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Comment faire passer un roman pour une « suite » d’un autre

J’avais toujours cru que lorsqu’un écrivain achevait un roman, il disait adieu à ses personnages - même si par la suite ceux-ci composeraient cette globalité de l’œuvre que d’aucuns appellent univers. Seules les sagas américaines ou anglo-saxonnes, seules les bandes dessinées de Tintin, de Blek Le Roc, de Spirou pouvaient alors promener leurs protagonistes d’aventures en aventures, à la recherche du temps perdu, comme dirait l’autre type. Apparemment, les romans à suite existent (ou d’ailleurs, des suites de romans). Et parfois beaucoup d’auteurs s’en défendent, expliquent à hue et à dia que le livre considéré comme suite n’est pas en fait une suite, mais un ouvrage autonome qui se passerait volontiers du précédent !
Alors, suite ou pas suite ?
J’y ai pensé avec le livre posthume de Kourouma et en découvrant le dernier roman de Kangni Alem . Ce dernier auteur affirme dès les premières pages de Canailles et Charlatans (Ed. Dapper, 2005), et sous la protection de son héroïne : « Mais en cours de route, je devrais retrouver un nouveau guide, conseillé par mon ami le Narrateur sans Qualités, personnage fantasque qui nous avait aidées à mettre en ordre le récit de nos aventures dans Cola cola jazz, un premier roman dont voici, en quelque sorte, la suite échevelée, peu ou prou. »

Kourouma et son enfant-soldat

Kourouma

Comment s’arrange Kourouma dans Quand on refuse on dit non ( Ed.Seuil, 2004), roman inachevé, rappelons-le, et qui remet en selle son petit héros Birahima d’Allah n’est pas obligé ? L’auteur ivoirien prend le soin d’insérer de multiples rappels du genre : « C’est toujours moi, petit Birahima, qui vous ai parlé dans Allah n’est pas obligé », fait-il dire au petit narrateur amateur de dictionnaires. Et comme si cela ne suffisait pas, la piqûre de rappel est totale lorsque ce même narrateur souligne : « Je me présente à ceux qui ne m’ont pas rencontré dans Allah n’est pas obligé... » S’ensuit alors un long résumé du livre précédent, avant une conclusion très osée, et qui s’apparente à une véritable autopromotion de l’auteur : « Ceux qui veulent savoir plus que ça sur moi et mon parcours n’ont qu’à se taper Allah n’est pas obligé, prix Renaudot et neuf autres prix prestigieux français et internationaux en 2000, et traduit dans vingt-neuf langues étrangères. C’est pour dire qu’ils n’auront pas une trop mauvaise lecture »

D’emblée, nous avons ici le même personnage que dans Allah n’est pas obligé, et ce n’est pourtant pas une suite de ce roman ! C’est une autre aventure. Un peu comme l’inspecteur Columbo qui nous reviendrait dans un autre épisode, quoiqu’avec le même imper de flic qui cherche le petit indice qui accable, confond le suspect...

Chez Kourouma, dans Allah n’est pas obligé, le petit Birahima a déjà été en fonction en Sierra Leone et au Liberia. Dans Quand on refuse on dit non, cette fois-ci, il change de territoire. Le voici en Côte d’Ivoire. Les événements ne lui ayant pas laissé le temps de répit. Et il faut le souligner dès les premières pages. On apprend vite que la guerre civile est arrivée maintenant en Côte d’Ivoire. Quoi d’étonnant que le petit héros décide d’entrer dans la danse ?

Kangni Alem et sa « nouvelle Héloïse »

Quant au Togolais Kangni Alem, il n’a pas attendu longtemps pour secouer la pauvre Héloïse de son premier roman Cola-Cola Jazz, et l’enjoindre d’arrêter sa sieste de personnage fier de ses premières aventures. Héloïse est de retour dans Canailles et Charlans. Kangni Alem ne lui aura même pas accordé le temps de se maquiller ou de changer de chaussures ! La voilà qui repart à TiBrava avec pour étrange mission de disséminer les cendres de sa mère. Celle-ci a enfin réussi ce suicide qui hantait les pages de Cola-Cola Jazz. (Mourir est une affaire trop sérieuse, Kangni l’avait compris ! Donc il fallait bien garder le suspens).

Deux ans seulement séparent les deux romans de Kangni Alem. Or la magie de la fiction a permis à l’auteur togolais d’enjamber la durée, puisque notre Héloïse retourne à TiBrava... six années plus tard !
Et il faut, comme chez Kourouma, une piqûre de rappel pour le lecteur paresseux qui n’avait pas osé broyer du Cola-Cola Jazz, ou encore pour les strabiques qui lisaient « Coca Cola » (la boisson) au lieu de "Cola-Cola" (le livre) ! Le site Fnac.com fait d’ailleurs la même erreur grossière. J’espère de tout coeur que ce site vend plutôt le livre d’Alem et non des canettes de Coca Cola.

Alem prend le soin de consacrer un premier

chapitre au résumé des faits du roman antérieur. Il fait dire ce qui suit à son personnage : « Pour ceux qui ont déjà lu Cola cola jazz, le petit condensé qui suit de mes aventures en terre africaine peut sembler inutile. Cependant, au lecteur qui découvre pour la première fois mon histoire, quelques précisions s’avèrent indispensables ». Présentation plus que modeste, loin de l’autopromotion du Doyen Kourouma. Kangni Alem nous aura au moins épargné l’information selon laquelle Cola cola jazz avait reçu le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire !

Bref, chez ces deux auteurs, une seule question se posait sans doute : comment écrire une suite qui n’en est pas une ? Ou plus simplement : comment passer à autre chose lorsqu’on a trop été habité par ses propres personnages au point de prendre le "risque" de leur donner une deuxième vie ? C’est connu : qui ne risque rien n’a rien !

J’ai publié cet article dans la revue "Africultures". ( www.africultures.com)

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