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Expliquer et combattre la fracture ethnique

Par Daniel Moukoko-Maboulou

Au Congo, la problématique ethnique joue un rôle central dans le débat public et cela semble se renforcer depuis une vingtaine d’années. Si les thèmes ethniques prolifèrent dans les discours et les écrits des congolais, ils demeurent débattus de manière superficielle et contestable. Ceux qui rencontrent plus d’écho sont ceux qui prônent le repli sur soi, la division voire la "dissociété", éclairant ainsi l’ampleur de la fracture ethnique que connait la société congolaise.

Distribution ethnique des postes

La fracture ethnique, c’est-à-dire la dissension ou la rupture des liens interethniques peut s’observer à partir de divers faits notoires ou plus subtiles. C’est par exemple, un fonctionnaire (Mabiala) qui ne peut être affecté à Impfondo ou un autre, (Oko) qui ne peut l’être à Mouyondzi, pour des raisons liées à sa propre sécurité. Ou encore, les postes les plus valorisés dans les hiérarchies administrative et militaire, les plus grandes ambassades (Europe, USA, ONU, etc.) à l’étranger et les plus grandes entreprises publiques sont occupés ou dirigés par les filles ou fils de la même origine ethnique. Comme si tous les talents se trouveraient naturellement localisés dans une seule région !

Structuration dichotomique du Congo

Le Congo se clive et se "bipolarise" de façon inquiétante, entre d’un coté les populations du Nord et de l’autre coté celles du Sud, mettant ainsi en péril l’équilibre social -cohésion sociale- et donc l’unité nationale. Comment peut-on expliquer cette fracture ethnique ? Peut-on encore espérer la combler ?

La fracture ethnique peut avoir plusieurs causes, cependant, seule une analyse de l’évolution et du fonctionnement de la société congolaise peut nous aider à comprendre les raisons profondes des tensions latentes ou réelles entre les différentes ethnies. L’évolution de la société congolaise décrit globalement deux types de société : la société primitive ou traditionnelle et la société moderne. Ces deux types de société engendrent deux formes différentes de liens ou de solidarité entre les individus : la solidarité mécanique et la solidarité organique.

Les formes de solidarité

La solidarité mécanique s’exprime dans la société traditionnelle. Dans cette société, l’Etat central, la ville et la division du travail n’existent pas encore. L’occupation de l’espace se fait en fonction de l’appartenance ethnique. Chaque groupe ethnique occupe un espace géographique approprié et gère toutes les richesses naturelles qui s’y trouvent. L’homogamie est vivement conseillée afin d’assurer l’homogénéité du groupe -l’ethnie- et de garantir sa pérennité. C’est pourquoi les villages sont essentiellement composés des membres d’un même clan ou d’une même ethnie. Les différents groupes ethniques vivent les uns à coté des autres sans patrimoine commun et sans véritables liens sociaux. En effet, dans la société traditionnelle, c’est la proximité ou la ressemblance sociale -ethnique- qui détermine les liens entre les individus. Le Congo est alors une société désintégrée et ethnique, organisée autour de la famille, du clan, de la tribu, du village et dirigée par des chefs ethniques (patriarches) ; une sorte d’agrégation de microsociétés.
L’absence de patrimoine commun à toutes les ethnies et la répartition clanique ou ethnique du territoire n’accordent aucune chance aux conflits ethniques tels que nous les connaissons aujourd’hui. Chacun vivant chez soi, la cohésion sociale est donc naturelle, elle va de soi.

Effets de la modernisation

Il en va autrement dans la société moderne où s’exprime une solidarité organique. Au Congo la modernisation s’est opérée par la constitution d’un Etat central dont la mission est d’organiser la société, de construire une identité congolaise en substitution des identités ethniques et de gérer le patrimoine commun. Elle s’est réalisée de pair avec le développement des rapports marchands. Dans ce processus de modernisation, peu à peu les villes se développaient au détriment des villages, l’entreprise se substituait à l’autoproduction et la division du travail devenait la force motrice d’intégration sociale. Les réseaux routier, fluvial et ferroviaire assuraient la connexion des différentes localités, du nord au sud de l’est à l’ouest. Par conséquent, les forces économiques -la production, la consommation- établissaient des liens entre les individus et mettaient un terme à l’hégémonie des chefs ethniques et des villages comme forces d’organisation sociale. Les individus devenaient interdépendants et solidaires et ce quelque soit leur origine ethnique. Ce n’est pas la volonté ou le choix individuel qui permet les liens sociaux mais une contrainte économique : le travail. Les individus sont solidaires malgré eux, ils forment un tout -la société- dans lequel chacun est indispensable.
La ville, l’entreprise (le travail) et l’école, qui ont favorisé la cohabitation et le brassage des ethnies, ont de ce fait permis l’affaiblissement des ethnies en tant que forme d’organisation sociale et la construction de l’identité congolaise. C’est le chemin emprunté depuis des lustres pour construire une nation congolaise intégrée, l’on devait s’y tenir afin de garantir la cohésion sociale.

