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Achille Mbembe fait parler Célestin Monga : la rencontre de deux des plus grands intellectuels africains contemporains

Comment penser l’Afrique ? De la famille africaine, des artistes, des intellectuels, de la critique et des évolutions de la création ?
Achille Mbembe initie des échanges avec les intellectuels africains, le tout étant publié par la suite dans le grand quotidien camerounais, Le Messager. Le premier de ces entretiens a été réalisé avec Célestin Monga. Achille nous l’a envoyé. Nous avons rajouté les sous-titres - à la place des questions d’Achille - et raccourci le document afin d’installer un confort de lecture dans le cadre d’un blog.
L’intégralité de l’entretien (avec les questions) est toutefois actuellement disponible sur le site ami africultures.com.
Pour mémoire, rappelons qu’Achille Mbembe (en photo en haut), est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud) et à l’université de Californie à Irvine (USA). Célestin Monga est, quant à lui, Lead economist et Conseiller du premier vice-président de la Banque mondiale (Washington, D.C., USA).

Les deux ou trois questions qui, dans la vie africaine contemporaine devraient se poser.

Supposons qu’un observateur venu de la planète Mars débarque aujourd’hui sur terre et observe l’Afrique en comparaison aux autres continents. Idée saugrenue, mais peu importe. Il aurait du mal à réconcilier ses impressions dans une synthèse cohérente.
D’un côté, il verrait des gens matériellement plus démunis qu’ailleurs. Il noterait que beaucoup d’Africains sont comme des personnages de Fernando Pessoa. Ils existent sans le savoir. Ils sont comme un intervalle figé entre leurs rêves et ce que la vie fait d’eux. Ils sont une moyenne abstraite et charnelle entre les turbulences du quotidien et la vie en pointillés qui les étouffe. Ils paraissent étrangers à leur propre conscience. Leur itinéraire ne leur appartient pas et leur destin se construit en marge d’eux-mêmes. Et ils sont surpris de découvrir accidentellement l’humanité de leur voisin. Pourquoi ? Parce que l’Afrique souffre de quatre déficits profonds qui se renforcent mutuellement : le déficit d’amour-propre (self-esteem) et de confiance en soi ; le déficit de savoir et de connaissance ; le déficit de leadership ; et le déficit de communication.
D’un autre côté, notre expert Martien serait surpris de constater que les Africains sont, malgré tout, les habitants les plus optimistes de la terre. Ils ont développé un art de vivre qui leur permet de dompter la souffrance et de rire de leurs malheurs. N’empêche : le diagnostic final de l’expert venu d’ailleurs serait globalement préoccupant, car les civilisations africaines ont perdu beaucoup de terrain depuis quelques siècles. Ayant voyagé à travers la galaxie, il nous mettrait en garde : toute chose a besoin de maintenance et de réparation. Tout comme les montagnes qui finissent par s’écrouler, les civilisations s’évanouissent lentement si on ne leur insuffle pas assez d’énergie.

Célestin Monga

Nous sommes donc confrontés à quelques interrogations : comment nous libérer de l’état d’esprit qui consiste à se mépriser et à négliger l’Autre au point de croire que ce dernier n’existe pas ? Comment changer les représentations que nous avons de nous-mêmes et des autres ? Quels citoyens africains voulons-nous produire pour devenir enfin les sujets de notre propre histoire, et non simplement l’objet de nos fantasmes et de ceux des autres ? Quel dessein avons-nous pour nos sociétés ? Quel doit être le mode d’emploi de notre vie ?
La famille et le système éducatif constituent, pour moi, les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Les relations au sein de beaucoup de familles n’aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté, ou à saisir les opportunités que la vie leur offrira. Prisonniers de leurs propres parcours, piégés par des histoires de villages, de jalousies familiales, de querelles d’héritage, de rivalités futiles dues à l’ignorance et la crédulité, certains parents ne savent pas offrir à leurs enfants les choses les plus importantes pour leur développement, à savoir un amour inconditionnel et la confiance en eux-mêmes. Nous connaissons tous des gens qui attribuent toutes les difficultés de leur vie à la sorcellerie d’un oncle malfaisant ou au mauvais sort que le voisin leur aurait jeté. Ce n’est évidemment pas avec cet état d’esprit que nous sortirons de notre mentalité de victimes pour revendiquer notre place dans un monde compétitif et globalisé.
Quant au système éducatif, il n’a pratiquement pas changé depuis l’époque coloniale. Sa principale fonction est toujours de fabriquer des fonctionnaires semi-illétrés auxquels on délivre des parchemins purement décoratifs - un peu comme les médailles du Vieux Nègre Meka - pour en faire des auxiliaires de la post-colonie. Si nous parvenons à améliorer le fonctionnement de nos familles et le contenu du système éducatif, nous cesserons de vivre au hasard et l’expert Martien, qui nous rendra visite dans quelques décennies, observera que nos sociétés ont su se régénérer et organiser leur système de maintenance.

