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Choses vécues (2) : Quand un bouquiniste me parle de Céline, son amour

J’aime fréquenter les bouquinistes le long des quais de la Seine, à Paris. Hier c’était du côté de Saint-Michel malgré un temps de chien, et donc une ville qui me paraissait bien morose. J’ai croisé un personnage exceptionnel, André. Visage serein, ridé de sagesse, gestes lents, regard de celui qui contemple le monde avec lassitude et qui pense encore que les livres sont des orphelins et que les passants traînent une ingratitude envers les écrivains. André avait d’ailleurs le regard de Céline ( en photo, à gauche). Il somnolait presque et recevait les gouttes de pluie avec la résignation d’un escargôt entêté. Cela m’a permis de m’arrêter et de jeter un oeil sur ses bouquins. J’ai aperçu tout d’un coup une belle photo en noir et blanc qu’André vendait à 15 euros. Je l’ai contemplée pendant un quart d’heure sous l’œil inquisiteur d’André. J’ai hésité de la saisir, persuadé qu’André se jeterait sur moi. Finalement j’ai quitté les lieux. J’éprouvais quelques pincements au coeur. La photo me revenait sans cesse dans les pensées, comme si elle était là pour moi, rien que pour moi. Je n’aime pas cette impression. Parvenu à la hauteur du Palais de Justice, je suis revenu sur mes pas dix minutes plus tard. J’étais devant cette photo qui m’intriguait. Cela avait suffi pour que mon André quitte sa chaise, se dresse tout d’un coup comme s’il avait retrouvé la mobilité d’un jeune homme de 20 ans !

« - Pourquoi regardez-vous cette photo, Monsieur ? fait-il. Je vous ai vu passer, vous arrêter tout à l’heure. Je vois tout, moi !

« - En fait, je suis obnubilé par le sourire du personnage sur la photo...

« - Hé bien, Monsieur, ce personnage, c’est Céline, Louis-Ferdinand Céline !!!

Devant mon silence, André poursuit :

« - Céline, c’est pas n’importe qui, je vous dis, Monsieur !

« - Ah oui, fais-je.

« - C’est le plus grand écrivain français, et même le plus grand du siècle. Des types comme lui, il faut attendre des siècles et des siècles pour en avoir encore. Est-ce que vous avez déjà lu Céline, Monsieur ?

« - Euuuh, en fait je...

« - Vous avez tort ! Je vous conseille Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Bagatelle pour un massacre, D’un Château l’autre et poursuivez par...

« - En un mot vous me conseillez tout, quoi...

« - Quand on commence Céline, il faut aller jusqu’au bout !

Silence de ma part. Puis je balbutie :

« - En fait c’est sa photo qui m’intéresse, celle que vous vendez à 15 euros...

« - C’est moi-même qui l’ai prise !!!

« - Ah oui ?

« - J’ai rencontré Céline ! J’étais tout jeune et un de mes amis était journaliste. Il devait aller interviewer Céline à Meudon. Il m’a demandé si je voulais voir le grand écrivain. J’ai dit oui, parce que, dites-moi, vous, qui n’aurait pas voulu croiser un tel monument, hein ? Faut pas rater les rendez-vous du destin, c’est moi qui vous le dis ! En plus, que je vous dise aussi, Monsieur, Céline c’est pas les piètres écrivains qui vont à gauche et à droite maintenant et qu’on voit à la télé ! Céline c’est Céline, point à la ligne ! Et donc, moi André, je suis allé avec mon ami journaliste, me faisant passer pour un pigiste. Quand nous sommes enfin arrivés à Meudon, chez lui, après quelques présentations, Céline était en face de moi comme vous en ce net moment. Que je vous dise, Monsieur, j’étais saisi d’émotion, moi André qui vous parle actuellement. Je revoyais ses écrits, sa gouaille, son génie. Un grand écrivain, ce type ! Et j’ai demandé illico : « Maître, accepteriez-vous qu’un petit pigiste comme moi vous prenne en photo ? » Céline était tellement surpris par mon obséquiosité qu’il a éclaté de rire. Et hop, et clap, pendant qu’il riait comme ça, je l’ai pris en photo ! Résultat : vous avez en face de vous l’une des rares photos où Le Maître Céline sourit !!!

« - Je vais l’acheter...

« - Sage décision, mais n’oubliez pas de lire Céline, Monsieur. Il vous donnera une âme d’artiste, et vous ne verrez plus le monde de la même façon.

« - Je suivrai votre conseil...

Et André d’emballer la photo de Céline, presque avec regret :

« - Voilà, elle est à vous. Vous êtes l’un des rares à l’avoir. Moi j’ai gardé l’original que voici. Je fais des copies de temps à autre, mais ne le scannez surtout pas, les gens vont l’utiliser ici et là, parce que, je vous le rappelle, c’est l’une des photos où Le Maître Céline sourit...Il ne souriait pas si souvent, vous savez.

« - J’y veillerai.

« - Comment vous appelez-vous ?

« - Alain.

« - Alain ? Alain... Mais c’est français !

« - Je viens d’une ancienne colonie française, le Congo... Le Congo-Brazzaville.

« - Ah nous y voilà ! Céline parle aussi de l’Afrique dans "Voyage au bout de la nuit", et même que je...

« - Ah oui ?

« - Bien sûr ! Je vous dis que Céline c’est Céline, c’est pas les piètres écrivains qui vont à gauche et à droite aujourd’hui et qu’on voit à la télé ! Je ne veux pas citer de noms parce que y en a qui passent parfois devant mes livres ici. Mais si vous lisez un peu ce qui s’écrit maintenant, vous me donneriez raison.

Je prends la photo emballée. Je traverse la rue pour me rendre aux Editions du Seuil. André me regarde partir et murmure à une femme assise à ses côtés - sans doute son épouse :

« - Tu ne trouves pas que cet Africain est un peu bizarre, hein ? Il achète la photo de Céline, et j’ai presque l’impression qu’il ne l’a jamais lu.

Je n’ai pas reproduit la photo ici. Je tiens à ma parole, et cette copie de la photo de Céline par André orne désormais ma table de travail.

M. Pagnol

Un de ces jours je passerai revoir ce vieil homme pour un livre de Marcel Pagnol que j’avais aperçu durant notre conversation. C’est sûr qu’il connaît Pagnol et que je vais avoir droit à une autre leçon sur l’auteur de La Gloire de mon père et Le Château de ma mère...

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