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Complicités littéraires (4) : L’universitaire et critique littéraire français Yves Chemla a lu le dernier roman de la Guadeloupéenne Gisèle Pineau

Quatre femmes se retrouvent dans la pénombre, réunies par la grâce de celle qui n’a de cesse d’entendre leurs voix : l’ancêtre, esclave, qui a reçu le nom ; la grand-mère, amarrée et arrachée à la terre ; la tante, morte de déception ; la mère, vaillante, et grande lectrice de romans d’amour. Les voici qui parlent et qui racontent le même fil qui les réunit, l’amour, en dépit de son incomplétude et de ses misères : "les hommes dominateurs savent user du fouet mais ne craignent pas de poser leurs mains sur les filles pubères". La violence hante les histoires intimes et flétrit les replis de la chair. Chaque page du récit défait les noeuds et raconte la lente déposition du supplice initial, sans cesse rappelé, et qui fut double : l’esclavage aboli, puis réinstallé. Et alors ? "On nous a déposés là, tout bonnement, dans une liberté sans pied ni tête. Et on devait oublier d’un coup qu’on nous avait bannis du genre humain…" Les personnages le rappellent : on ne saurait, en effet, demander aux victimes de pardonner sans se donner soi-même la peine de demander pardon et de reconnaître la perversion dont la société a été la proie. Le psychanalyste Jacques Hassoun avait considéré, dans L’Obscur objet de la haine ce désordre des mots : le risque est de voir les mythes fondateurs (liberté, égalité, fraternité) se dissoudre dans l’insignifiance, voire dans l’opprobre.

Ce que remuent aussi les quatre femmes est bien, malgré elles, la question de la faute et de la culpabilité, c’est-à-dire de la place du politique dans la cité. La revanche est aussi que malgré ce défaut, la ligature se réalise, et cette terre de Guadeloupe, qu’"on avait en horreur", où l’on tentait sans cesse de se rappeler cette Afrique dont les bêtes parviennent un temps à entrer dans la "geôle noire", Julia, la grand-mère se l’approprie : "même si d’aucuns racontent que je suis d’une race bâtarde et sans lignée, je peux vous dire que j’ai planté mes racines solide dans la terre de Guadeloupe. Et je l’ai aimée surtout. Je l’ai aimée d’amour. Et c’est comme cela qu’on peut se réclamer d’un pays".

Cette parole ancrée au mitan des femmes, Gisèle Pineau nous en fait part, dans une résonance qui déplace singulièrement le champ de la créolité littéraire. Ce ne sont point de grandes orgues souveraines qu’elle donne à entendre, mais bien des notes ténues, jouées en sourdine, comme pour mieux défier la littérature, et la prendre à son propre jeu, qui est d’enfreindre les règles du silence. Il aura fallu longtemps saturer le champs de la représentation, pour désaliéner ce qui en elle était entaché d’exotisme et de considérations dégradantes. Ce récit préfère ouvrir les marges, retenir l’attention sur le hors champs où tout se joue, par une savante composition, et une langue précise et juste. Cela revient d’abord à faire l’épreuve de la grâce.

Yves Chemla


Gisèle Pineau, Mes quatre femmes, roman, Ed. Philippe Rey, 2007, 184 pages, 17 euros.

Copyright Yves Chemla. Le texte integral de cette analyse est disponible sur son tres riche site que nous recommandons avec insistance :

http://homepage.mac.com/chemla/fic_doc/pineau_quat_femm.html

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