Famille africaine, individualisme, collectivisme

L’opposition que certains font entre individu et famille est un peu superficielle et trop mécanique. La crise du sens dont souffre l’individu en Afrique est fortement corrélée à celle de la famille ou du groupe qu’il prétend représenter. Ces deux entités sociales ne sont pas indépendantes l’une de l’autre.

Le familialisme, que je définirais comme l’exploitation égoïste et caricaturale des relations de famille et des dynamiques de groupe à des fins individualistes et parfois sectaristes, découle des dysfonctionnements de notre société, de la pauvreté, et de l’implosion de nos systèmes de valeurs. Nos familles sont souvent écrasées par la misère, ou hantées jusqu’à l’obsession par le syndrome du dénuement. Dans un tel contexte, la fin justifie les moyens. Au sein même des familles, l’individualisme prend les formes les plus insidieuses. On utilise l’étiquette du groupe pour faire avancer son agenda personnel.
Dans beaucoup de familles, on n’accorde par exemple qu’une importance limitée à un parent malade. C’est à peine si on lui rend visite à l’hôpital. Mais dès qu’il décède faute de soins et d’attention, c’est le grand cirque. Chacun se déchaîne pour manifester sa compassion. On organise un grand concert de pleureuses. On court acheter le meilleur costume et le cercueil le plus cher pour son enterrement. On lui organise des funérailles non pas à la noix de kola et au vin de palme mais au vin rouge, au whisky et au champagne. Des millions sont dépensés auprès des restaurateurs-traiteurs pour des orgies collectives. Certains vont même s’endetter pour animer le spectacle. Car en réalité, c’est l’occasion non pas vraiment de célébrer la mémoire de la personne décédée, mais de montrer à tout le village qu’on n’est pas n’importe qui, et qu’ “un grand n’est pas un petit”. Cette étrange économie de la mort confirme bien que nos priorités sont à l’envers.
Une autre illustration de ce familialisme pervers est la banalisation de la violence contre les femmes et contre les enfants. On s’accommode de raccourcis éthiques de toutes sortes. Les parents ferment les yeux sur n’importe quel comportement de la part des enfants si cela peut leur permettre de sortir de la misère. Ils ne se posent pas de questions sur l’origine de la fortune de leur fils qui devient un “Feyman”, ce d’autant plus que les enfants sérieux, qui se contentent d’aller à l’école, obtiennent des diplômes leur garantissant seulement le chômage.

Les multiples niveaux de compréhension de la famille africaine

Il y a d’abord le concept lui-même, qui est toujours un peu flou, et ne s’accommode pas toujours des descriptions académiques que l’on trouve dans les ouvrages de sciences sociales. Les économistes et les statisticiens butent sur ce problème lorsqu’ils tentent de réaliser des sondages auprès des ménages africains. Les définitions de la famille deviennent beaucoup plus élastiques qu’ils ne l’imaginaient sur le papier. Ceci est dû au fait que la notion occidentale très restrictive de famille dite moderne (un couple et ses enfants) est relativement nouvelle et inopérante dans nos sociétés.
Un deuxième niveau de compréhension est la matérialité de ce que chacun de nous considère comme étant sa famille, ses fonctions sociales, son efficacité économique, les relations de pouvoir au sein de cette structure non seulement entre hommes et femmes, mais également entre générations, entre lignages, etc.
Il y a enfin le fait troublant qu’est la conjonction des silences autour de la famille africaine. Silence social lié à une sorte de pudeur mal placée : nos sociétés n’aiment pas trop parler d’elles-mêmes. Silence politique à cause du déficit d’idées nouvelles qui caractérise le débat public au sein d’une classe politique obsédée par le pouvoir et par la jouissance. Silence académique parce que ceux qui élaborent les programmes scolaires et universitaires sont souvent des Nègres complexés, dont le seul objectif est de recopier bêtement les concepts qu’ils ont mal digérés lorsqu’ils préparaient leurs thèses de doctorat à Paris.
Ces silences conjugués nous empêchent de comprendre que nos difficultés économiques et politiques reflètent avant tout une grave crise des systèmes sociaux. Il suffit de voir la violence des conflits souterrains au sein des familles, entre parents et enfants, ou même le délabrement de la vie des couples. Pas besoin de statistiques pour mesurer de l’ampleur du désastre ! Parce que les parents ont parfois eux-mêmes manqué de bons repères, beaucoup de jeunes grandissent dans des familles qui ne les préparent pas à assumer les deux principales responsabilités de la vie, à savoir établir une vraie relation de couple avec le conjoint pour former une famille stable, et élever des enfants en leur inculquant l’éthique du travail, les vertus de l’amour et du respect de l’autre. Les taux officiels de divorce restent relativement faibles en Afrique parce qu’ils sont mal recensés, et aussi à cause des pressions économiques, socioculturelles et religieuses qui forcent certains couples à rester ensemble même lorsqu’il n’y a plus ni amour, ni respect mutuel.

