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Comment sauver l’Afrique

18 juillet 2004

Si une petite partie des sommes englouties dans la « guerre contre le terrorisme » était investie dans le développement de certains pays africains, on bâtirait des piliers de stabilité pour tout le continent. En la matière, quelques grammes de prévention valent une tonne de thérapie.

Jeffrey Sachs, 50 ans le 5 novembre prochain, n’est pas un affreux gauchiste, encore moins un dangereux pyromane. Cet natif de Detroit, berceau de l’industrie automobile américaine, dirige le Centre pour le développement international de la prestigieuse université Harvard. Il a écrit des dizaines d’ouvrages et de rapports sur l’économie, le commerce international, la pauvreté, les réformes économiques en Pologne et en Russie, qui font autorité. Il préside, par ailleurs, la Commission macroéconomie et santé de l’Organisation mondiale de la santé, conseille plusieurs gouvernements d’Amérique latine, d’Europe de l’Est, d’Afrique et d’Asie. Depuis février 2002, il est conseiller spécial de Kofi Annan chargé de veiller, conformément aux objectifs fixés par la fameuse « Déclaration du Millénaire » adoptée par 160 chefs d’État et de gouvernement, en septembre 2000 à New York, à l’amélioration de la santé, de l’éducation, de l’environnement dans le monde, et à la réduction de moitié de « l’extrême pauvreté » d’ici à 2015.

Jeffrey Sachs, qui cumule les distinctions académiques et honorifiques aux quatre coins de la planète, est un homme réaliste et pétri de bon sens. Depuis des années, il répète, avec des mots simples, des exemples concrets, ce que tout homme raisonnable devrait admettre. Les échanges internationaux sont scandaleusement inégaux, la fameuse aide internationale n’est que feu de paille, un marché de dupes.

Pour lutter avec efficacité contre le sida, le paludisme, ou bien même contre le terrorisme, il recommande à ceux qui estiment être les « gendarmes du monde » les vertus de la prévention, qu’il préfère de loin à la « thérapie », surtout façon Bush. Il s’étonne, au passage, que les grands de ce monde, les États-Unis d’Amérique en tête, ainsi que les institutions de Bretton Woods, exigent de pays pauvres qu’ils se « serrent la ceinture », alors que l’écrasante majorité de leurs populations n’ont même pas de quoi s’acheter une… ceinture.

Il évite le piège de l’amalgame et des raccourcis fâcheux en reconnaissant les efforts louables accomplis, ces dernières années, par plusieurs pays africains, en vue d’assainir leurs économies, favoriser l’éducation, encourager les investissements, combattre le sida. Des pionniers, qui, pour toute récompense, n’ont d’ailleurs jamais vu venir la fameuse « prime » promise, à grand renfort de publicité, aux meilleurs élèves de la classe. Jeffrey Sachs propose, pour en finir avec cette situation scandaleuse, d’établir, comme cela a récemment été fait pour l’Afghanistan et l’Irak, une « estimation des besoins des pays africains », œuvre à laquelle, sans attendre, il s’est lui-même attelé, avec une petite équipe et de maigres moyens.

Jeffrey Sachs a beau être un homme de l’establishment et un distingué professeur à Harvard, il lui arrive, devant autant d’injustice et de cynisme, de perdre patience, sinon son sang-froid. Et nous avec lui. Début juillet, en marge de la troisième conférence au sommet de l’Union africaine, il a demandé aux États d’exiger l’annulation pure et simple de leur dette extérieure. « Aucun pays civilisé ne devrait demander à récupérer une dette de pays où les gens meurent de faim, de la maladie et de la pauvreté », a-t-il martelé.

Prévention ou thérapie ?

