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Les Grands Entretiens du Blog. Michel Cadence : "Je fais en sorte que l’Afrique vienne chez moi"...

Michel Cadence ? Vous le croiserez un jour ou l’autre. Dans un salon du livre. Dans une librairie. Et peut-être chez lui. Il dirige une maison d’édition, les Editions Ndzé, et publie les auteurs Africains dont la plupart vivent et écrivent en Afrique. Grand pari si l’on s’en tient au discours ambiant qui chante que les écrivains du continent sont abandonnés à eux-mêmes. Michel tient à ce que son siège social demeure en Afrique. L’homme a en effet vécu dans le continent pendant plus de trois décennies, et il n’est pas rare de lire dans son sourire - comme sur cette photo - la nostalgie d’une terre qui lui est proche. Et, du coup, son domicile parisien est devenu une partie de l’Afrique et le passage des écrivains, qu’ils soient de son écurie ou d’autres maisons. Y défilent donc les auteurs africains de la diaspora et ceux du continent. Les manuscrits fusent de plus en plus, mais Michel Cadence n’est pas une boîte postale. Les critères sont serrés, et il a pris le soin de s’entourer de directeurs de collection qui lui redigent des notes de lectures et prennent la responsabilité de la publication ou du refus. Il lance sous peu une collection de poche Afripoche qui rééditera désormais les titres les plus vendus de sa maison comme Le Collier de paille de la Sénégalaise Khadi Hane ou encore La vocation de Dignité de son auteur fétiche, le Gabonais Jean Divassa Nyama, deux romans qui sont à ce jour en rupture de stock. Pour saluer ce travail, pour applaudir ce combat, nous lui avons proposé un Grand Entretien du Blog qu’il a accepté avec plaisir...


Michel, tu diriges donc la maison d’édition, Ndzé, et tu es parallèlement un écrivain. Comment arrive-t-on à concilier ces deux activités ?

En théorie, on ne peut pas. Un des écrivains que j’édite m’a dit, en mangeant un gratin d’endives que je lui avais préparé : « Michel, quel dommage que tu écrives. »
C’était blessant pour l’écrivain, mais l’éditeur a noté qu’il n’avait pas dit : quel dommage que tu édites ! Point de détail, il y a un avantage matériel à s’autoéditer, quand un livre se vend correctement, l’éditeur gagne beaucoup plus que l’auteur...

D’où t’es venue cette passion de l’édition de la littérature africaine et à quand remonte la création des Editions Ndzé ?

Les éditions Ndzé ont été crées en 1975 à Libreville. J’étais lié d’amitié avec Youssouf Saïd Soilihi, Comorien, ambassadeur de l’ACCT, à la tête du BRAC (Bureau régional de l’Afrique centrale).

Il avait organisé un concours de nouvelles (le premier prix avait été décerné à Florent Couao-Zotti, pour Ci-gît ma passion). Il était prévu d’éditer les meilleurs textes, et Youssouf me dit : « - Michel, je viens de découvrir avec effarement qu’il n’existe aucun éditeur au Gabon. « - S’il n’y a que cela, je vais créer une maison d’édition ! » Ah ! si j’avais su... C’est comme pour la première cigarette, je n’aurais jamais commencé !

Doit-on considérer les Editions Ndzé comme une maison française ou une maison africaine ? En un mot, en quoi par exemple cette maison se distingue de Présence Africaine, d’Acoria (dirigée par Caya Makhélé) ou des collections dédiées aux Africains et leurs diasporas : "Continents noirs" de Gallimard ou "Monde noir" d’Hachette par exemple ?