Le statut de la critique dans l’Afrique contemporaine. Les lieux où s’opère cette critique. Ses formes. Son impact potentiel

Elle prend diverses formes, mais c’est dans les actes les plus banals de la vie quotidienne et dans les arts et le sport que la subversion est la plus corrosive - et la plus insidieuse. Elle fait sauter le couvercle, la chape de plomb que plusieurs siècles de déficit d’amour-propre ont imposé aux Africains. Elle y parvient en nous faisant entrevoir d’autres possibilités. Car pour un Africain, l’ambition d’excellence est une attitude hautement subversive.

Des exemples ? Certains vont sauter au plafond en m’entendant dire que Roger Milla a apporté sa contribution dans le déclenchement du processus de démocratisation au Cameroun. Qui ne se souvient de sa performance à la coupe du monde de football de 1990 ? C’était un défi à l’ordre établi, un acte audacieux de proclamation que les temps avaient changé. C’était sa manière à lui d’interpeller les Africains en leur disant qu’ils devaient croire en eux-mêmes et ne plus avoir peur de rêver. Prenons un autre domaine, la musique.

Au début des années 1970, Manu Dibango compose Soul makossa et arrache un disque d’or aux Etats-Unis. C’était sa manière de mettre les pieds dans le plat, de s’aventurer sur un terrain où nous n’avions pas le droit d’évoluer, de crier à la face du monde que nous refusions désormais d’être des citoyens de deuxième classe.

Manu Dibango

L’on pourrait en dire autant du travail d’un couturier comme Alphadi, qui est d’abord un mode de reconquête de notre amour-propre, un acte d’indocilité - pour reprendre un thème que tu as bien étudié. Ce n’est d’ailleurs pas le fait du hasard que Nelson Mandela se fait habiller par Alphadi ou par le couturier burkinabè Pathé O. De même, Laurent Gbagbo rechigne ostensiblement à porter des vêtements de Pierre Cardin ou de Francesco Smalto. C’est probablement sa manière à lui de mener la dernière bataille de Dien Bien Phu.

Dans un autre registre, la musique africaine exprime de plus en plus clairement une critique sociale qui ressemble fort à l’insoumission. Les compositions du Congolais Lokua Kanza, de l’Ougandais Geoffrey Oryema ou du Camerounais Richard Bona symbolisent bien ce désir de dissidence. C’est pareil dans la peinture et le cinéma. Aucun dictateur intelligent ne devrait dormir tranquille en regardant un tableau de Pascale Marthine Tayou ou Les Saignantes, le dernier film de Jean-Pierre Bekolo, qui constituent des satires féroces de notre manière d’exister. En fait, parce qu’il élargit l’imaginaire des peuples et a un impact profond sur les consciences, l’art africain aujourd’hui est une menace bien plus grave pour le système oppressif que n’importe quel discours d’un leader de parti d’opposition.

Roger Milla, sportif et/ou ambassadeur itinérant d’un régime parmi les plus corrompus au monde ?

Je ne pense pas qu’il faille juger quelqu’un sur l’idéologie supposée de son employeur. Si l’on empruntait ce chemin escarpé, certains esprits malfaisants te reprocheraient par exemple de travailler pour une université sud-africaine qui défendait l’apartheid et le racisme il y a seulement quelques années. Toi et moi serions d’ailleurs dans des situations comparables puisqu’il faudrait alors que je m’explique sur l’idéologie supposée de chacun de mes 11.000 collègues de la Banque mondiale. Ce qui serait évidemment bien au-delà de mes talents.

Roger Milla

Je dirais que les régimes politiques et les bureaucraties ne fonctionnent pas comme la Rose-Croix ou la franc-maçonnerie. Ce qui compte, c’est de garder sa liberté de jugement et sa distance critique, et de ne pas être prisonnier ou chantre d’un système. Roger Milla n’a rien à prouver. En ces temps de globalisation et de marketing, il est même une source potentielle de devises et un des meilleurs produits d’exportation dont notre pays dispose. L’on devrait utiliser son image pour vendre le café, le cacao, le coton, le bois, les vêtements, ou même les logiciels que l’on produit dans notre pays. Le Cameroun gagnerait pas mal d’argent en mettant simplement sa photo sur tout ce que nous vendons à l’étranger.

La musique africaine et le sacré

En Afrique, la musique a toujours servi le sacré et ambitionné de réguler et de rythmer l’ordre social : on chante à l’occasion de la naissance d’un enfant, de la célébration d’un mariage, ou à la mémoire des morts. On chante aussi à l’occasion des semailles et des moissons, ou pour exprimer notre allégeance à Dieu.
Depuis la période coloniale, les instances de pouvoir ont tenté de contrôler l’usage de la musique. Mais les artistes ont toujours trouvé le moyen d’esquiver cet embrigadement. C’est la raison pour laquelle chez nous, la musique ne s’est jamais contentée d’émouvoir. Elle a toujours voulu parler, même lorsqu’elle semblait silencieuse ou instrumentale. Elle peut être douce et lénifiante comme celle de Cesaria Evora ou chargée d’une violence tellurique comme celle de Mbilia Bel, Angelique Kidjo, Bailly Spinto ou Gino Sitson. Dans tous les cas, elle nous offre l’infrastructure émotionnelle dont nous avons tous besoin pour résister aux traumatismes de la vie.

