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Cheikh Hamidou Kane montre du doigt les élites africaines...

Dans la littérature africaine, Cheikh Hamidou Khane est sans doute, avec Camara Laye, "le classique africain" le plus connu au monde. C’est donc avec attention qu’on l’écoute lorsqu’il se prononce, comme le samedi 26 novembre 2005 durant une conférence intitulée « Les élites africaines face à leur responsabilité », conférence qui a eu lieu à
Dakar et qui marquait l’inauguration du fameux club du « Manifeste des 121 »(voir le site www.manifestedes121.com). Ce mouvement nous invite au sursaut, et il a été initié depuis le Sénégal.
Cheikh Hamidou Kane montre du doigt les élites. Celles-ci ont une responsabilité dans la situation actuelle du Continent noir. Vérités dures, mais qu’il fallait faire éclater au grand jour. Voici les propos prononcés par le grand écrivain africain - propos qui devraient normalement réveiller toutes ces élites africaines trop endormies et corrompues par ces temps "d’afro-pessimisme"...

Cheikh Hamidou Khane :

Dans l’ambiance générale de pessimisme, d’échec et d’impasse qui prévaut
en Afrique Noire, moins de cinquante ans après que la responsabilité de
nous gérer nous -mêmes nous a été nominalement restituée, j’ai ressenti
le « Manifeste des 121 » lancé sur le Réseau Mondial par des intellectuels
sénégalais un peu comme un arc en ciel déroulé à l’horizon devant nous, un
signe annonciateur de la fin des temps d’égarement et de détresse.

Je dois me réjouir que ce cri de révolte, cet aveu public d’échec, cet
appel pour se ressaisir soit parti du Sénégal, de cette minorité - à
laquelle j’appartiens - de cadres formés à l’école occidentale et qui,
pour cette raison a eu vocation et prétention de diriger le continent
depuis le départ des colonisateurs occidentaux. Je me suis réjoui
d’observer que les signataires du Manifeste ont appartenu à toutes les
obédiences idéologiques « attrapées » en Occident, et qu’ils en sont
revenus ou sont sur le point de le faire, qu’ils sont majoritairement sans
appartenance partisane actuelle, ou qu’ils estiment leur engagement présent
parfaitement compatible avec l’esprit de nouvelle responsabilité qui est à
l’origine du Manifeste. J’observe qu’il s’agit de cadres intellectuels
modernes qui sont revenus de leur ignorance, de leur prévention, de leur
mépris ou de leur dénigrement des valeurs et des voies africaines de la
civilisation.

Ce réveil est annonciateur même d’une renaissance, compte pris de ce que
la situation calamiteuse dans laquelle se trouve l’Afrique Noire est pour
une large part imputable à la responsabilité de ces « élites »
. Leur
réveil, leur aveu sont prometteurs et annonciateurs d’un nouveau départ,
car c’est elles qui, par leur boulimie pour les restes des pouvoirs
laissés par les colonisateurs se sont, depuis 45 ans, affrontés dans des
rivalités électorales, des coups d’états militaires, des guerres civiles,
des pillages inouïs, des génocides, tout en instrumentalisant et en
dévoyant, à cet effet, des valeurs africaines positives comme
l’appartenance à la même tribu, à la même ethnie, à la même langue, à la
même province
. Il n’est que de voir ce qui s’est passé ou se passe encore
partout, en Afrique centrale, australe, orientale, et maintenant
occidentale. Il faut arrêter la folie déprédatrice induite par la lutte
pour le pouvoir à laquelle se livrent les élites africaines modernes. Au
nom de l’Afrique mère.

C’est aussi la responsabilité de ces
élites qui est en cause dans
l’opprobre, le déshonneur qui frappent l’identité africaine, noire
singulièrement, dans le monde contemporain. Ces élites se sont
appropriées, ont intériorisé, ont fait leurs, la négation par l’occident
de toute réalité, de toute signification, de tout mérite, de toute valeur
à l’identité et aux voies du passé de l’Afrique. Les élites africaines
occidentalisées ont été convaincues à tort qu’elles peuvent bâtir une
Afrique Moderne dépourvue de racines qui lui soient propres, et sustentée
par les seules valeurs imitées de l’Occident, et très souvent dévoyées et
incorrectement appliquées, comme souvent ce qui est imité
.

