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L’histoire du cadavre qui ne voulait pas aller au cimetière (nouvelle inédite)

Un autre jour vient de se lever...
Il n’est pas certain que tu veuilles aujourd’hui aller au cimetière Etatolo. Tu nous trouveras encore d’autres alibis afin d’atermoyer cet instant. Blottie dans ton cercueil, le visage serein, tu ne penses qu’à toi, tu oublies le chagrin que tu nous causes, nous qui sommes assis autour de ton corps depuis quelques jours. A certains moments j’ai comme l’impression que tu nous épies, que tu scrutes le moindre de nos gestes et que tu devines nos pensées. C’est pour cela que, personnellement, je ne me rapproche pas trop de toi, je préfère te voir de loin, suivre les gestes indolents de ces vieilles femmes qui traquent les mouches à l’aide des balais, ces grosses mouches qui essaient de pénétrer dans tes narines et dans tes oreilles...

Ton cercueil est toujours là, entouré des membres de la famille, sous un hangar de palmiers. Les femmes qui chantent depuis ta mort ont perdu la voix. Les hommes à barbe grise ne jouent plus au domino.
Il va falloir pourtant que tu te décides, que tu acceptes la réalité : ta place n’est plus ici, il te faut aller sous terre, te résigner à laisser ton cercueil arriver jusqu’à Etatolo, ne fut-ce que pour nous soulager et libérer ces personnes de bonne volonté – elles ne sont pas toutes de la famille –, ces personnes qui ont passé ces dernières nuits près de toi, à entonner des chants funèbres, à te supplier d’aller enfin au cimetière. La fatigue, l’épuisement se lit sur leur visage, prends garde que cela ne se mue en une lassitude qui te ferait passer pour un cadavre ingrat, antipathique, un casse-pieds dont les tribulations marqueraient la mémoire collective pendant longtemps et nourriraient les conversations des croquants et des croquantes.

Voyons, de quoi te plains-tu ? Partir au cimetière ne veut pas dire que nous allons t’oublier à jamais. Tu seras encore proche nous, à côté de nos ancêtres, et nous sommes persuadés que tu nous plaindras depuis l’autre monde, une fois que tu auras compris que la mort n’est en réalité qu’une délivrance et que nous autres les vivants avons tant de tracasseries que la vie est pour nous une corde au cou : payer le loyer, les impots, se nourrir, acheter une maison et que sais-je encore…

Tu as toutes les raisons d’accepter ton départ. Tonton Mompéro, reconnu comme le meilleur menuisier du quartier, t’a fabriqué un joli cercueil. De l’avis général, c’est un cercueil que te jalouserait n’importe quel défunt d’Etatolo - fais donc gaffe aux jalousies des uns et des autres. Ton cercueil, je le vois d’ici. Il est tout blanc, avec des clous en argent. Il est facile à soulever grâce aux poignets à l’avant et à l’arrière.

Il y a ta photo avec tes belles tresses sur le couvercle coulissant, et l’on peut apercevoir ton visage bien maquillé à travers une vitre. Que demanderait un cadavre ordinaire, hein ?
Il faut dire que Tonton Mompéro avait consacré toute une journée de travail pour arriver à ce résultat spectaculaire. Et certains prétendent que les termites hésiteront longtemps avant de ronger ce beau cercueil. Nous avons acheté des draps blancs chez un Libanais du centre-ville. Nous avons loué un corbillard et dix autocars parce que tout le quartier tient à t’accompagner jusqu’à ta dernière demeure. Les femmes sont habillées en blanc, les hommes en noir, les enfants en rouge…

L’inhumation devait avoir lieu au troisième jour de ta mort, à quatorze heures, et il nous fallait quitter le quartier Trois-Cents une heure auparavant. Il y a eu certes une dispute entre ta mère et ton père au sujet de ta mort. La première reprochait au second de n’avoir pas mis les pieds à l’hôpital Adolphe-Cissé où tu passas presque un mois. Ton père rappelait qu’il ne pouvait surtout pas s’y rendre à cause des soupçons qui pesaient sur lui. On prétendait que c’était lui qui t’avait mangée. Alors, nous entendions les voix s’élever, ton père criait son innocence, ta mère répétait ses accusations. Il avait fallu l’intervention du vieux Kokolo pour éteindre cette dispute. Et, à treize heures, au moment où quatre gaillards allaient soulever ton cercueil, ils ont eu l’impression qu’il serait plus facile de bousculer une montagne que de te faire déplacer. Nous avons vu la sueur sur leur front, les grimaces sur leur visage lorsqu’ils déployaient maints efforts pour enfin te déplacer. Rien à faire, le cercueil ne voulait pas aller au cimetière. Il semble que tu n’étais pas prête, que tu n’appréciais pas les chants funèbres de ces douairières. Tu avais donc prétexté, selon les vieilles dames qui traduisaient tes volontés, que tu ne pouvais pas te permettre d’aller sous terre en écoutant de tels chants. Le vieux Moujos, un voisin qui a fait la France, est alors venu avec un magnétophone. Il a mis une cassette de Georges Brassens qu’il avait ramenée d’Europe. Il a dit que généralement quand les cadavres récalcitrants entendaient cette musique ils cessaient leurs caprices et couraient tout droit au cimetière en présentant leurs excuses aux familles. Nous ne tenions qu’à voir, puisque le vieux Moujos était certain de l’effet de sa musique sur toi...

Et nous avons tous donc écouté Supplique pour être enterré à la plage de Sète de Brassens. Il y a eu un grand silence. On entendait la voix grave du chanteur. Les mouches ont quitté tes narines et tes oreilles. Seulement tu n’as pas bougé d’un centimètre. Selon tes traductrices, tu as dit :

" - Merde alors, coupez donc cette musique sinon je ressuscite illico et vous n’aurez plus votre enterrement !!! "

Et Tu as demandé alors qu’on te joue autre chose, Corbillard de Zao. Tu te rends compte ? Un type vulgaire qui passe son temps dans les bars du quartier a dit :

"- Elle se prend pour qui alors ? C’est pas parce qu’elle est morte qu’elle va nous prendre pour de la merde ! Bon, trouvez-lui ce disque de Zao et qu’on n’en parle plus, y en a marre ! Y a d’autres cadavres plus sympas qui attendent nos pleurs ailleurs ! Celui-ci commence à nous les casser ! "

Mais nous n’avons trouvé le disque de Zao nulle part et nous attendons qu’on nous l’expédie de Brazzaville ! Donc le cimetière ce n’est pas pour demain, encore moins pour après-demain. Pourquoi nous fais-tu subir tant de misères, hein ?

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