La notion d’intellectuel africain

Les artistes illettrés qui font du reggae ou du couper-décaler dans les faubourgs d’Abidjan dans l’espoir de changer la société ivoirienne sont-ils des intellectuels ? Les diplômés au chômage dont le nombre augmente chaque jour dans les rues des grandes villes africaines, sont-ils des intellectuels ?

Les “grands professeurs”, les “docteurs Machin” que les partis uniques d’hier payaient pour mettre leur compétence au service de la répression et qui, aujourd’hui encore, prescrivent l’obscurantisme sur nos chaînes de télévision nationales sont-ils des intellectuels ?

Un mathématicien Sénégalais qui réside à Londres, se voudrait un amateur de cuisine chinoise, écoute exclusivement la musique de Beethoven et se nourrit de philosophie française est-il un intellectuel africain ? Un professeur sud-africain de danse moderne installé à Broadway qui ambitionne de penser la vie sociale à New York à travers une œuvre inspirée de Gershwin et de Maurice Béjart est-il un intellectuel africain ?

Un écrivain congolais ayant étudié en Russie, installé en France et n’ayant pas remis les pieds dans son pays natal pendant trente ans est-il africain ? Si l’intellectuel africain existe, comment s’exprime-t-il et quels critères et cadres d’analyse doit-on utiliser pour cerner, évaluer et juger son engagement ?

Et puis, a-t-on le droit de juger de l’engagement social d’autrui ? Qui serions-nous pour énoncer des hypothèses de bonheur social et prescrire une manière unique d’être Africain - et une seule façon de voir ? L’intellectuel africain a-t-il un devoir de participation à la gestion des affaires publiques ? A-t-il un devoir d’influence sur

Chinua Achebe

la direction que doit prendre le mouvement social - ce qui suppose un postulat de compétence ? Le cadre africain est-il plus forcément “éclairé” que les populations au nom desquels il parle ? Dispose-t-il de la légitimité et de la confiance nécessaires pour légiférer au nom du continent, comme se demande ironiquement Chinua Achebe ? Nous ne sommes pas les seuls à nous buter sur ces questions. De Julien Benda à Edward Said et à Fabien Eboussi Boulaga, les représentations de l’intellectuel n’ont cessé d’être questionnées.

Pour moi, finalement, un intellectuel est quelqu’un qui ambitionne d’élargir les frontières du stock de connaissances dans le but de donner plus d’épaisseur à nos vies, ou de nous pousser à prendre nos responsabilités. Travaillant sur des idées, il met la réalité en concepts. Il confronte les orthodoxies et les dogmes au lieu de les produire et de les gérer. Il garde l’esprit ouvert et pose les questions les plus embarrassantes à la société et à lui-même.

Pour une critique intellectuelle novatrice ou transformatrice

Les lieux où s’exprime une critique “intellectuelle novatrice ou transformatrice” ne sont pas statiques. Ils ont évolué au rythme du chaos de notre histoire socio-politique. Pendant l’époque coloniale, ce sont surtout les syndicats, les mouvements d’étudiants comme la Feanf, et les partis politiques indépendantistes qui hébergeaient la réflexion critique.

Il y a eu ensuite l’euphorie des années soixante : beaucoup d’intellectuels africains avaient été grisés par les indépendances que le Général De Gaulle nous a généreusement accordées après avoir annoncé à Alger : “Je vous ai compris”... Ils se sont endormis brutalement, comme sous une cure d’opium. C’est surtout à la fin des années 1960 et pendant la décennie 1970 qu’ils se sont réveillés. Certains se sont alors réfugiés dans des universités comme celles de Dakar (Sénégal), d’Ibadan (Nigeria) ou de Makerere (Ouganda). D’autres ont continué de publier auprès de maisons d’édition comme Présence Africaine, Maspero ou Zed Books, ou encore dans des revues académiques comme Ethiopiques et Abbia. Des cercles de réflexion, et parfois même des cafés littéraires ont parfois vu le jour.

Aujourd’hui, la critique intellectuelle la plus pointue est enfouie dans les journaux africains, dans les blogs de l’Internet, et dans quelques revues académiques au tirage malheureusement confidentiel. Il y a également quelques voix rauques et discordantes sur les campus universitaires ou dans des maisons d’édition dont les ouvrages sont hors de prix. L’audience et l’impact de cette critique sont donc limités. Pour être percutante, elle devrait investir les lieux de grande écoute comme les nouvelles chaînes de radios et de télévision, s’infiltrer dans les programmes scolaires, et pactiser un peu mieux avec des vecteurs de communication populaires comme le cinéma ou le théâtre. Sinon, elle continuera d’apparaître comme la triste rengaine d’intellectuels aigris, et donc comme une forme d’agitation exotique et destinée à l’autocélébration.

