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"ALLEZ VOUS PENDRE !" Un texte d’opinion du romancier camerounais Patrice Nganang

Paru en langue allemande dans le prestigieux hebdomadaire Der Spiegel, c’est avec plaisir que j’ai sollicité auprès de mon confrère et ami Patrice Nganang la version française de ce texte qui ne manquera pas de vous interpeller et de nourrir les échanges... L’écrivain nous livre ici ses opinions sur les cinquante ans d’indépendance de l’Afrique. C’est peu dire qu’il secoue plusieurs cocotiers. Sommes-nous vraiment indépendants ? Peut-on échapper au jugement de l’Histoire ? Quelle est l’urgence actuelle pour le continent noir ? Autant de questions que se pose Nganang. Et il n’est surtout pas un partisan de la langue de bois...

(Photo : Patrice Nganang, par Doris Poklekowski)


Sur la route allant de Mutare à Masvingo, au Zimbabwe, le matin à dix heures, il n’y a presque pas de véhicules. Comment être surpris, avec le prix de l’essence qui change toutes les minutes. A Harare, les denrées minimales sont inachetables, car les salaires ne valent plus rien. En plus, les ¾ du pays sont au chômage. Le commun des dictatures, c’est qu’elles transforment des honnêtes gens en hyènes. Que faire ?

Le taux d’échange officiel de l’Etat qui refuse de reconnaître l’inflation est de 1USD pour 250 ZWD. C’est un taux cosmétique fixe, quand sur le marché parallèle, si 1USD s’échangeait pour 3.000 ZWD à mon arrivée dans le pays, en janvier, il est passé en mars à 13.000 ZWD. Avec une inflation aussi galopante, la plus élevée de la terre, les honnêtes retraités qui ne percoivent pas leur pension, les maitres d’école dont les élèves n’ont pas de livre, sont transformés en trafiquants de devises étrangères. La dimension de la chute donne des vertiges.

Dans ce pays au tourisme florissant il y a quelques années, même Great Zimbabwe, le monument plus important dans toute l’Afrique après les pyramides égyptiennes comme me rappelle Benjamin, le guide, n’attire plus personne. Benjamin, 23 ans et d’une intelligence vivace, aurait aimé étudier le droit, si son université n’avait fermé ses portes pour manque de fonds. De la majesté des pierres ciselées de cette haute civilisation dont il connaît tous les détails, les charognards regardent un pays qui se suicide, et dont le président se fiche.

’Allez vous pendre !’ voilà le conseil que Robert Mugabe a donné, lors de la visite de son collègue légitimement élu de Tanzanie, à ceux (‘les impérialistes’, l’Occident, les critiques etc.) qui dans le monde entier se sont écriés de la bastonnade que les forces de la police ont infligé le dimanche 11 mars aux leaders de l’opposition. Une bastonnade qui a laissé Morgan Tsvangirai avec plusieurs blessures au crâne.

Lui et ses collègues essayaient d’organiser une journée de prière nationale pour leur pays dans lequel toute forme d’association publique est interdite, et toute opposition taxée de criminelle par le pouvoir. Que quelques semaines plus tôt le même Robert Mugabe (photo) ait été l’hôte des cérémonies commémorant le cinquantenaire de l’indépendance du Ghana ne surprend pas, car le silence de ses paires africains, de l’Union Africaine, l’UA, et surtout de son puissant voisin, Thabo Mbeki, le président sud-africain dont le pays préside le conseil de sécurité de l’ONU, a le visage même du paradoxe dans lequel se trouve le continent africain, au moment ou le calendrier signale le début de son indépendance du joug colonial.
Un anniversaire est une occasion de célébration, pourtant avec le désastre zimbabwéen, comment croire que la première génération d’Africains née indépendante a déjà cinquante ans ? Comment croire qu’il y a cinquante ans, le 6 Mars 1957, Kwame Nkrumah réveillait le têtu colon avec les cloches joyeuses des matins d’une Afrique libre ? Le passage de Robert Mugabe du superstar de la politique à l’indépendance de son pays le 18 avril 1980, au dictateur sanguinaire d’aujourd’hui est pourtant le visage même de l’évolution de l’Afrique indépendante. L’implosion de la Somalie, du Soudan, du Sierra Leone, de la Cote d’Ivoire en des guerres civiles ; la sournoise transformation du sida en maladie typiquement africaine ; la scandaleuse acceptation de la pauvreté la plus abjecte à coté de l’opulence la plus démente au Nigeria, en Afrique du sud ; la succession de coups d’Etat au Burkina Faso, au Ghana, au Nigeria, en Mauritanie ; la passation héréditaire du pouvoir au Togo ; les génocides du Biafra, du Rwanda, du Darfour, sont là tous pour donner des leçons d’humilité aux fêtards, et pour dire que l’Africain né indépendant fête son cinquantenaire dans les chaotiques vestiges d’Etats ratés.