Ndzé est une maison d’édition africaine. Son siège est à Bertoua, Cameroun, c’est là que je déclare les bénéfices, paie les taxes, et mon ami Alexis Limbona, directeur de collège à Bertoua en est le responsable.
Mais ta question n’est pas innocente, elle va beaucoup plus loin. Quelle proportion d’Africains, c’est à dire de femmes ou d’hommes vivant en Afrique, peut-on trouver chez Continents noirs de Gallimard ? Chez Ndzé, c’est 80% des auteurs, et si je poursuis ce travail, ce sera bientôt 90%. J’édite les laissés-pour-compte de Gallimard, Hachette et autres Serpents. Et j’en suis fier. Je publie des textes impubliables sur lesquels je fais travailler les auteurs pendant trois ans. Certains d’entre eux vivent au quotidien des situations horribles. C’est d’ailleurs ce qui me donne la force de continuer ce combat du David contre les Goliath. Jean-Noël Schiffano[Directeur de la collection Continents noirs] m’a dit un jour, après avoir parlé avec le romancier gabonais Jean Divassa Nyama :« - Tu n’es pas un éditeur, mais un atelier d’écriture ». Je l’ai pris pour un compliment.

En France, certains noirs me disent : « - Toi, tu es un vrai nègre-blanc ». Je n’aime pas du tout. Ceux là ont été contaminés par le virus français qui fait croire que la culture française est supérieure aux autres, à toutes les autres. Ils s’intègrent. Mais, pendant les 35 ans que j’ai passés sur le continent africain, personne ne m’a demandé de m’intégrer.

On ne m’a pas dit de porter un boubou au Sénégal, on ne m’a pas interdit de boire du vin en Tunisie, ou de manger des frites au pays du foufou. On m’a respecté tel que je suis, avec ma culture, et mes habitudes. J’aime cette tolérance, je déteste l’arrogance.
Pour conclure, je te dirai que je suis un éditeur africain, parce que je le lis dans les yeux des racistes.

Quelles difficultés rencontre-t-on dans l’édition et la diffusion de la littérature africaine actuellement ?

Vaste sujet ! J’ai à peu près les mêmes difficultés qu’un éditeur français de province : une diffusion (c’est-à-dire les commerciaux) inconsistante et des journalistes paresseux qui, en France ne vont jamais chercher l’information, mais attendent qu’elle leur tombe dans la bouche. C’est quand même un comble que je n’aie jamais été interviewé par un journaliste français, alors que je le suis régulièrement par des américains, espagnols, allemands, voire asiatiques.
En plus, les journalistes rêvent à peu près tous d’écrire et donc de se faire publier et croient qu’en faisant les yeux doux aux « grands » éditeurs, cela leur ouvre des portes. Je crains qu’ils n’aient pas torts. Mais, s’ajoutent des problèmes spécifiques à l’africanité.
Premier problème : « Il y a déjà trop de noirs dans la rue, vous ne voulez pas qu’en plus, j’en mette dans ma bibliothèque ! » C’est un Perpignanais qui m’a fait cette remarque. Je ne lui en veux pas particulièrement : il a dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas. J’aime encore moins quand un libraire dit hypocritement la même chose, mais en plus soft « Je n’ai pas la clientèle ».

Deuxième problème. Ndzé fait partie d’« Afrilivres » qui regroupe 56 éditeurs francophones d’Afrique. Nous avons tous fait ce constat : le désintérêt de la diaspora pour les livres d’Afrique. Mes collègues qui vivent là-bas pensaient que si les expatriés n’achetaient pas leurs livres, c’est qu’ils n’en connaissaient pas l’existence. Il aurait suffi d’être présent sur le marché français pour vendre. Quelle erreur ! Quand je suis dans le métro et que j’aperçois un Africain avec un livre dans les mains, je me penche par-dessus son épaule. 65% (pardon, je suis matheux, on ne se refait pas) lisent un roman américain : ils joignent l’utile à l’agréable, et préparent le Toefl en vue d’une émigration vers les US. 30% un livre à caractère politique et les 5% qui restent lisent du Mabanckou. Il n’y a presque pas de place pour les autres.

Dans ces conditions, quels outils as-tu mis en œuvre pour la distribution et la diffusion, puisque celles-ci sont et demeurent les points faibles des éditeurs des littératures africaines francophones qui n’ont pas d’affiliation avec les grands groupes français de l’édition ?