Nombreux sont ceux qui, récemment, n’ont cessé de me dire : “Eh bien, la critique telle qu’elle est faite par les intellectuels ne mène à rien ; elle ne débouche sur rien”. Derrière ce scepticisme se trouve l’idée selon laquelle cette critique est de l’ordre de “l’idéel” alors que ce dont on a besoin, ici et maintenant, c’est d’“action directe”. Serions-nous donc en train de faire l’expérience d’une culture dominante où la seule réalité concevable est celle qui résulte de l’action directe et immédiatement “utile” ? Comment expliquer ce déplacement culturel et ce scepticisme à l’égard de la pensée et ce “désenchantement” à l’égard de la figure de l’intellectuel ? Et puis, jusqu’à quel point peut-on continuer d’opposer “critique intellectuelle” d’un côté et, de l’autre, ce que l’on met sous le terme “transformation pratique” et presque sans “médiation” aucune ?

Cette tension et ce questionnement existent dans toutes les sociétés. Le problème se pose avec plus d’acuité chez nous d’abord parce que la production intellectuelle tarde à se libérer de l’héritage intellectuel encombrant de la décolonisation. Rechignant à faire l’inventaire du nationalisme, beaucoup de nos chercheurs restent prisonniers d’une dichotomie stérile : soit ils concentrent leurs efforts à hurler leur dépit à ceux qui nous ont longtemps opprimés, soit ils ambitionnent de séduire et impressionner leurs anciens professeurs. Résultat : notre réflexion se détache rarement des contingences de la colère historique et du besoin de séduction.

Enfin, les intellectuels africains évoluent trop souvent en solo. Enfermés dans leurs minuscules tours d’ivoire, communiquant rarement entre eux, ils jouent chacun leur partition et apparaissent comme des singletons qu’on écoute par inadvertance, juste pour se distraire. Je le vois notamment chez les économistes. Repus de leur gloire solitaire et dérisoire, ils se contentent de pérorer chacun dans son coin, comme des âmes damnées. Ils sont donc incapables de susciter le mouvement d’idées qui seul permettrait d’enclencher le type d’interrogations et de secousses sociales dont nous avons besoin.

Bien sûr, certains grands producteurs d’idées sont parvenus à initier le mouvement, à concilier une critique intellectuelle sophistiquée et l’action pratique. C’était le cas de Cheikh Anta Diop, qui avait même créé un parti politique non pas pour devenir Président du Sénégal mais pour promouvoir des idées - à la fin, il ne se présentait même pas aux élections. C’était également le cas de Mongo Beti, qui écrivait des romans extraordinaires tout en animant la meilleure librairie de Yaoundé, ainsi qu’un groupe de paysans dans son village. Tout le monde ne peut pas faire la même chose. Mais nos intellectuels pourraient au moins établir des réseaux puissants de réflexion, d’échanges et d’action. Ils pourraient s’organiser de façon plus rigoureuse, créer des associations un peu plus dynamiques, et institutionnaliser des moments de rencontres sous la forme de symposiums ou de forums annuels où l’on discuterait des thèmes d’intérêt général, des grands chantiers de notre devenir.

Lorsque Pascal Lissouba était président de la République du Congo, il insistait pour que sa photo officielle de chef d’Etat porte la mention “Professeur”, parce qu’il avait traîné pendant quelques années comme un obscur enseignant de laboratoire dans une université de troisième ordre en France.

Beaucoup de cadres africains n’ont jamais pu vaincre ce complexe de l’inutilité, ce déficit d’existence qui les pousse constamment à exiger que le peuple les prenne au sérieux. Ils passent leur temps à proclamer qu’ils ont étudié à l’étranger et que de ce fait, la société leur doit une rémunération. Sanglés dans leurs costumes sombres dans la chaleur de Brazzaville ou de Douala, ils insistent pour que l’on sache qu’ils portent une cravate de chez Hermès et qu’ils sont de grands connaisseurs des vins de Bordeaux. Ils sont comme ces alcooliques qui auraient besoin d’une bonne cure de désintoxication.

L’anti-intellectualisme s’explique d’abord par le fait que le public africain a tendance à confondre “intellectuels” et “diplômés” - ce n’est pas la même chose. Beaucoup de ceux qui réclament bruyamment l’étiquette d’ “intellectuels” le font surtout pour accéder à des positions de pouvoir. Certains rejoignent même les gouvernements qu’ils n’ont cessé de critiquer, et en deviennent les serviteurs les plus zélés. Le public n’est évidemment pas dupe de ces caméléons qui font de la transhumance politique.

Les intellectuels africains et l’école coloniale

Une autre explication de la méfiance qui existe à l’égard de ceux que l’on appelle souvent abusivement les “intellectuels” est le fait qu’ils reproduisent souvent, de façon mimétique, les rudiments de ce que l’école coloniale leur a appris. Ce faisant, ils nous proposent des représentations de nous-mêmes qui ne nous aident pas à conceptualiser efficacement nos problèmes.
L’oppression a laissé de larges cicatrices dans l’âme de beaucoup d’intellectuels africains. Même lorsqu’ils croient s’être émancipés, ils demeurent sans le savoir prisonniers des fantasmes des autres. Ils ne se valorisent que dans le regard de l’autre, du maître. Ils n’existent qu’à l’échelle du mépris dont ils sont l’objet. Ils ont tellement internalisé l’humiliation qu’ils abdiquent leur humanité, parfois même sans en être pleinement conscients.
C’est pourquoi beaucoup d’entre eux se définissent uniquement à travers leurs titres académiques.

