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Abdourahman WABERI : présidentielle en France, enseignement aux Etats-Unis

Abdourahman Waberi (photo), écrivain franco-djiboutien, pose un regard sur l’élection présidentielle à venir. L’humour, sa marque de fabrique, est au rendez-vous. Celui que nous appelons affectueusement le « Nomade » a résidé pendant longtemps en Basse-Normandie qu’il me fit découvrir, prenant tout d’un coup des airs d’un président de syndic qui fait le tour de la copropriété en gueulant sur les travaux non votés lors de l’Assemblée générale et surtout de l’ascenseur de l’immeuble toujours en panne. Voilà, Waberi vit actuellement en Allemagne (Berlin) où il a reçu une des bourses destinées aux écrivains de renom. Il m’a invité là-bas aussi, mais je n’aime plus l’hiver depuis un moment. Donc je n’y suis pas encore allé. Pour gagner du temps, je lui ai dit d’apprendre d’abord l’allemand pour relire Le Tambour de Grass dans le texte !

Bon, je me réjouis parce qu’en septembre prochain, il gagnera les Etats-Unis où il enseignera la littérature francophone a Wellesley College, un des colleges les plus prestigieux du pays, juste à vol d’oiseau de Boston. Qui a donc dit que l’éloignement des auteurs "venus d’ailleurs et écrivant en français" avait pris fin ?


A la croisée des chemins

Ecrivain en résidence à Berlin, je vis depuis sept mois loin du bruit et de la fureur de la campagne présidentielle qui se déroule en France, mon territoire d’élection après Djibouti qui m’a vu naître au mitan des années soixante. Cependant j’ai beau me triturer la cervelle, je n’arrive pas à m’intéresser à cette campagne, à prendre au sérieux sondeurs, commentateurs et autres experts cathodiques. Pis, je ne sais pas encore pour qui je vais voter. Pourtant, il y a un peu plus d’un an, j’ai cru un temps le vieux pays de France enfin ( ?) réveillé. Qu’en est-il du feu qui embrassait les banlieues ? Des mémoires blessées ? Des signes avant-coureurs d’un vote de couleur ?

Flash back.

De la banlieue aux départements d’outre-mer, la rage a parfois la même rancœur pour fuel. Pas étonnant que des nombreux habitants de ces espaces se considèrent comme des sujets (post)coloniaux, francisés culturellement mais opprimés par la culture française dominante quand ils ne sont pas racialement brimés. Comme la métropole, secouée par plusieurs affaires comme celle de Dieudonné, le comédien franco-camerounais poursuivi pour ses inepties antisémites ou encore celle concernant Alain Finkielkraut et ses charges xénophobes contre les habitants des banlieues d’une manière générale et des Noirs et des musulmans en particulier (1), se débattait dans la confusion, la gronde était venue de la périphérie, de la lointaine France ultramarine. Et c’est le vieux poète de 94 ans, Aimé Césaire, chantre de la Négritude et ancien maire de Fort-de-France, qui avait sonné le pas de charge en déclarant : « Je n’accepte pas de recevoir Nicolas Sarkozy. (...) Je reste fidèle à ma doctrine et anticolonialiste résolu. Et ne saurais paraître me rallier à l’esprit et à la lettre de la loi du 23 février 2005 ».

Et l’affaire de prendre une tournure nationale. Le ministre de l’intérieur et futur candidat à la Président, M. Nicolas Sarkozy, se vit contraint et forcé d’annuler le voyage en Martinique qu’il avait prévu le 07 décembre 2005. Les Martiniquais descendirent en nombre dans la rue pour dénoncer ce qu’ils appelaient « la loi de honte ». La fièvre mémorielle figeait le pays tout entier. Le risque d’une guerre de mémoires était plus que réel. Le morcellement du corps national semblait entamé : mémoire de rapatriés de l’Afrique, mémoire des Harkis, mémoire de l’Holocauste, mémoires des fils et filles des descendants d’esclaves. Litanies des crimes passés. Pour ou contre Napoléon. Concurrences des victimes, craignaient les uns. Solidarité des mémoires, préconisaient les autres comme les romanciers antillais Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, touchés en pleine chair par cette crispation fulgurante. A l’autre bout du spectre, les conservateurs décomplexés par le succès médiatique de Nicolas Sarkozy sur les questions de l’immigration et de la sécurité et les républicains les plus nationalistes (de Chevènement à Charasse en passant par l’omniprésent Gallo), s’estimaient les représentants de la majorité silencieuse et se comportaient comme les seuls garants des vertus de la République. Ils faisaient assaut d’alliance pour dénoncer ceux qu’ils désignaient du doigt en les qualifiant de « communautaristes ».

Après onze mois de soubresauts, reculades et de polémiques tous azimuts, le Président Chirac abrogea, de guerre lasse, le fameux décret du 23 février 2005. Le communiqué de l’Elysée fut sobre : « Le Président de la République considère que la loi du 23 février 2005 rend un juste et nécessaire hommage à tous les Français rapatriés et aux combattants de toutes origines de l’armée française. Mais le deuxième alinéa de l’article 4 suscite des interrogations et des incompréhensions chez beaucoup de nos compatriotes. Il convient de les lever pour retrouver les voies de la concorde. La Nation doit se rassembler sur son histoire ». L’affaire était close, du moins officiellement. Des personnalités appelés à la rescousse, des comités mis sur pied pour réfléchir sur la place du passé colonial et esclavagiste dans l’enseignement, la lutte contre les discriminations ou la construction d’un musée sur l’esclavage (confiée au Martiniquais Edouard Glissant). Le comité sur la mémoire de l’esclavage présidé par l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé, et dont le rapporteur est l’historienne réunionnaiseFrançoise Verges remet son rapport à M. Jacques Chirac. Il a été décidé que la France allait commémorer l’abolition de l’esclavage le 10 mai, date anniversaire de l’adoption à l’unanimité par le Sénat de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité, le 10 mai 2001, à l’instigation de Christiane Taubira, député de la Guyane. Les apparences étaient sauves et une page était tournée. Reste tout le reste. Reste la force du réel à jour.

Ellipse

Charte pour la diversité, politique des quotas, parité, discrimination positive etc., les mots viennent de faire leur entrée dans l’espace public. Plus ardue sera la traduction dans les faits dans un pays où la gent féminine est encore largement absente à l’Assemblée nationale (d’où le messie qui a nom Royal) ou à la tête des grandes entreprises. Pourtant, les outils intellectuels pour penser la mixité, l’égalité, la laïcité ou la justice sociale n’ont jamais fait défaut, je songe à la notion de « droits de cité » (Etienne Balibar), aux « lois de l’hospitalité » (Jacques Derrida) pour ne prendre que des exemples récents.

Clap de fin

A coup sûr, la prochaine décennie sera décisive, quel que ce soit le futur locataire de l’Elysée. Soit l’on inventera au présent et non sans difficultés une France multiculturelle, conviviale, laïque et plus égalitaire. Soit l’on s’acharnera à labourer une province gauloise mélancolique et statique. Recroquevillée sur elle-même. Soliloquant sur son destin rabougri.

Abdourahman A. WABERI

1. Alain Finkielkraut, « prophète de la haine et du sentiment » selon l’expression du politiste de l’université de Witwatersrand, Achille Mbembe, a provoqué une série de controverses pendant le mois de novembre (cf. Sylvain Cypel, « La voix très « déviante » d’Alain Finkielkraut au quotidien Ha’aretz », Le Monde, 24 novembre 2005).

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