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"Black France" de Dominic Thomas, une approche nouvelle de l’immigration...

Au moment où paraît aux Etats-Unis son livre très attendu, "Black France" - que nous avons chroniqué pour la revue Transfuge (numéro à paraître en janvier 2007, en France chez tous vos marchands de journaux) -, nous avons demandé au Professeur Dominic Thomas de présenter pour nos intervenants et visiteurs les grandes lignes de ce livre qui devrait faire date dans les études francophones et les études africaines, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France (lorsque le livre sera traduit). Le Professeur Dominic Thomas (photo) est responsable du Département des Etudes Francophones à l’Université de Los Angeles (UCLA) dans laquelle nous enseignons depuis cette année. Nous lui avons donc posé la question suivante :

Le terme "mondialisation" est désormais à la mode, et pourtant il est loin de faire l’unanimité. Votre livre arrive au bon moment, clarifiant au passage les choses sous l’angle de la "présence noire" en France. Pourriez-vous nous développer le "nerf" de ce livre et ce qu’il apporte à ce jour ?


En fait, que l’on soit satisfait ou non de la pertinence du terme anglo-saxon “globalisation” ou par celle du terme français “mondialisation” pour cerner et décrire la nature des relations humaines au début du 21ème siècle, le fait demeure que les discours culturel, économique, politique et social sont définis par une série d’interprétations opposées concernant les liens qui existent entre le local et le global. Dans le cadre d’une recherche approfondie de ces phénomènes complexes, la France est peut-être le pays le plus intéressant, étant donné la spécificité avec laquelle se construit le processus visant à définir ce à quoi pourrait ressembler un “hexagone” global.

Toute une série de développements témoignent de la pertinence du débat : la remise en question de l’américanisation - évoquons par exemple les références à l’impérialisme de Mickey Mouse, la coca-colonisation et plus récemment la Starbuckisation de la France-, le processus de décolonisation de la France post-Empire, les politiques de l’immigration et la montée d’une politique d’extrême droite, la tension entre le souci de souveraineté et l’intégration à la communauté supra-nationale de l’Europe, la sécurité mondiale avant et après le 11 septembre, et la paradoxale “colonisation à l’envers” de la métropole. De nouveaux types d’immigration et de productions culturelles au sein des communautés postcoloniales françaises ont créé des structures socio-culturelles différentes, et redéfini simultanément les paramètres de la “francité”.

En considérant la question “noire” en France, il faut bien entendu examiner toute une série d’influences, et surtout dans le contexte francophone. Des liens historiques marquent encore aujourd’hui la présence de l’influence française. Comme l’a indiqué Salman Rushdie, “le mot "immigré" signifie toujours immigré noir”. En se penchant sur la question noire en France, il faut aussi élargir le cadre de manière à prendre en considération la présence Afro-américaine (Richard Wright, James Baldwin, Josephine Baker), le mouvement de la négritude, le rôle qu’ont joué Frantz Fanon, Senghor, Césaire, Léon Gontran Damas, les étudiants africains, de même que les organisations universitaires et syndicales. Ainsi les écrivains noirs américains n’ont pas été ignorés en 1956 à l’occasion du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne. Paris s’est progressivement transformée en capitale culturelle, connue pour le Jazz, la danse, et la musique, tout comme en France aujourd’hui nous pouvons identifier une influence importante de la culture mondiale noire (à la fois anglaise et américaine) : en témoignent d’ailleurs le mot “branché” qui sert à décrire ces manifestations (artistiques, sportives, en Hip-Hop et en Rap) et le mot anglais “black” plutôt que “noir” - un mot lié à une référence coloniale réductrice et à une série de stéréotypes péjoratifs.

La juxtaposition des mots “Black” et “France,” dans le titre de mon livre, cherche à souligner de manière provocante la tension liée à cette construction. Dans ma conception de cet espace, la distinction que nous offre Achille Mbembe entre “territoire” et “lieu” nous est utile : “Un lieu, comme nous l’a signalé Michel de Certeau, représente une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité. Alors que le mot territoire est constitué fondamentalement d’un croisement de mobiles - animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient.”

Le calcul du nombre d’Africains sub-sahariens en France exige une analyse approfondie des mécanismes même qui pourraient permettre cette tâche - mécanismes qui, à leur tour, servent d’indicateurs sur les politiques de l’immigration et les exigences des principes fondateurs de la République française. Comme nous l’a bien montré Michel Wieviorka, le parcours étymologique est tout à fait révélateur puisque nous sommes passés de la catégorie initiale de “travailleurs immigrés” aux “Arabes,” “Beurs,” et “Blacks,” introduisant donc “une transition qui va d’une définition sociale de l’immigration vers une définition ethnique, nationale, et raciale, qui trahit un phénomène complexe qui renvoie à l’exclusion, la stigmatisation, et au racisme.”
Plutôt que de dégager de ces propos une formule qui insisterait sur une crise de l’identité française et républicaine, cherchons à identifier les multiples critères qui ont contribué à la transformation du terrain culturel, politique et social de la France, tout en accélérant les mouvements transversaux entre l’Afrique et la métropole.

En réalité, les autorités françaises dénoncent la notion du multiculturalisme à cause de ses liens historiques et indissociables avec le contexte américain où le discours sur les droits civiques et individuels protègerait les citoyens au-delà des impératifs communautaires de l’État républicain, puisqu’en France le souci premier concerne l’intégration et l’assimilation vers l’idéal de la francité. La mission coloniale était justement fondée sur la tentative d’établir des prototypes culturels français - dans ce cadre, les Franco-africains se sont vite rendus compte du fait que cet objectif n’était pas envisageable. Leur statut de sujets colonisés inscrivait une identité double et permanente, tout comme les minorités ethniques sont aujourd’hui reléguées aux banlieues marginalisées et à la périphérie de la francité. L’ironie vient du fait que la marginalisation de ces groupes a créé des ghettos que les Français associent à la politique multiculturelle américaine - réduisant ainsi la validité des critiques françaises à ces pratiques américaines.

Mon analyse dans Black France tente d’explorer la pluri-dimensionalité de la migration afin d’arriver à des conclusions plus précises sur les flux migratoires et le bilatéralisme des relations franco-africaines. C’est pour cette raison qu’il faut absolument élargir le cadre de nos recherches afin de prendre en considération les diverses contributions faites par les Africains ou les Français d’origine africaine en France, et de corriger du même geste tout discours qui tenterait de réduire ou de dissimuler ces contributions.

Qui donc, comme nous l’a indiqué Balibar, appartiendrait au collectif “nous” dans le “peuple” de l’Europe au début du 21ème siècle ? L’Afrique et la France partagent une histoire - celle des Français en Afrique et des Africains en France - des relations qui ont toujours transformé les identités culturelles et démographiques de ces espaces. Plutôt que de concevoir ces mutations comme une menace, cherchons à souligner l’histoire constitutive des ces parcours indentitaires. Nous partageons la responsabilité méthodologique d’insister sur l’importance d’abandonner le modèle uni-linéaire et monolithique de la narration historique de la France. Car, si la France répond à ce défi, si la France reconnait que les traces du passé imprègnent et fécondent toujours les trajectoires partagées du futur, et bien cela permettra peut-être enfin à la France “noire” d’être un jour moins une couleur et davantage une “expérience.”

Dominic Thomas, Black France : Colonialism, Immigration, and Transnationalism, Bloomington : Indiana University Press, 2007, 305pp.ISBN : 0253218810

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