C’est aussi pour cela que le travail de Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, que je trouvais un peu excentrique lorsque j’étais moi-même un stupide étudiant à la Sorbonne, me paraît aujourd’hui essentiel. Si nous voulons sortir de la crise du regard dont parle souvent Jean-Marc Ela, nous devons engager un débat vigoureux sur le regard que nous portons sur nous-mêmes. Car, à plusieurs égards, les représentations de soi déterminent la manière dont on conçoit la réalité. Chacun de nous est, en fin de compte, ce qu’il croit être ou ce que les autres l’ont convaincu d’être.

Les formes de la “critique radicale”

La grosse question à l’intelligentsia africaine est celle-ci : comment penser l’Afrique après le Rwanda et la Sierra Leone ? Comment survivre à la “pulsion génocidaire” et la tentation à mutiler des enfants qui habitent beaucoup de monde chez nous ? Comment penser dans des pays affamés ?
C’est vrai qu’un aspect important du problème est au-delà de la sphère politique. La vérité politique, si tant est qu’elle existe, est probablement circonstancielle et donc éphémère. Le poète Novalis disait que chaque Anglais est une île. Je dirais que chaque Africain est une forêt. Nous sommes tous capables de créativité et de stoïcisme, mais souvent piégés par une telle dose de paranoïa que nous sommes aussi doués pour l’autodestruction. Cet inconfort psychologique explique le taux très élevé d’insécurité et de jalousie de certains Africains aussi bien que le nivellement par le bas qui fait que beaucoup d’entre nous préfèrent souffrir plutôt que de s’accommoder de l’idée que quelqu’un d’autre “réussit”. C’est aussi la raison pour laquelle les Africains excellent sur le plan individuel, mais ont beaucoup de peine à travailler collectivement.

De ce point de vue, le succès des équipes de football comme “Les Lions indomptables” ou “Les Éléphants” peut avoir des vertus sociales pédagogiques. Nous devons dompter nos peurs pour arracher notre place dans ce que Senghor appelait le “rendez-vous du donner et du recevoir”. Beaucoup d’Africains le font d’ailleurs avec succès. Je pense par exemple à Cheikh Modibo Diarra, qui quitte son Mali natal pour aller accumuler un grand savoir scientifique à la Nasa, et revient le faire partager avec des milliers d’enfants d’Afrique. Je pense au musicien Vincent Nguini, qui s’est imposé comme le chef d’orchestre de Paul Simon, dont il a transformé, enrichi et ressuscité le travail. Je pense à Were-Were Liking, dont l’œuvre inspirée des mythes africains est en train de bouleverser l’écriture théâtrale francophone.

Pour moi, ces gens-là ont en commun leur volonté de s’attaquer de front aux quatre déficits que j’ai mentionnés tout à l’heure, et d’exalter l’éventail de nos possibilités dans un monde ouvert et globalisé. Leur travail va bien au-delà de ce que tu appelles le “transformisme”.

Sexualité, tabous

Il y a beaucoup d’hypocrisie dans le discours public sur la sexualité. D’un côté, notre société prétend valoriser un corpus éthique qui place un tabou sur le sujet. La sexualité est présentée comme le vecteur par excellence de la procréation. On la réduit au mariage et aux obligations conjugales, on l’enrobe d’une grande signification spirituelle. L’Etat prêche l’austérité sexuelle et des lois sont votées pour permettre aux autorités de s’infiltrer dans la sphère de la vie privée du citoyen. On cultive aussi une méfiance officielle à l’égard des plaisirs jugés non conventionnels ; on insiste sur leurs effets corrosifs sur l’âme et le destin de chacun. D’où l’inquiétude collective devant tout ce qui peut être considéré comme une démocratisation intolérable des pratiques sexuelles “contre-nature”.

Pourtant, d’un autre côté, on entretient avec frénésie le culte des plaisirs sexuels les plus loufoques, que l’on pare même de vertus mystiques. Les fantasmes collectifs tournent autour de la sophistication des techniques de jouissance. D’où l’engouement pour la pornographie, une des industries les plus prospères en Afrique. Le caricaturiste Popoli m’a raconté que ses bandes dessinées que le public s’arrache volontiers sont celles qui racontent les histoires de sexe les plus pimentées...
Tout ceci relèverait simplement de conversations de bars s’il n’y avait un aspect politique à cette question. En réalité, les tentatives autoritaires de moralisation de la société à travers la réglementation de l’activité sexuelle reflètent deux problèmes : la sexualisation de la politique et la politisation du sexe. Comme le sexisme hier, l’homophobie est utilisée aujourd’hui pour exorciser la peur de cet autre qui serait caché en nous. Elle sert de “préservatif” pour protéger une certaine conception de la virilité. Le sexe est instrumentalisé comme un outil de sélection, d’exclusion et de domination, comme un vecteur de pouvoir. Dans la version anglaise de mon livre Anthropologie de la colère, j’ai longuement discuté la notion de misère affective - notamment celle des femmes - qui, bien plus que la misère sexuelle, reflète le peu de souci que nous avons de l’autre.

