui a filé 45 millions de dollars en 2004. A notre connaissance, jusqu’à présent la mine n’a connu que deux morts chez ses opposants, très nombreux dans la communauté maya riveraine. En janvier 2005 le peuple autochtone, en fronde, reçoit une visite de la célèbre armée guatémaltèque. [25] Un mort, dix blessés. Le 23 mars 2005 aurait sévit un employé de la société de sécurité israélienne, le groupe Golan. Un jeune meurt. [26] En mars 2007, les nouveaux proprios portent plainte contre MadreSelva, collectif écolo local, et le biologiste italien Flaviano Bianchini. Ceux-ci avaient parlé de métaux lourds dans l’eau de la région. [27] Affirmations que Goldcorp dément avec ferveur. [28]

Parmi d’innombrables autres, Oxus Gold (Ouzbékistan, Kirghizstan), Oriel Resources (Kazakhstan), Silver Wheaton (Pérou, associée à Glencore), Eastern Platinum Ltd. (Afrique du Sud), et Bankers Petroleum (Albanie) sont toutes redevables envers l’astucieux Giustra. Nous sommes momentanément dans la fâcheuse incapacité de préciser les investissements d’Endeavour Financial en Angola. [29]

Les expertises de Frank Giustra sont appréciées par l’International Crisis Group (ICG), think tank dont il est membre du très restreint comité de direction. Pour l’ICG, classé au centre-gauche, mais dont le conseil d’administration compte le terrible Zbigniew Brzezinski, notre homme a « balisé le chemin » dans les années 90 « pour un boom mondial d’exploration et de développement » minier dans les « économies émergentes » – rien de moins. A la tête d’Endeavour « il a encore mené l’industrie minière vers un boom, initialement focalisé sur les mines d’or, mais suivi d’investissements dans d’autres métaux, le pétrole et le gaz ». [30]

Un Midas ne s’arrête pas en si bon chemin. En 2004, pressentant une ruée sur l’uranium, Giustra enfante UrAsia, avec 450 millions de dollars. En février 2007, le géant sxr Uranium One Inc s’y intéresse, amicalement (3,2 milliards de dollars). [31] Ainsi naîtra le deuxième producteur d’uranium au monde (7 millions de livres prévus pour 2008). Le 12 février, les petits actionnaires désiraient juste quelques dernières assurances. C’est que les trois propriétés radieuses de Frank Giustra sont en sous-sol kazakh.

« Mais des responsables d’UrAsia ont affirmé que le Kazakhstan est un pays stable qui cherche à encourager l’investissement étranger, et il n’y a pas de risque souverain. […] Phillip Shriveton, pdg d’UrAsia, […] a affirmé que le président […] Nursultan Nazarbayev, qui vient d’être réélu et qui devrait être au pouvoir pendant au moins sept ans encore, a beaucoup amélioré les conditions de vie de son peuple. »

Le « son » est impayable.

“Il est une sorte de despote éclairé” a déclaré Shriveton ». [32]

En 2003 on estimait la quantité de déchets radioactifs au Kazakhstan à 230 millions de tonnes. [33] Au wunderkind de Vancouver de montrer le bon exemple.

Arrêtons ce sketch. Piocher de l’uranium au Kazakhstan ? Tout de même ! Frank Giustra doit connaître du beau monde à Washington. Grand soulagement : c’est un homme de gauche.

« A quelques tables de là, je bavardais avec Frank Giustra, un investisseur minier basé à Vancouver qui a créé, géré, et vendu Lions Gate Films. Giustra frôle la cinquantaine. Il est petit et svelte avec des cheveux blancs coupés ras. L’avion dans lequel Clinton était en train de faire sa tournée en Afrique appartient à Giustra, un jet MD-87, avec sièges en cuir et chambre à coucher. Giustra m’a dit qu’il fait beaucoup encore dans les affaires – il voyage souvent au Kazakhstan, pour visiter des intérêts miniers qu’il a là-bas – mais que son épouse l’avait poussé à donner plus de son argent à des œuvres charitables.
“Je mise tout, ou presque, sur Bill Clinton a-t-il dit. Il est une marque, une marque mondiale, et il peut faire des choses et demander des choses que personne d’autre ne peut” ». [34]

Il fait allusion aux initiatives que mène depuis 2002 l’ex-président dans la lutte contre le SIDA, en Afrique et ailleurs, à travers la William J. Clinton Foundation, dont Frank Giustra est membre du Board of Trustees, et contributeur « important ». [35]

Et le New Yorker d’expliquer :