Le 6 mars 2007 commémore le début de l’indépendance du continent africain du joug colonial, or, le stationnement aujourd’hui encore de plus de 20.000 soldats français en Afrique, cela sans mandat de l’ONU, les interventions militaires de Paris au Tchad, en Centrafrique qui toutes installent ou maintiennent au pouvoir des potentats dont les populations ne veulent pas, quand elles n’essayent pas comme en Cote d’Ivoire, de renverser des présidents qui ont été élus ; voilà qui nous fait croire que l’Africain qui aujourd’hui souffle sur ses cinquante bougies a en fait encore les pieds enchaînés. Qu’il y a-t-il donc à fêter ? Qui se réjouit quand aujourd’hui encore, la cinquantaine de chefs d’Etats africains se regroupe autour de Jacques Chirac lors du sommet France-Afrique, et verse des larmes sur son départ qui en réalité annonce peut-être la fin de la francafrique mafieuse qui a fait tant de morts depuis les massacres au Cameroun en 1957 ?

Comment se réjouir, quand la logique de l’histoire qui a voulu que du Ghana en 1957 à l’Afrique du Sud en 1994 les pays du continent africain soient indépendants l’un après l’autre dans une abracadabrante succession, veut aussi qu’aucun de ces pays ne tire des leçons de la tragédie de son prédécesseur ? Quand le génocide du Biafra n’aura pas empêché trente ans plus tard à celui du Rwanda d’avoir lieu et encore moins à celui du Darfour de se dérouler sous nos yeux, comment se réjouir ? Quand c’est Kwame Nkrumah, celui même qui ouvrit le bal de la succession des indépendances qui, en se proclamant président à vie posa les balises de l’infamie qui par la suite produisit des caractères comme Idi Amin Dada, Bokassa I, Mobutu Sese Seko, Eyadema, et continue à en produire au Gabon avec Omar Bongo, au Cameroun avec Paul Biya, qui en fait doit-on célébrer ? Quand c’est au nom de la lutte contre l’impérialisme que Sékou Touré emplit jadis les prisons de chez lui, quelle intelligence doit-on féliciter parce que porteuse de la liberté africaine ?Les milliers de jeunes africains qui meurent aux portes de l’Europe en nous disant l’absence totale de futur sur le continent sont là eux aussi pour nous embuer la vue. Plus que quiconque, ils nous disent qu’il n’y a rien à célébrer quand, cinquante ans après l’indépendance du Ghana, un bateau plein d’Africains rêvant tous d’Espagne, d’Allemagne ou d’Italie sombre dans les eaux de la Méditeranée ! N’entendons-nous d’ailleurs pas déjà des voix qui regrettent la période coloniale, et qui, lorsqu’elles ne proposent pas une recolonisation de l’Afrique, suggèrent de mettre tout simplement le continent aux enchères ?

Les dimensions vertigineuses du désastre des Etats africains ne devraient cependant pas faire sombrer dans un pessimisme auto-flagellant. La vérité est que sur le continent, l’échec des Etats fait face à la dimension inouies de performances individuelles des Africains. Il est devenu entre-temps bien difficile à un Africain de vingt ans de s’imaginer que Nelson Mandela ait passé vingt-sept ans dans les prisons de l’apartheid ! Ayant grandi avec Koffi Annan, et même Boutros Boutros Ghali Secrétaires Généraux de l’ONU, il lui est difficile de s’imaginer qu’il y a cinquante ans seulement, la quasi totalité du continent africain était possession européenne ; de croire qu’il y a deux générations seulement, toutes les décisions concernant l’avenir du continent étaient prises sans écouter la voix des africains. Voilà pourtant des faits qui me font croire que nous les Africains nés apres les indépendances, sommes une génération bien chanceuse. Et cela veut dire que pour nous, il n’y a plus vraiment rien d’extraordinaire de se réclamer africain. Cela est devenu une évidence. L’évidence de notre indépendance, c’est aussi cela qui fait de la célébration du cinquantenaire un non-evenement, car il y a plus urgent à faire.

