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Brazzaville (2) : Lettre ouverte au Ministre de la Culture du Congo

Monsieur le Ministre,

J’avais au départ songé à refuser le Tam-Tam d’or que vous m’avez remis en qualité de « l’Homme culturel de l’année 2005 ». C’est ce qui explique mon grand retard à cette remise de « trophée », car j’ai longtemps discuté avec des amis qui m’ont dissuadé d’adopter cette attitude de la chaise vide. Il reste que, quelle que soit la satisfaction qu’un tel honneur pourrait m’inspirer, je n’ai pas la conscience tranquille, et encore moins l’âme au repos lorsque je regarde le tissu culturel de ce pays et que je retrouve sur le visage des jeunes le désarroi sans cesse croissant. J’ai donc décidé de vous adresser cette lettre ouverte comme une bouteille à la mer, une lettre qui n’aurait pas de sens si je l’avais écrite hors du pays, dans la tradition de ces opposants politiques pussillanimes en quête de reconnaisance et qui ne grognent que sur les bords de la Seine...

Je ne pose pas ici un acte de politique politicienne - et si cet acte est toutefois politique, c’est parce que la culture est forcément guidée par nos autorités qui, quoi qu’il en soit, devraient répondre in solidum et hic et nunc de sa bonne ou mauvaise santé. Je reste ouvert à la discussion, et je tiens des propositions en vue de sauver ce qui peut l’être encore et de remuer les consciences endormies depuis un certain temps sur le prétendu prestige d’une culture pourtant en débandade et d’un paysage de désert des Tartares...

Le survol - certes à vol d’oiseau - de notre pays dans lequel je me trouve ces jours-ci me sensibilise sur le déficit actuel de notre culture, et nous ne pouvons plus longtemps fermer les yeux sur une situation aussi catastrophique pour un pays qui a été pendant longtemps l’unité de mesure des Lettres de la région. Où allons-nous ? Quel avenir proposons-nous aux jeunes qui viennent me sommer de répondre à moult questions tous les jours devant mon lieu de résidence ? Ce sont des jeunes qui errent et qui sont au bord de la déperdition. Certains n’ont jamais touché un livre et peuvent au moins, à juste titre, nous qualifier « d’écrivains par ouï-dire » grâce, là aussi, à quelques interviews qu’ils écoutent par le biais de Radio-France Internationale, aux émissions diffusées par TV5 ou les chaînes françaises - la télé et la radio nationales congolaises, quant à elles, demeurant sourdes à la chose culturelle et privilégiant les gesticulations simiesques de quelques groupes folkloriques et la lecture soporifique des communiqués nécrologiques, quand ce n’est pas un reportage sur quelques chiens batékés écrasés par une mobylette d’occasion... Est-ce cela la page culturelle de ces médias ?

Je passe sur le fait que les autorités ont tourné sans vergogne le dos à un des événements d’une importance plus que salutaire : Les Rencontres du livre vivant de Brazzaville, la première édition de cette manifestation dont l’écho a été signalé, non pas par la presse locale... mais par des organes internationaux dont Livres Hebdo, en France. Un des locaux administratifs de votre Ministère fut longtemps loué aux "hommes de Dieu". Déloger ces nouveaux prophètes autoproclamés ne fut pas une mince affaire. Ces prophètes n’ont jamais lu L’Esprit des lois de Montesquieu, et comment comprendraient-ils le principe élémentaire de la séparation des pouvoirs, de l’Eglise et de l’Etat ?
Nous avons installé par conséquent une bibliotheque à cet endroit. Dieu saura sans polémiques comprendre notre urgence de pauvres pécheurs et ne nous écartera pas du chemin qui conduit au Paradis pour cette petite querelle de lézards. Les amis qui interviennent sur mon Blog ont retroussé les manches et ont participé à la création de ce lieu de culture sous la direction du Français Francis Le Hérissé. Nous participons donc à cette manifestation d’inauguration avec bonheur, nous entourant de jeunes qui vivent leur expérience de la culture à travers cette modeste rencontre. Nous savons que la voie qui est la nôtre est celle du sauvetage de nos acquis culturels du Nord au Sud, en passant par l’Ouest et l’Est du pays. La culture est le salut de cette Nation, l’ingrédient nécessaire à l’édification d’une unité nationale. C’est grâce à la culture que se créent de nouvelles fraternités, loin du fanatisme, du tribalisme, du régionalisme et que sais-je encore ? Mais cette réalité est, semble-t-il, difficile à appréhender, et nous donnons alors l’image d’un pays qui défend la culture alors que nous traînons une coquille tellement vide que l’écho fait ricaner les autres pays francophones qui enviaient notre position...

La situation est grave, certes, mais elle n’est pas du tout désesperée. Il reste à faire - voire à défaire. Mais pour cela il faut du courage, un courage intellectuel qui recommande l’humilité et le souci permanent de ce que chaque homme pourrait et devrait laisser d’utile sur cette Terre...

Alain Mabanckou

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