« L’attrait de Clinton pour ces magnats est évident : en échange de l’argent donné à une bonne cause – le budget de la Clinton Foundation l’année passée a atteint les trente millions de dollars – vous n’obtenez pas que la réduction fiscale habituelle et la certitude que vous faites une bonne action, mais vous pouvez jouer [au jeu de cartes appelé] Oh Hell jusqu’à cinq heures du matin avec un ex-présent ayant servi deux mandats et qui sait comment s’amuser. Vous devenez un Ami de Bill certifié, ce qui vaut quelque chose encore, six ans après une administration Clinton et, peut-être, deux ans avant une autre. »

Du Guardian on n’apprendra pas plus, si ce n’est que l’avion de Frank Giustra est plus grand que celui de Bill Gates, autre Ami de Bill, et que la Fondation emprunte parfois l’avion d’ Ismaël Omar Guelleh, le sanguinaire potentat de Djibouti, à bord duquel règnerait « comme une atmosphère de fête ». [36]

Esquire Magazine, lui, indique que c’est bien dans le McDonnell Douglas de Giustra que Bill, Frank et leurs Amis atterrissent à Almaty, la capitale du Kazakhstan, le soir du 6 septembre 2005. De l’aéroport, ils se dirigent directement vers le palais de Nursultan Nazarbayev, voir ci-dessus, « quasiment comme s’il s’agissait d’une visite diplomatique officielle ».

« Dans une conférence de presse conjointe, Clinton a loué Nazarbayev pour avoir démantelé l’arsenal nucléaire qu’il a hérité des soviétiques […]. Ensuite, avant de s’asseoir à un banquet de minuit, Clinton a signé un accord avec le ministre kazakh de la Santé qui permet au gouvernement d’acheter des médicaments HIV/SIDA à fort rabais par le biais de la centrale d’achat de la Clinton Foundation. » [37]

A 2:30 du matin, rendez-vous avec les leaders de l’opposition « pour entendre des plaintes à propos de l’autoritaire Nazarbayev ». Espérons que Frank Giustra n’était pas déjà au lit.

Un des traits récurrents, écœurants, des reportages sur les milliardaires de Clinton est l’insinuation que le roi de l’uranium n’aime pas les médias. Ainsi,

The Vancouver Sun (« Media-shy Giustra a friend of former president ») : « Giustra a préféré voler sous le radar des médias et a décliné la demande d’interview pour ce papier. » [38]

The Financial Times : « Giustra est plutôt évasif sur sa fortune, dont une part importante faite dans des investissements miniers. » [39]

Si Frank Giustra est devenu timide face à la presse, c’est nouveau. En 1996, une interview pour Maclean’s donne ceci :

« “L’activité d’aujourd’hui […] a été aidée par le trépas des vieux régimes politiques […]. Les ressources sont là, et le capital et l’expertise nécessaires pour exploiter cette ressource peuvent être importés facilement” ».

Le Venezuela serait l’exemple à ne pas suivre : s’étant ouvert brièvement aux juniors canadiennes sous le gouvernement de Carlos Andrés Pérez – le FMI s’en souviendra –, le pays recule ensuite dans un protectionnisme frileux.

« “Le temps d’une nanoseconde, dit Giustra, l’investissement s’est arrêté dans ce pays-là et a commencé d’aller ailleurs dans le monde”. Il y aura toujours, maintient-il, des pays “losers”. “Evidemment il y a un risque d’avoir des blowups”, dit-il. » [40]

Il est beaucoup plus tendre avec le Chili – Henry Kissinger s’en souviendra. Cinq ans après le départ de Pinochet :

« “Le gouvernement chilien a fait référence, dit Giustra. Nous nous référons tous au modèle économique chilien et notre société a en fait été décisive en amenant des représentants d’autres gouvernements à sa façon de penser.” » [41]

En effet, à l’époque, les Andes chiliennes, équatoriennes, et colombiennes comptent parmi « les meilleures mises » de Yorkton Securities. D’autres contrées phares incluent la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la Namibie, les Philippines, le Kazakhstan déjà.

« “Si tu veux abattre un éléphant, il faut aller en pays éléphant, ce qui veut dire aller dans une des économies émergentes. […] Juste une fois, se plaint Giustra, juste une fois, j’aimerais que quelqu’un découvre un gisement en Toscane ou sur la côte d’Azur. Il semble que nous trouvions toujours des mines dans les endroits les plus bizarres” ». [42]

Quelqu’un a dit la côte d’Azur ? Mais c’est précisément là où, il y a onze ans, Yorkton découvre un filon… chez Mobutu. Aux yeux de ces experts, un gigantesque gisement de cuivre (18 millions de tonnes de réserves) et de cobalt (1 million de tonnes) à un jet de pierre de Kolwezi – de triste mémoire – est le meilleur espoir de l’année 1996. Pour « ceux qui s’intéressent aux investissements spéculatifs à haut risque » difficile de faire mieux que le projet Tenke-Fungurume. [43] Le Suédois Adolf Lundin, propriétaire de Consolidated Eurocan Ventures Ltd., basée à Vancouver, sort gagnant de ce qu’on va appeler une « procédure d’appel d’offres international restreint ». Frank Giustra et. al. lui trouvent 120 millions de dollars. Seul hic, en juillet le premier ministre Léon Kengo wa Dondo fait mine de regarder ailleurs : des gens de Cornucopia Resources Ltd, Inco Ltd. et Phelps Dodge Corp. sont conviés à Kinshasa juste pour discuter.

