email

L’Afrique à deux visages : bref essai sur la démagogie de la rebellion

Si l’Africain - j’entends d’Afrique noire francophone - n’a pas changé depuis, il ne cesse d’en appeler au changement, à la métamorphose et à la révolution qui lui rendraient la vie moins sombre - au besoin, moins sombre que la couleur de sa peau. La malédiction de Cham nous aura été vendue aux enchères publiques, puis les alibis de la pauvreté, de la misère, avant d’en arriver à celui des gouvernants africains considérés comme les nouveaux colons dont les ramifications avec les anciennes puissances coloniales nous joueraient le célèbre coup de la « main invisible » si chère aux économistes. L’avantage des idées c’est que, faute de mourir pour elles, on peut toujours attendre une cinquante d’années, les reprendre, les servir sous un faux nouveau jour, se complaire dans le rôle autoproclamé de celui qui « fait bouger les choses ». Si « faire » est en apparence un verbe qui incite au mouvement, il exprime cependant le tout et le rien. C’est un verbe « à tout faire », et même « à tout faire faire ». Et c’est surtout celui que choisit d’emblée l’Africain le plus désemparé, sachant qu’il lui permettrait plus tard de dicter une conduite à laquelle il s’exclurait lui-même. Quant à « bouger », cela symbolise un immobilisme préexistant, et contre lequel il faut une volonté d’acier pour en venir à bout.

Il existe aujourd’hui deux types d’Africains : celui qui montre l’horizon et celui qui regarde derrière (donc son passé prétendument glorieux). Le premier type d’Africain, celui qui montre l’horizon, serait alors le vendu, le dominé, le larbin. Nous n’insisterons pas à ce sujet puisque sa cause est entendue et que les procureurs de service exercent avec talent leur métier de sape et d’agitation du bocal, eux qui ont l’habitude de requérir systématiquement la mort par pendaison à chaque procès souvent expéditif et bâclé... Au besoin, il faudra deviner son portrait en le confrontant avec l’autre Africain qui est au cœur de notre propos : le deuxième Africain, celui qui regarde derrière et qui prend comme bouclier son passé glorieux. Il serait le résistant, celui qui « reste lui-même », le dernier des Mohicans, en somme ! Vient alors la question qui tue, qui bouscule : comment cet Africain « resterait-il lui-même » lorsqu’il ne sait pas qui il est ? La définition qu’il nous donne de lui est une définition qu’il a religieusement héritée du discours militant ambiant, l’air du temps, pour aller vite. Son réflexe demeurant de se définir par rapport au maître qui l’a colonisé et à d’autres Africains à qui il reproche la culture de la modération, de l’échange, de l’ouverture, du dialogue, de la raison et d’une vision globale du monde...

Ce n’est pas tout, puisque notre deuxième Africain se définit aussi dans le combat risible qu’il mène contre le prétendu carcan de la langue française (donc du colonisateur) - qui lui sert d’ailleurs de communication avec les autres Africains et qu’il utilise dans son art. Et comme si cela ne suffisait plus, il mène une croisade contre les institutions à qui il reproche de ne jamais assez remplir son biberon, de favoriser tels ou tels Africains. Le comble est que, lorsque notre nouvel Africain foule la terre africaine, espérant recueillir des salves d’applaudissements, la population lui rappelle combien son discours est « coupé-décalé », sa lutte vaine alors que la première préoccupation de nos soeurs et de nos frères du continent est de savoir de quoi sera fait demain, si l’assiette du soir sera remplie.

Au fond, notre deuxième Africain veut voir l’Europe le reconnaître. Il ne le dit pas, on le ressent cependant par l’élan de son amour-haine, de son agitation maladive, et surtout du désespoir qui le tétanise parce que le Temps, impitoyable, oui le Temps tourne, tourne encore, et la vie se poursuit. Notre Africain est loin de se douter qu’il a raté plus d’un train, y compris le dernier, celui de minuit. Il ignore que critiquer aveuglement, blâmer nuit et jour l’Europe est une façon d’alimenter sa propre impuissance, puis, finalement, de nourrir cet éternel sentiment d’amour-haine qui le détruit. Et ce sentiment d’amour-haine est le plus vicieux qu’un humain puisse couver puisqu’il exige l’hypocrisie : il faut en effet cacher l’amour et exprimer en public la haine. Dans ces conditions, il accepte ce que lui donne son "ennemie", l’Europe, il accepte cela la nuit, loin des regards d’autres Africains. En plus, la nuit, on le sait, tous les chats étant gris, il peut toujours nier toute "collaboration". Mais, Dieu merci, l’Oeil de Cain est implacable : il est là pour retablir la Vérité...

Au demeurant, il faut comprendre ce deuxième Africain : l’Europe est une coupable idéale. Elle justifie ses déconvenues, ses échecs, son immobilisme, son insuccès. Dans ses cauchemars les plus terribles, cet Africain est pourchassé par sa propre silhouette comme dans une scène sortie du Désert des Tartares de Dino Buzzati. Et lorsqu’il se réveille le matin, dopé par un soupçon de conscience, se mirant dans la glace, il se demande si son existence ne serait pas meilleure dans ses cauchemars que dans ses actes de la vie quotidienne qui le "zombifient" jour après jour...

Copyright Alain Mabanckou, (Inédit).

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.