Activation des réseaux ethniques en ville

Cependant, dans cette société moderne, deux enjeux majeurs conditionnent l’équilibre social : le travail et la conquête du pouvoir. Le travail qui assure l’épanouissement de l’individu et son intégration sociale, se raréfie à mesure que la population des villes augmente. Les individus qui ont quitté leur village pour la ville et les jeunes diplômés déchantent, ils ne trouvent pas d’emplois ou connaissent des difficultés à en trouver. Dans ces conditions, l’activation des réseaux sociaux traditionnels, c’est-à-dire le repli sur ses semblables sociales ou ethniques, apparait comme l’ultime solution pour s’en sortir. Vulnérables et précaires, les exilés ruraux et les diplômés sans emploi constituent dès lors une véritable armée de réserve que les hommes politiques pourront utiliser le cas échéant dans la conquête du pouvoir. Comme en témoignent la composition des milices qui ont meurtri le Congo dans les années 1990, constituée essentiellement de ces "malheureux".
Ainsi, nous estimons que les tensions interethniques au Congo, réelles ou potentielles, ont une origine plutôt politico-économique, la raison ethnique n’agissant qu’à la marge. D’ailleurs, ces tensions sont parfois intra-ethniques dès que deux personnalités politiques majeures, de la même origine ethnique se combattent pour le pouvoir. En effet, les tensions ont été vives dans la période 1992-1997 entre les partisans de Milongo et de Kolélas ou entre ceux de Yhombi et de Sassou alors qu’ils appartiennent majoritairement à la même ethnie ou au même groupe ethnique. Le tribalisme n’est donc qu’une rhétorique, un leitmotiv des politiques dans leur lutte pour le pouvoir et qui fait des nombreux perdants à savoir le peuple dans sa diversité. Comment le combattre ?

Les solutions

L’équilibre social ne pourra s’opérer qu’à condition que la politique soit au service de tous les citoyens et que la production et la répartition de la richesse nationale soient profitables à tous.

Dans le domaine politique, mettre en place les conditions et les possibilités d’une alternance démocratique et apaisée, en condamnant sévèrement toutes les méthodes barbares (coup d’état) de prise de pouvoir et le clientélisme politique. Ce qui suppose, clarifier les sources de financement des formations politiques. L’Etat ne devrait financer que les partis ayant obtenu un certain nombre de suffrages aux dernières élections. Ce qui obligerait les formations politiques à se regrouper et permettrait d’évincer du champ politique celles -souvent les petites- qui alimentent le clientélisme et le tribalisme. La réduction du nombre de partis a le mérite de favoriser le brassage ethnique des militants alors que leur émiettement a tendance à privilégier les formations à forte identité ethnique. Ensuite, faire de la politique non pas un moyen d’enrichissement personnel et familial, mais un espace de débat d’idées nécessaire au développement économique et social. La lutte contre la corruption et une véritable politique de décentralisation vont permettre l’émergence d’une classe politique vertueuse et la désacralisation des pouvoirs d’un chef omnipotent.

Sur le plan économique, on sait : l’argent est le nerf de la guerre, et le Congo en est une bonne illustration. C’est la lutte pour le contrôle et la gestion de la richesse nationale qui exacerbe les tensions entre les ethnies et non leur supposée animosité. Il faut donc de meilleures politiques de production et de répartition de la richesse nationale. Celles-ci passent par la résorption du chômage -tarir la source d’approvisionnement en "combattants" des hommes politiques - une transparence dans les recrutement des agents de la fonction publique - recruter sur concours et non plus sur simple dossier comme cela se fait aujourd’hui-. Tout ceci permettra d’apaiser les tensions interethniques et de restaurer l’équilibre social.

En somme, les destins des congolais semblent liés de façon définitive depuis qu’ils se sont engagés dans la modernité : urbanisation, travail, instruction, etc. Les tensions ethniques sont réelles et il faut imaginer une solution qui, à la fois assure la cohésion sociale et préserve l’intégrité territoriale. La moralisation de la vie politique et le développement économique peuvent permettre d’y parvenir. Point besoin d’une présidence tournante prônée par les tenants de la "tribalité". Elle ne fera que déplacer les tensions ethniques à l’intérieur des régions. Le risque sera de favoriser la balkanisation du pays.

Daniel Moukoko-Maboulou alias Maboula-Ngounga, socio-économiste, Bordeaux,2011.

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