Ces dernières années, l’Afrique a pris de plus en plus d’importance au plan de la sécurité mondiale. Elle a servi de relais pour des attentats terroristes perpétrés aussi bien sur le continent lui-même qu’au Moyen-Orient. En Afrique de l’Ouest, de nouvelles perspectives de développement ont vu le jour avec la découverte de réserves de pétrole et de gaz offshore qui pourraient fournir dans les dix ans 25 % des importations d’hydrocarbures des États-Unis, et pourtant, l’exploitation transparente et méthodique de ces réserves est compromise par la violence et l’instabilité. El-Qaïda s’est, dit-on, immiscée dans le trafic du diamant en Afrique de l’Ouest, et fomente des insurrections au Sahel. Les gouvernements de pays comme l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda coopèrent étroitement avec les États-Unis pour combattre ces menaces. Mais la pauvreté, la faim et la maladie font peser sur la région des risques de désastres sécuritaires et humanitaires.

Dans la situation complexe où se trouve l’Afrique, quelques grammes de prévention vaudront une tonne de thérapie. Ces dernières années, les États-Unis ont fait un modeste don annuel de 4 millions de dollars à l’Éthiopie pour augmenter sa productivité agricole, mais ont dû envoyer 500 millions de dollars d’aide alimentaire d’urgence en 2003 lorsque les récoltes ont fait faux bond. Dans les années 1990, les États-Unis ont donné moins de 50 millions de dollars par an à l’Afrique pour lutter contre le sida, mais ils vont désormais dépenser 3 milliards de dollars par an pour combattre l’épidémie, qui a infecté plus de 50 millions d’Africains - 20 millions de morts et 30 millions de personnes séropositives.

Les dépenses de sécurité de Washington en Afrique dans le cadre de la récente Initiative sur le contre-terrorisme en Afrique de l’Est (East African Counterterrorism Initiative) ont bondi de 100 millions de dollars et pourraient bientôt dépasser largement l’aide au développement économique. L’Amérique a engagé près de 2 000 soldats dans le Corps expéditionnaire combiné de la Corne de l’Afrique (Combined Joint Task Force Horn on Africa), basé à Djibouti, et assure au Sahel une formation sur la sécurité et le renseignement. Mais les efforts purement militaires ne garantiront pas une sécurité à long terme tant qu’on ne s’attaquera pas aux problèmes fondamentaux que sont la faim, la maladie, la pauvreté et l’explosion démographique. Dans les conditions actuelles, une présence militaire américaine renforcée pourrait même facilement provoquer un choc en retour.

Les planificateurs stratégiques américains reconnaissent généralement la valeur de l’aide au développement économique après une guerre, comme le montrent les 20 milliards de dollars que l’Amérique envisage de dépenser en Irak et les 2,3 milliards prévus en Afghanistan. Mais lorsqu’il s’agit d’une aide au développement destinée à prévenir un conflit, on ne trouve presque jamais d’argent. La politique étrangère américaine est incroyablement déséquilibrée : elle alloue 450 milliards de dollars par an aux militaires et 15 petits milliards de dollars - au mieux - à l’aide au développement.

En dehors des cas d’urgence que sont l’aide alimentaire et les antirétroviraux, l’aide militaire, le service de la dette, ou l’argent versé aux consultants américains plutôt qu’aux pays africains, les États-Unis accordent à l’Afrique une aide au développement qui totalisera en 2004 moins de 1 milliard de dollars pour plus de 700 millions d’Africains. Quant au Compte du défi du millénaire (Millenium Challenge Account), budgétisé cette année à 1 milliard de dollars et qui doit être porté en 2006 à 5 milliards de dollars par an, il sera réparti sur l’ensemble du monde en développement. Quoi qu’il arrive, ce qui reviendra à l’Afrique ne suffira pas à financer ses besoins concernant les routes, l’énergie, l’eau potable, les installations sanitaires, les soins aux enfants, les écoles, les engrais et l’irrigation, et les autres investissements particuliers qui pourraient débloquer la croissance économique du continent.

Un plan avisé permettrait d’économiser une fortune en sortant l’Afrique du piège de la pauvreté, de la maladie, de la faim et de la violence, et en la fortifiant face au virus du terrorisme. Les États-Unis et leurs alliés doivent être conscients qu’il y a plusieurs pays africains bien gouvernés, où des investissements d’un niveau convenable alimenteraient plus le développement économique régional que la corruption et la mauvaise gouvernance. Des investissements précis et bien orientés dans la décennie à venir jetteraient les bases d’une croissance autosoutenue. Et les pays donateurs doivent se persuader qu’ils ont à portée de main des systèmes sous-utilisés qui pourraient apporter effectivement cette aide.