Ce que le Manifeste des 121 révèle de la prise de conscience par ses
élites occidentalisées de cette « trahison des clercs » infligée à
l’Afrique Noire par ses dirigeants modernes annonce sûrement que l’heure a
sonné du rendez-vous que Amadou Hampaté Bâ, dans un texte inédit, a donné
aux jeunes intellectuels africains « Il y a entre ces jeunes et ceux qui
sont comme moi la différence entre celui qui a bu du lait de sa mère pour
grandir et celui qui a bu du lait d’une bouteille (biberon) pour mûrir.
Ces dits jeunes me qualifient de « dépassé » et moi je les considère comme
« non arrivés »
...
Moi et ceux qui sont comme moi, nous attendons nos jeunes intellectuels au
campement de la ré africanisation sans xénophobie ni chauvinisme. Ils
auront accompli leur tâche quand ils sauront labourer leur propre terrain
intérieur avec des instruments scientifiques qu’ils auront acquis à
l’école étrangères ».

Comme en réponse et en acquiescement à cette exhortation de Amadou
Hampaté Bâ, j’aimerais citer un extrait d’un essai encore non édité d’un
jeune cadre intellectuel, le Mr. Mohammed Habib Kébé, intitulé « Vers le
Dialogue des Civilisation ». Identifiant les obstacles anciens et récents
qui se dressent encore sur la voie d’un véritable dialogue des
civilisations, et après avoir énuméré ceux qui tiennent à l’ethnocentrisme
occidental, il signale ceux qui résultent du mimétisme des non occidentaux.
Il écrit : « A l’injonction mimétique de l’Occident impérialiste répond le
mimétisme de tous les peuples para occidentaux qui, de la mode
vestimentaire aux canons esthétiques, de l’idéologie politique aux
institutions de l’économie, à l’organisation sociale, appliquent
servilement les mêmes recettes sans tenir compte de l’origine historique
et contextuelle de ces valeurs, ni des spécificités culturelles qui les
caractérisent en propre ».

Il y a donc une prise de conscience grandissante de l’élite africaine
moderne formée à l’école occidentale, de la nécessité et de la possibilité
de faire interagir le savoir scientifique moderne avec les valeurs
endogènes propres à l’Afrique pour l’édification d’un monde nouveau où
l’Afrique, le monde noir notamment, aura toute sa place, une plus juste
place.

C’est cette ère nouvelle qu’annonce le Manifeste des 121 lancé par les
cadres sénégalais.

Le Manifeste des 121 sonne le réveil, annonce le retour au monde de
l’Afrique.

Deux conditions sont nécessaires et possibles.

D’une part, le retour aux valeurs propres de l’Afrique revisitées,
réinterrogées et réappropriées par les élites intellectuelles et
réutilisées dans notre cheminement vers la modernité, sans xénophobie ni
chauvinisme comme dit Amadou Hampaté Bâ, mais aussi sans complexe.

D’autre part, la réalisation délibérée, décisive, dans les faits et pas
seulement de manière incantatoire, de l’intégration et de l’unité de
l’Afrique.

La manière la plus décisive de mettre un terme à la colonisation, c’est
de détruire les coffrages qui lui avaient servi de fondations, et qui lui
avaient tranché dans la chair vive du continent, pour y délimiter des
niches d’exploitation aux profits de maîtres

étrangers. Les pouvoirs que
nous nous disputons depuis 50 ans comme des fauves affamés et féroces ne
sont que les restes sur une table desservie. Au moment où l’Europe
elle-même, qui a occupé la première place dans le monde au moins depuis le
XVè siècle sent qu’elle doit effacer ses frontières, mettre en commun ses
richesses matérielles et humaines pour ne pas reculer à la 3è ou 4è place
du monde nouveau, les africains pensent-ils pouvoir survivre et remonter
de leur rand des derniers de la classe s’ils ne se remettent pas ensemble.
Cependant, la traite négrière et la colonisation infligées de l’extérieur,
auraient dû suffire, ne serait-ce qu’elles seules, pour fonder l’unité du
continent, une unité dans la souffrance, dans l’exploitation, dans la
servitude, qui lui ont été infligées systématiquement. Cette unité seule
infligée de l’extérieur, aurait dû cimenter sa volonté de renaissance et
de rachat, même en dehors de l’existence d’une unité culturelle interne,
comme les négationnistes de l’identité africaine se sont fait une
spécialité et une « science » d’en contester la réalité.

Que les africains mettent ensemble, comme le font les européens, comme
l’ont fait les Etats-Unis, comme le font la Chine, l’Inde, et d’autres
grandes entités humaines afin de peser de leur vrai poids dans le monde.
L’Afrique recèle des ressources humaines nombreuses, jeunes, résistantes,
résilientes, ainsi que des richesses matérielles, minières, énergétiques,
forestiers, agricoles considérables. L’Afrique n’est pas démunie ; elle
est seulement désunie.

Que la jeunesse africaine mette bon ordre dans cet état de choses et
j’invite les signataires du « Manifeste des 121 » à s’atteler à cette
tâche.

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