La biologie et la psychologie nous apprennent que l’homosexualité est un phénomène naturel (hormonal probablement, voire génétique dans certains cas). Il n’y a donc pas de socle moral pour discuter de la validité des orientations sexuelles d’un individu.
Le problème en Afrique est que l’homosexualité, tout comme l’hétérosexualité d’ailleurs, s’énonce surtout comme une mode pouvoiriste, un rite de passage pour accéder aux cercles du pouvoir, une secte activement managée. Parfois, elle semble être un passeport pour gravir les échelons de la haute administration ou pour se faire de l’argent. Mais on n’a pas besoin d’être homosexuel pour utiliser son anatomie comme arme de pouvoir. Pour faire carrière dans certaines entreprises, beaucoup de jeunes femmes doivent se soumettre aux fantasmes sexuels du directeur. A l’université et dans les lycées, certaines étudiantes s’offrent aux professeurs pour passer leurs examens.
Plus que les conduites sexuelles entre adultes, c’est la question des rapports de pouvoir et des critères de validation des individus dans l’ordre social qui me paraît importante. La liberté de comportement est un merveilleux cauchemar, car son bon usage repose sur l’illusion que chacun de nous dispose du libre-arbitre. Or, ce n’est jamais le cas. Chacun d’entre nous approche un problème avec ses préjugés, ses fantasmes, le bagage de son passé, bref sa subjectivité. Il faut en être conscient pour garder l’esprit ouvert.

Epucuriens et jouisseurs

C’est vrai que la libération des désirs et la propension à la jouissance et aux plaisirs fugaces crèvent les yeux. C’est d’ailleurs toujours le cas dans les sociétés totalitaires lorsqu’on entrouvre le couvercle d’une marmite bouillante longtemps fermée. On a l’impression de voir des épicuriens et des jouisseurs partout. On l’a vu ailleurs dans le monde, notamment dans la Russie de l’oligarchie à l’époque de Boris Eltsine ou en Argentine après la fin de la dictature militaire. On commence à observer le même phénomène dans les grandes villes de la Chine d’aujourd’hui, notamment à Shanghai. Mais l’arbre que constitue l’hédonisme des nouveaux riches ne doit pas cacher la forêt du stoïcisme de la majorité de la population.

Revenant à notre contexte, je dirai que l’ascèse est en réalité la religion quotidienne de la plupart des Africains. Tenez : A presque quatre-vingts ans, Mami Madé, ma pauvre grand-mère, continue de se lever tous les matins pour aller taquiner une terre ingrate avec sa houe, jusqu’au coucher du soleil, tout cela dans l’espoir de rapporter quelques tubercules ou des grains d’arachide à la maison pour nourrir ses arrière-petits enfants. Des millions d’autres femmes africaines s’imposent quotidiennement ce type de rituel, sous la pluie et sous le soleil, juste pour survivre. L’on ne saurait confondre cette majorité silencieuse avec les quelques élites bruyantes et artificielles qui roulent en grosses cylindrées dans les rues trouées de Douala ou de Kinshasa en écoutant des sonates de Mozart, simplement pour se cultiver une image.

La musique africaine contemporaine

Deux choses. D’abord, sur le plan de la musicologie - par quoi j’entends le contexte dans lequel s’énoncent les musiques d’Afrique, les savoirs auxquels elles renvoient, leurs discours, leurs significations - l’éclosion des genres depuis le début des années 1980 est époustouflante. Il y a trente ans, Francis Bebey opposait les musiques traditionnelles (classiques) africaines à ce qu’il appelait la musique africaine de variétés. Cette lecture un peu schématique suffisait pour offrir un bon panorama des musiques d’Afrique. Aujourd’hui, elle ne suffirait pas à restituer la profusion et l’explosion de créativité sonore qui secoue le continent. Il est désormais presque impossible d’esquisser une typologie cohérente des genres musicaux africains. Les clivages et les parcours ne sont d’ailleurs pas une affaire de générations : il est difficile de réconcilier ce que font des artistes comme Coumba Gawlo, Rokia Traoré, Zap Mama ou K-Tino, qui sont pourtant à peu près du même âge !

Koffi Olomidé

L’épicentre de la nouvelle chanson africaine des variétés est probablement Koffi Olomidé, le Grand Mopao. Je conseille souvent à mes amis de s’offrir un de ses vidéoclips pour les jours où ils se réveillent de mauvaise humeur. c’est pétillant et ça décoiffe. Les maquillages des danseuses sont délibérément grossiers, les costumes bigarrés sont délicieusement agressifs pour surligner leurs rondeurs, les coiffures font sauter les tabous, comme pour faire un clin d’œil aux voyeurs qui regardent. La chorégraphie est inventive et pleine d’humour. Elle mime sélectivement nos vies désarticulées. Et il y a la gestuelle ample et élégante de Koffi lui-même, sa voix chaude, grave, majestueuse, qui vous inocule la joie de vivre dès les premières syllabes. Ce n’est pas un grand chanteur au sens technique du terme puisqu’il n’évolue pas sur plusieurs octaves. Mais par ses seules intonations, il vous assure que vous n’avez rien à craindre et que tout ira bien...