Trouver les bons partenaires

La première étape est de trouver des partenaires africains valables. En Afghanistan et en Irak, les États-Unis n’ont pas attendu qu’il y ait une « bonne gouvernance » pour lancer une aide au développement. Des dépenses ont été engagées malgré un climat d’une extrême violence, et ce bien que les gouvernements soutenus par les Américains à Bagdad et Kaboul n’aient guère d’autorité. En Afrique, l’opposition est beaucoup mieux lotie. Au niveau supérieur, la nouvelle Union africaine, avec son navire amiral du développement, le Nepad - le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique -, a mis en route un processus infiniment précieux, le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs. Jusqu’ici, seize pays africains y ont adhéré.

Un gouvernement national fort, appuyé par un examen des pairs, c’est une combinaison puissante pour améliorer l’action des dirigeants. En Afrique de l’Ouest, au moins deux pays occupant une position stratégique se signalent par une bonne gouvernance exceptionnelle : le Ghana et le Sénégal. L’un et l’autre sont des démocraties multipartites. L’un et l’autre sont dirigés par des présidents élus, à la forte personnalité et populaires : John Agyekum Kufuor et Abdoulaye Wade. L’un et l’autre pays ont un niveau d’éducation qui peut autoriser une stratégie hardie. L’un et l’autre ont passé avec succès l’examen des pairs. Et pourtant, l’un et l’autre sont très pauvres, parce qu’il leur manque les infrastructures clés et parce que les maladies y sont endémiques, en particulier le paludisme.

Autres pays de la région fort bien gouvernés et pourtant très pauvres : le Mali et le Bénin. Le Nigeria pourrait lui aussi franchir le cap de la bonne gouvernance. Le président Olusegun Obasanjo a hérité d’un État gravement corrompu lorsqu’il a accédé au pouvoir en 1999, mais il a su contre vents et marées améliorer la situation. Son nouveau ministre des Finances, Ngozi Okonjo-Iweala, qui fait l’admiration générale, a récemment mis en oeuvre une remarquable stratégie de réduction de la pauvreté, appuyée sur un système beaucoup plus rigoureux d’administration publique et de responsabilisation.

En Afrique de l’Est, il y a aussi plusieurs partenaires auxquels on peut s’intéresser. En Éthiopie et en Ouganda, des dirigeants africains ont pris à bras-le-corps deux pays où la situation était apparemment désespérée et les ont mis sur la voie du développement. Mélès Zenawi, le Premier ministre éthiopien, a sur le développement rural les idées les plus justes, et même les plus ingénieuses, que l’on ait eues dans l’histoire moderne de ce pays. En Ouganda, le président Yoweri Museveni a insufflé à son économie un tel dynamisme que c’est elle qui a la plus forte croissance de l’Afrique orientale, et son pays est le seul de toute l’Afrique qui ait fait ralentir la progression de l’épidémie de sida. Et cela bien que l’Ouganda soit totalement enclavé et doive faire face dans le Nord à une insurrection encouragée par des islamistes soudanais. Mélès Zenawi et Yoweri Museveni ont soutenu sans l’ombre d’une hésitation le combat de Washington contre le terrorisme, et ils ont l’un et l’autre passé l’examen des pairs.

À l’Est, le Kenya et la Tanzanie ont des gouvernements démocratiques et soucieux du développement, mais la pauvreté et le sida y font des ravages. Au Sud se trouvent deux autres pays bien gouvernés mais pauvres, le Botswana et le Mozambique. La situation du Kenya est particulièrement dramatique. Aux élections de 2002, l’opposition démocratique unie a chassé du pouvoir un clan profondément corrompu qui s’y accrochait depuis des décennies. Mais juste au moment où ce nouveau gouvernement prenait les rênes du pays, le département d’État américain a mis en garde les touristes contre les menaces terroristes qui pesaient sur le pays. La fréquentation touristique s’est effondrée et le gouvernement kényan s’est retrouvé en très grande difficulté.