Tu as raison. Même si ce point faible n’est pas spécifique aux éditeurs africains, mais commun à tous les petits éditeurs.
Au niveau de la diffusion et donc des commerciaux. On ne trouve que les laissés pour compte, alcooliques, ou surendettés obligés à continuer à travailler pendant leur retraite. Je ne ris pas, c’est ma réalité (le « ou » est d’ailleurs inclusif). On va faire un peu de math (mais pas trop). S’il veut avoir un salaire de 2000 € mensuel, un VRP doit vendre pour 20000 € de livres, soit 1000 € par jour ouvrable. Combien visite-t-il de libraires ? S’il est très courageux, 8 en moyenne. On commande certains livres par 10 ou plus (Harry Potter, par exemple, ou Journal d’Hirondelle, pour citer les 2 meilleures ventes actuelles).

Avec deux lignes de commande, le commercial a son chiffre. Mais pour Le bassin des dieux de Mugaruka, ce sera au mieux 1 livre, et encore en étant très persuasif. Il faudrait qu’il visite 30 libraires dans la journée, ce qui est impossible. Un commercial dynamique et compétant ne travaillera que dans un grand groupe.
Le problème est identique au niveau de la distribution, le travail est le même pour encaisser un chèque de 7.50 € et un chèque de 750 €. Un petit éditeur, africain ou autre, est en deçà du seuil de rentabilité dans le système actuel. Les distributeurs-diffuseurs de petites maisons sont tous en faillite, sans exception. Celui d’Afrilivres, qui nous a été curieusement conseillé par les Affaires étrangères françaises, ne nous a pas payé une seule vente de 2005.
Nous sommes réduits au rôle de découvreurs de talent. Ce n’est déjà pas rien, au moins pour les talents...

Diriger une maison d’édition n’est pas une mince affaire, Michel, comment s’opère la sélection des manuscrits chez Ndzé et quels sont les différents animateurs des collections de littérature ?

J’ai deux animateurs : Florent Couao-Zotti pour le théâtre, et Kangni Alem pour les nouvelles. Ils sont seuls responsables de leurs publications, et mon rôle se limite à l’aspect financier. Ils décident d’éditer, et je le fais quand j’ai les rentrées suffisantes.

Pour les romans, je n’ai trouvé personne qui accepte. J’ai pensé à toi, mais tu es fort occupé, me semble-t-il. Peut-être pourrais-tu en parler autour de toi, ça me rendrait service.

La principale qualité d’un(e) directeur de collection est le charisme : il doit avoir beaucoup d’amis et des écrivains de qualité, pour les attirer chez nous. Sur ce plan, mes deux compères excellent. Ils m’amènent des gens extraordinaires, tant sur le plan de l’écriture que sur celui de la personnalité. Grâce à eux, je me suis lié d’amitié avec des écrivains que sinon je n’aurais jamais rencontrés. Pour la sélection des textes, c’est drastique : moins de 1% des manuscrits que nous recevons sont publiés par nous. Je ne me fais aucune illusion : à part quand c’est un des directeurs qui me l’adresse, si un texte m’arrive, c’est qu’il a été refusé 10 ou 20 fois par les « grands ». Le critère est simple : l’originalité. Bien ou mal rédigé, avec une bonne ou une mauvaise syntaxe, peu m’importe. Il doit me faire rire, ou me faire pleurer ou mieux encore pleurer-rire...

Je reçois au moins 5 remake de L’enfant Noir par semaine, et autant de L’aventure ambiguë. Même s’ils sont parfaitement rédigés, je préfère les originaux. Les notes de lecture qui assortissent les refus sont sévères, parfois brutales, et à la relecture je me dis que j’aurais pu arrondir les angles. Et bien les auteurs apprécient ma sincérité, et la quasi-totalité me remercient, et promettent d’en tenir compte. Le principal problème chez ces auteurs débutants, est un déficit de lecture. Je conclus souvent mon refus en disant : « Combien d’auteurs ayant obtenu le Grand prix littéraire d’Afrique noire dans ces dix dernières années avez-vous lus ? Inutile de me répondre, je sais en découvrant votre manuscrit qu’il n’y en a aucun. Lisez ! relisez ! Et quand vous les aurez découverts, reprenez votre texte, vous verrez que vous n’écrirez pas après comme vous le faites maintenant. » Très souvent, quand ils répondent, ils reconnaissent que c’est vrai.