Par ailleurs, beaucoup d’artistes n’ont plus honte d’ancrer leur travail dans l’univers musical dit traditionnel : les Toumani Diabaté et autres Thomas Mapfumo sont désormais très nombreux. A partir de leur terrain familier, ils engagent sans complexe le dialogue avec les autres cultures. Hugh Masekela a réalisé des alliages audacieux entre les musiques d’Afrique australe et le jazz. Pierre Akendengue procède à un délicieux cocktail des mélodies de la forêt gabonaise et des harmonies de Jean-Sebastien Bach. Ray Lema, compositeur congolais dont l’inspiration effervescente vient tout droit de la forêt, peut travailler aussi bien avec un orchestre philharmonique bulgare qu’avec des musiciens de rock anglais ou avec des rappeurs français. Au niveau des textes également, les changements sont énormes. La sentimentalité larmoyante qui séduisait mes parents dans les chansons de Tabu Ley Rochereau ou de Prince Nico Mbarga a cédé la place à l’algèbre poétique d’un Lokua Kanza ou à la déconstruction du langage d’un Lapiro de Mbanga.

Ensuite, sur le plan de la théorie musicale - je veux parler de la structure et de l’esthétique des musiques africaines, des formes sonores en quelque sorte - la diversité des démarches est tout aussi évidente : il suffit, pour cela, de comparer les partitions d’une chanson de Lady Smith Black Mambazo avec celles d’une création d’Ali Farka Toure et vous aurez le vertige. Regardez la subtilité avec laquelle le contrepoint - la cohabitation de plusieurs lignes mélodiques - est utilisé dans les opéras yoruba d’Akin Euba ou dans les compositions épiques zoulous de Mzilikazi Nkumalo. Comme

Ali Farka Touré

quoi Fela Anikulapo Kuti peut dormir tranquille : la contestation musicale a pris des formes très élaborées.
J’ai pris la musique, mais j’aurais pu prendre le football, le roman, la peinture, les arts et l’esthétique en général. Dans tous ces domaines, tu montres bien que les transformations auxquelles on a assisté depuis vingt-cinq ans à peu près indiquent clairement que tant de choses peuvent être changées, même si la plupart nous sont présentées comme inaccessibles. Je prends ces aspects de la créativité africaine pour deux raisons. D’une part, il me semble qu’il faut absolument réengager le débat esthétique en Afrique. La discussion sur ce que j’appellerais “le système des formes” est au point mort depuis la disparition de Senghor, et ce malgré les efforts de gens comme Simon Njami, Godefroy Bidima, Okwui Enwezor, Salah Hassan ou, plus récemment, Sarah Nuttall...

De la littérature africaine contemporaine

Le renouvellement des formes me paraît être une dimension essentielle de l’esthétique africaine contemporaine, notamment dans le domaine littéraire. Je lisais récemment Verre cassé, le dernier roman d’Alain Mabanckou. Il est écrit d’une seule phrase, ce qui ne l’empêche pas de toucher de manière oblique une infinité de thèmes.
J’ai encore à l’esprit Temps de chien d’Alain Patrice Nganang, dont le personnage principal est précisément un chien. J’ai l’impression que tous ces nouveaux auteurs bousculent la syntaxe de l’imaginaire francophone. Ils le font sans céder aux sirènes de l’exotisme primaire. Ils le font avec le même sens de l’urgence et la même dose de dignité décontractée qu’Aimé Césaire déployait pour faire reculer les frontières de la poésie classique à la fin des années 1930.
Je ne parlerai pas de Sami Tchak qui, tout en suivant sa propre démarche, est peut-être sur orbite pour succéder à Sony Labou Tansi dans l’ordre littéraire francophone ; ou encore de Gaston-Paul Effa qui allie une esthétique stylistique rigoureuse, sans concession, et la douce violence avec laquelle il traite du thème de l’amour maternel. De tels talents n’ont pas d’équivalent dans la littérature française d’aujourd’hui.

En fait, pour la plupart des écrivains africains, le renouvellement des formes va de pair avec une audace thématique sans limites, même si celle-ci conduit certains de nos auteurs à flirter avec des sujets qui risquent d’alimenter certains clichés que les Occidentaux les plus paresseux se font au sujet de l’Afrique. Je pense par exemple à Leonora Miano, qui explore les mécanismes psychologiques de l’obscurantisme et même du cannibalisme dans son roman L’intérieur de la nuit. La densité des littératures africaines, des musiques ou des arts plastiques est indéniable.

© Le Messager, Mbembe Achille et Monga Célestin

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