Quelle que soit la liste des références - la Banque mondiale, Freedom House, Transparency International -, de plus en plus de pays africains ont une qualité de gestion et de gouvernance qui leur permet d’envisager un développement économique et de combattre le terrorisme. Mais ils manquent cruellement de moyens. Dans six de ces pays bien gouvernés, la situation des infrastructures est catastrophique. Ils n’ont pas les routes, l’électricité, le système de santé et de scolarité nécessaires pour échapper à la pauvreté. Sans ces infrastructures fondamentales, ils ne peuvent pas nourrir leur population, et encore moins attirer les investisseurs pour une croissance à long terme.

L’Ouganda lui-même, malgré les résultats économiques remarquables obtenus dans les années 1980, a connu une résurgence de la pauvreté. Sans une autoroute entre la capitale, Kampala, et le port de Mombasa, au Kenya, ainsi qu’un réseau de routes secondaires reliant cette autoroute aux villages, l’économie est prisonnière d’une camisole de force.

Identifier les besoins

La première mesure à prendre pour aider ces pays est de procéder à une « estimation des besoins » du type de celle que les Nations unies et la Banque mondiale ont élaborée à l’été 2003 pour l’Irak, à la demande de Washington. L’estimation pour l’Irak a été établie par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et une douzaine d’agences spécialisées de l’ONU. Ces agences ont fait une liste des besoins irakiens, secteur par secteur, en matière d’infrastructures et d’investissements. Les résultats ont montré que l’Irak aurait besoin d’environ 36 milliards de dollars sur quatre ans pour les routes, l’électricité, l’eau et d’autres priorités. Il aurait besoin de 20 autres milliards pour des dépenses dans des domaines plus « souples » comme les droits de l’homme et la culture. Le total s’élevait donc à 56 milliards de dollars sur quatre ans. Les États-Unis se sont pour l’instant engagés à décaisser environ 20 milliards de dollars. Pour l’Afghanistan, une évaluation de cet ordre, effectuée en avril 2003, a fait ressortir que le pays avait besoin de 27,5 milliards de dollars dans les sept années suivantes, et des engagements portant sur 8,2 milliards ont été pris pour les trois années à venir.

On n’a jamais procédé à ce genre d’estimation des besoins de l’Afrique. Ces dernières années, les pays africains ont simplement été invités par le monde riche à « vivre selon leurs moyens », si limités fussent-ils. Le FMI et la Banque mondiale ont été obligés de faire passer un message plus douloureux. Le mot d’ordre a été qu’il fallait « se serrer la ceinture » dans des pays où les gens n’avaient même pas de quoi s’acheter une ceinture. Les experts des institutions de Bretton Woods savent parfaitement qu’il n’y a pas de donateurs pour financer leurs programmes. Mais comme ces agences sont précisément dirigées par les gouvernements donateurs qui n’apportent pas le financement adéquat, il est rare qu’elles expriment publiquement leur mécontentement.

En tant que conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, j’ai demandé à mes collègues du Projet du millénaire (Millenium Project) d’entreprendre une estimation des besoins africains. Notre modeste équipe s’est engagée dans un processus très comparable à ce qui avait été fait pour l’Irak : relever secteur par secteur les insuffisances des infrastructures, dans le domaine social et en matière de ressources humaines, et calculer ce qu’il en coûterait pour y remédier dans des pays relativement bien gouvernés. Avec seulement une faible part de ce que l’Amérique dépense actuellement dans le domaine militaire et pour la reconstruction en Afghanistan et en Irak, il serait possible de sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes. Les besoins de financement annuel moyen pour la période 2005-2015 sont en gros les suivants.

Les infrastructures de base - routes, investissements dans la régénération des sols, disponibilités de l’eau pour l’arrosage, eau potable et installations sanitaires, combustibles modernes pour la cuisine - coûteraient environ 45 dollars par personne et par an entre cette année et 2015 - en faisant la moyenne des coûts par personne établis pour le Ghana, la Tanzanie et l’Ouganda. Les dépenses de santé fondamentales - pour la lutte contre le paludisme, le sida, la tuberculose et les maladies infantiles, pour les accouchements sans risques, l’alimentation et le planning familial - représenteraient 30 dollars de plus. L’amélioration de l’éducation primaire et secondaire augmenterait la dépense de 15 dollars par personne et par an. D’autres priorités importantes occasionneraient une dépense supplémentaire d’environ 10 dollars, portant le total des investissements nécessaires à environ 100 dollars par personne et par an.