En cinquante ans, cela est indiscutable, l’Afrique a donné au monde des hommes et des femmes de valeur, dans les domaines les plus inattendus de l’intelligence humaine, des arts, des technologies de l’information aux sports. Mais le cinquantenaire nous aura montré aussi que l’indépendance de l’Africain, c’est autant son ouverture aux portes de l’excellence que son acquisition du droit à l’erreur. Et le droit à l’erreur est lié, lui, à une obligation à répondre de ses fautes. Or si l’histoire de l’Afrique contemporaine aura tout aussi été un infini cycle de stupidités, selon l’expression du prix Nobel de littérature Nigérian Wole Soyinka, jamais ceux qui sont au début de nos dégringolades n’auront été appelés à répondre de leurs actes.
De l’incroyablement longue série de tyrans que les indépendances africaines aura fabriquée, seul Charles Taylor répondra demain de ses crimes devant le TPI ! Quelle forfaiture continentale de la justice ! La certitude de devoir répondre de ses crimes n’aurait-elle pas donné un autre sens du politique à un Guillaume Soro en Cote d’Ivoire, lui qui est passé des charniers de Bouaké à ministre d’Etat ? N’aurait-elle pas donné une autre biographie politique à Blaise Compaoré, qui n’a jamais répondu de l’assassinat de Thomas Sankara, Norbert Zongo et de bien d’autres ? Que de vies auront été épargnées !

Mais voilà donc : il n’y a pas jusqu’à Mobutu Sese Seko qui sera mort tranquillement dans un lit, tandis qu’un Eyadema danse certainement en enfer de savoir que c’est son fils Faure Gnassingbé qui lui a succédé au Togo !

C’est à croire qu’est inscrite dans la conscience africaine une propension au pardon, qui dans la panacée des conférences nationales, puis des commissions vérité et réconciliation, fabrique peut-être les fleurs d’un futur possible en Afrique du sud, mais tragiquement tout aussi plombe l’avenir de nombre d’autres pays comme le Rwanda.
La véritable infamie, c’est que l’Africain né indépendant aura aussi grandi dans la banalité de l’injustice. Comme les poubelles qui jonchent les rues d’Accra, de Dakar ou de Douala, et qui à force d’être là ne sentent plus ! Ainsi la phrase ’allez vous pendre’, quand dite par leur président, ne révolte plus les populations zimbabwéennes, habituées qu’elles sont à de telles dérives ! De la police qui rackette dans les rues de Douala et tabasse des citoyens, transformée qu’elle est en chienne de garde de tyrans, au maître d’école qui soumet l’obtention des diplômes à Nairobi au droit de cuissage ; du fonctionnaire gabonais qui détourne les fonds publics au président de la République togolaise qui puise dans les caisses de l’Etat pour financer son parti politique ; du père qui bastonne ses enfants à la femme qui est privée de ses droits, ce qui est piétiné c’est la justice.
Ce qui en même temps est défait c’est la volonté citoyenne, l’initiative personnelle, l’inventivité, la subjectivité, le goût du risque, l’imagination et même le courage, bref, cela qui aurait été le socle de l’Etat dans un continent qu’on dit pauvre, mais dont la richesse véritable et inépuisable c’est pourtant la jeunesse de la majorité de sa population. Ce qui est défait, c’est aussi l’intelligence de chacun, dans un continent qui a le plus besoin de méninges, et que curieusement sa classe politique livre à la perpétuelle crétinisation !
Ce qui naît, c’est le règne de la peur : la peur d’oser l’inimaginable ; la peur de prendre des chemins autres que le commun ; la peur de ne pas suivre le dictat ou la norme ; la peur d’être original ; la peur de penser l’alternative ! Ce qui s’installe, c’est la logique maléfique de la pauvreté, et ce qui s’ensuit, c’est la fuite de ceux-là qui croient encore que l’intelligence c’est un capital immense, plus valeureux que l’or et le diamant, la fuite de ces quelques individus-là qui font que nous ne passions pas les cinquante années d’indépendance du Ghana dans la honte collective !

L’optimisme est notre élixir. Peut-on comprendre sinon les appels de pied pour mettre fin à toute tyrannie en Afrique tout comme les revendications démocratiques ? Peut-on comprendre le besoin de clarté du jeu démocratique là ou il est essayé avec un certain succès, au Sénégal et en Tanzanie par exemple, tout comme la volonté de liberté qui secoua le continent des années après les indépendances, sans prendre en compte le besoin de justice de ceux-là qui dans le plus profond de leur chair vivent les calamités de la dictature et piétinent dans les miasmes de l’injustice ? C’est que la justice est le ferment de la prospérité et de la paix. L’exigence de faire ceux qui ont livré leur pays aux charognards répondre de leurs crimes, c’est cela l’enjeu majeur. La surprise d’un Robert Mugabe et de ses compères, sera en effet de se rendre compte que ceux qui le critiquent à la fin ne se pendront pas, mais leur plus grande surprise sera toujours de se rendre compte que leur fin à eux est inscrite dans la logique de l’histoire africaine. Et cette fin commence toujours avec la revendication de cela qui fonde la liberté de chacun dans une Afrique indépendante : la citoyenneté de chacun.

Patrice Nganang/ Harare, 20 Mars 2007

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