« Pourtant, William Rand, un des directeurs de Consolidated Eurocan a affirmé que M. Lundin a rencontré le président du Zaïre, Mobutu Sese Seko, à sa maison dans le sud de la France et a reçu des assurances que le président était content que M. Lundin soit impliqué dans le développement du projet. » [44]

Si le président est content, Frank Giustra est content : « M. Giustra a dit que Yorkton a effectué sa due diligence et est satisfaite que ce soit M. Lundin et Consolidated Eurocan qui auront le projet ». Zaïre : même maréchal pendant 32 ans.

Africa Confidential rapportait jadis qu’un petit coup de fil de George Bush père, réputé ami de Lundin, aurait facilité la décision du Léopard. [45] A vérifier.

En octobre 1996, quelques semaines après les premiers bombardements de Bukavu par une « rébellion » encore mal repérée, Giustra croit que Consolidated Eurocan, bientôt rebaptisée Tenke Mining Corp., est alors en position « de faire avancer ce projet vers la phase de pleine production ». [46] Le deal comporte un paiement initial de 250 millions de dollars, ainsi que d’alléchantes exemptions fiscales. Il va sans dire que la société fera venir sa propre force de sécurité.

Comme les combats durent ! L’entreprenant Lundin est parmi les premiers mineurs à débarquer chez Kabila. En mars 1997 il le convainc, sans trop de difficultés, de ratifier le contrat signé quatre mois auparavant avec le régime grabataire. Lubumbashi tombe le 10 avril. Perle d’Adolf Lundin : « Il y a des moments dans l’histoire de l’activité minière quand on peut faire des deals comme ça à des conditions excellentes ». [47]

Mais le grand prix revient à M. Ted Webb. En avril 1997 le chairman de Tenke Mining ne voit dans la Première Guerre congolaise qu’« une tempête passagère » [48]. Tenke est mis en sommeil deux ans plus tard. C’est en février 2007 que la compagnie sort sa première étude de faisabilité. [49]

Il y a trois ans, une désagréable commission parlementaire du Congo nouveau a fourré son nez dans les affaires de Tenke. Dans leur rapport sorti en 2005, les enquêteurs examinant « la validité des conventions à caractère économique et financier conclues pendant les guerres de 1996-1997 et de 1998-2003 » s’énervaient que la société n’ait toujours pas levé sa déclaration de force majeure. Mesure qui « exposerait effectivement LUNDIN à remplir immédiatement tous les engagements financiers et de production, ce qu’elle n’est apparemment pas en mesure de faire ».

Injuste. Lundin avait déjà dépensé beaucoup d’argent : à en croire la société – et pourquoi pas ? – pas moins de 38 millions de dollars, depuis 1996. [50] Les parlementaires ne le contestent pas. Seulement, leur chiffre n’est pas le même :

« Selon les bilans approuvés par l’une des Assemblées Générales de la T[enke] F[ungurume] M[ining] SARL, LUNDIN a financé, à fin avril 2003, des travaux de prospection et de réalisation de l’Etude de Faisabilité pour un montant de USD 52.089.980 (intérêts inclus) [...] ».

Mais bon, un écart de 14 millions de dollars, on ne va pas en faire toute une histoire.

La commission Lutundula rappelle que la Tenke Fungurume Mining Corp. SARL est une filiale du « Groupe LUNDIN HOLDINGS LIMITED, Société de droit bermudien, ayant son siège social à Cedar House, 41 Cedar Avenue, Hamilton HM12 (Bermudes) ». Elle aurait pu ajouter, pour l’anecdote, que Lundin Holdings Ltd. (Bermudes) est une filiale de Tenke Holdings Ltd. (Bermudes).

On allait « vérifier les statuts de LUNDIN HOLDINGS LIMITED en vue d’établir si BERMUDES, son siège social, n’est pas un paradis fiscal qui pourrait conférer à LUNDIN un statut de société écran, off shore […]. »

Heureusement que la question ne se pose pas à propos de Geovic Ltd. (Iles Caïmans).

A.L. mars 2007

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.

Recevez nos alertes

Recevez chaque matin dans votre boite mail, un condensé de l’actualité pour ne rien manquer.