Certains de ces besoins sont, bien entendu, couverts par les budgets nationaux, et une petite partie par les ressources personnelles de populations extrêmement pauvres. Au total, les dépenses locales pourraient représenter une quarantaine de dollars par personne et par an, si ces pays pauvres font pression - mais une pression qui ne soit pas autoritaire - pour mobiliser ces ressources locales. Les 60 dollars restants devraient être apportés par l’assistance internationale. Ces pays reçoivent déjà environ 10 dollars par personne et par an dans le cadre d’une aide portant sur ces priorités (le reste de l’aide est destiné à d’autres usages). La part des besoins non satisfaits s’élève donc à quelque 50 dollars par an et par personne. Si l’on applique ces calculs à six pays - l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya, l’Ouganda, le Sénégal et la Tanzanie - qui ont une population combinée de 180 millions d’habitants, on arrive à un total qui n’est que de 9 milliards de dollars en plus des formes d’aide actuelle, soit beaucoup moins que ce qui a été affecté au seul Irak avec ses 24 millions d’habitants.

Des pôles de stabilité

Cet argent pourrait-il être bien utilisé ? La réponse est « oui » sans hésitation. Dans ces six pays, les gouvernements sont stables. On n’y fait pas sauter tous les jours des ponts, des oléoducs et des poteaux électriques. Les six pays ont déjà préparé des plans détaillés, souvent ingénieux, pour accroître leurs investissements dans les secteurs clés. Le Ghana a sa Stratégie de réduction de la pauvreté (GPRS), l’Éthiopie son Programme de réduction de la pauvreté et du développement durable, et ainsi de suite.

Depuis l’Assemblée du millénaire tenue par l’ONU en septembre 2000, les pays à bas revenus ont été invités à « accroître » leurs ambitions pour atteindre les niveaux de réduction de la pauvreté fixés dans les Objectifs de développement du millénaire. On leur a dit d’élaborer un plan « Éducation pour tous » (Education for All, EFA), de lancer un projet « Recul du paludisme » (Roll Back Malaria, RBM), d’atteindre la proportion de trois sidéens soignés sur cinq (trois millions de séropositifs dans les pays pauvres soignés aux antirétroviraux à la fin de 2005, soit la moitié de ceux qui auraient besoin d’un tel traitement). Les pays bien gouvernés ont pris ces recommandations très au sérieux et ont dressé des plans détaillés qu’ils ont soumis aux donateurs. Mais les donateurs ont fait machine arrière après les attentats du 11 septembre 2001. Les plans de l’Afrique sont sur la table, pas l’argent.

Le GPRS du Ghana, pour ne citer qu’un exemple, explique très clairement les sources de la pauvreté rurale. Il établit un programme précis d’investissements sur cinq ans, pointant les besoins régionaux et proposant un calendrier pour les satisfaire. C’est une analyse de premier ordre. Mais les donateurs ont déclaré que ce programme était « irréaliste » - non pas par rapport aux besoins du Ghana, à son potentiel, à ses objectifs ou à ses plans, mais en fonction de ce que les donateurs étaient prêts à financer. Le GPRS a fait l’objet de quatre moutures successives, pour se conformer au « réalisme » des donateurs. Au total, il ne répond qu’à une fraction des besoins réels du pays.

Lorsqu’on aura fait la liste des pays stratégiques et bien gouvernés, défini des plans d’action et des besoins financiers relativement modestes, la dernière étape à franchir sera de mettre en marche un processus combinant les différents éléments. Un tel processus est facilement accessible, si les États-Unis veulent bien se détourner, ne serait-ce qu’un instant, de leur année électorale et de leurs soucis moyen-orientaux. La clé est une approche multilatérale de l’aide à l’Afrique, et les États-Unis sont le principal chaînon manquant d’une assistance multilatérale plus importante.

L’Association de développement international (IDA) de la Banque mondiale est le point central du remaniement et de l’expansion des flux d’aide. L’IDA est l’organisme d’aide au développement qui réussit le mieux dans le monde actuel, et elle peut encore être améliorée. Elle agit de cinq manières.

D’abord, elle assure le financement du plus important flux d’aide au développement à faible coût pour les pays pauvres, bien qu’à un coût encore trop élevé et en quantité insuffisante. L’IDA fait actuellement des versements de l’ordre de 8 milliards de dollars par an, dont 80 % de prêts à long terme à faible taux d’intérêt et le reste en subventions pures et simples.

Deuxièmement, l’IDA distribue ses fonds selon les priorités indiquées par les pays bénéficiaires.

Troisièmement, elle répartit équitablement l’argent des donateurs. Régulièrement, les vingt-deux pays riches donateurs insistent auprès des gouvernements bénéficiaires pour qu’il y ait des projets d’aide séparés qui offrent à chaque donateur la possibilité de se mettre en valeur. Avec l’IDA, cependant, les gouvernements donateurs acceptent raisonnablement de mettre leurs contributions dans un fonds commun qui permette d’appuyer la stratégie spécifique de chaque pays bénéficiaire.

Quatrièmement, l’IDA accorde ses contributions à un horizon de trois ans au lieu du cycle budgétaire annuel typique de l’aide bilatérale.

Cinquièmement, elle s’efforce de distribuer l’argent en fonction de la bonne performance, en s’appuyant sur des indicateurs de gouvernance et de gestion économique. Un contexte favorable Néanmoins, l’IDA doit se renforcer de quatre manières pour contribuer à débloquer la situation en Afrique. Point de loin le plus important : au lieu des 8 milliards de dollars actuels, il faudrait des programmes annuels de 25 milliards, dont environ la moitié irait à l’Afrique. En second lieu, l’IDA doit faire des dons plutôt que des prêts aux bénéficiaires les plus pauvres, c’est-à-dire presque tous les pays d’Afrique subsaharienne. Le gouvernement américain demande des dons plutôt que des prêts pour financer la reconstruction de l’Irak, de façon à ne pas en faire peser le poids sur les générations irakiennes futures : le même principe est encore plus valable pour l’Afrique démunie. Troisièmement, l’IDA devrait, avec les bénéficiaires de l’aide, mettre au point des stratégies qui aient un horizon assez lointain pour tenir jusqu’en 2015, date à laquelle ils sont censés atteindre les Objectifs de développement du millénaire. Quatrièmement, l’IDA peut et doit concentrer davantage ses efforts sur des interventions mesurables, vérifiables et prouvées - routes, régénération des sols, moustiquaires antipaludisme, pour n’en citer que quelques-unes - qui, combinées, permettent à un pays d’échapper à la pauvreté.

De fait, les conditions pour lancer des programmes ambitieux ne pourraient être meilleures qu’actuellement. Le prochain cycle triannuel de financement de l’IDA (IDA-14, couvrant les années fiscales 2006-2008) est actuellement en négociation entre les donateurs. Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs, de l’Union africaine, est en train de se mettre en place. La Grande-Bretagne va accueillir le sommet du G8, et le gouvernement de Tony Blair a fait clairement savoir que le doublement de l’aide au développement sera à l’ordre du jour. La Commission Afrique de Blair doit présenter son rapport au printemps 2005. Et, en septembre 2005, les chefs d’État et de gouvernement se réuniront à l’ONU pour faire le bilan des progrès réalisés en cinq ans, depuis l’Assemblée du millénaire. Seront-ils encore engagés dans une polémique acharnée sur une guerre fortement contestée ? Ou annonceront-ils que les pays pauvres bien gouvernés vont enfin s’associer avec leurs riches homologues pour aider le monde à se sortir de la violence, du terrorisme, de la maladie et de l’extrême pauvreté ?

Par Jeffrey Sachs Francis Kpatindé

© L’Intelligent 2003

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