Une illusion fréquente, c’est qu’avec les traitements de texte, les gens imaginent que plus cela ressemble à un produit fini, plus ça a de chances de retenir l’attention. Erreur, un professionnel voit le livre fini, même quand il est présenté « au kilomètre ». D’ailleurs, la première chose qu’on fait en vue de le faire imprimer, c’est de débarrasser le manuscrit de toutes les fioritures pour ne laisser que les mots. Les logiciels professionnels que nous utilisons sont incompatibles avec les retraits, italiques, lignes sautées et autres corps gras de MS-Word.
Enfin, pour ceux que l’aventure tente et qui se hasardent dans ces lignes, un petit conseil : inutile d’utiliser un corps 14 et de sauter une ligne à chaque paragraphe, en encore d’avoir trois pages semi vides en entrée, pour « gonfler » le texte. La première chose que je fais en ouvrant un manuscrit sur fichier (j’abhorre tapuscrit) n’est pas de le lire, mais d’aller dans outils/statistique/nombre d’espaces. Avec cette info, je sais combien de pages aura le livre fini, à 1 ou 2 près.

Quel est ton meilleur souvenir, pour l’heure, de cette activité d’éditeur ?

Le meilleur souvenir est un mauvais souvenir. Le jour où j’ai reçu le manuscrit de Floribert Mugaruka, écrit à la main sur des cahiers d’écolier. J’ai commencé à le lire, et j’ai pleuré de rage en constatant qu’un si bon écrivain vivait dans des conditions aussi odieuses, là-bas, au Kivu, au milieu des guerres et du terrorisme. Mais au moins, cela donnait un sens à mon engagement.

Ton dernier livre est "Mémoires d’un fétiche barbu", est un recueil de nouvelles. Est-ce déjà le temps du bilan ?

Ta question est un artefact. Maintenant que tu m’obliges à y réfléchir, c’est peut-être vrai. En fait, le titre original était « Liquidation Total » car les nouvelles portent pour la plupart autour de la tentative de meurtre dont j’ai été victime au Gabon, commanditée par les services secrets français, pour le compte de Elf. Je peux le dire, puisque l’affaire a été jugée et le jugement confirmé par le Conseil d’Etat français. Le Ministère des affaires étrangères a été condamné à m’indemniser. J’aurais voulu en faire un roman, mais il y a trop de morts qui me touchent (dont mon meilleur ami à Libreville, Cyprien Makosso, torturé puis assassiné et ma collègue, Nadine Sheck, accidentellement tombée de son balcon, avec son sac à la main). Je n’ai pas pu. Trop dur.
Comme je l’ai dit plus haut, c’est le Directeur de collection qui décide, et Kangni Alem, qui a pris la responsabilité de publier ce texte, en a choisi le titre.

Une question délicate : dans le catalogue des Editions Ndzé, s’il faut extraire trois livres à nous conseiller, lesquels citerais-tu - en dehors des tiens, bien sûr !

Joker ! C’est comme si tu demandais à une mère « Parmi vos enfants, quels sont les trois que vous préférez »... A l’exception d’un seul publié pour des raisons bassement commerciales et qui m’a fait perdre beaucoup de temps et d’argent (sic), je les aime tous. Sinon, je ne les aurais pas édités. Bon... je vais quand même te répondre et que les laissés pour compte m’envoient des mèls d’injure, je le mérite.

1. Le bruit de l’héritage de Jean Divassa Nyama.
Quand il m’a confié le manuscrit de son précédant roman, La vocation de Dignité (épuisé, bientôt dans la collection Afripoche), j’ai rayé d’un trait trois chapitres, les jugeant « hors sujet ».

M. Cadence et Jean Divassa Nyama

Jean, qui est la crème des hommes, a accepté, mais ses yeux brillaient. Je lui ai dit - et j’étais sincère - « On ne les jette pas, tu as avec ces chapitres la base de ton futur roman ». L’année suivante, il me fait lire Le bruit de l’héritage... Beaucoup d’humour, de tendresse. Sans être le moins du monde didactique, ce livre m’a permis de comprendre la mentalité des gens qui m’entouraient au Gabon. Lecture indispensable pour tout occidental, mais aussi tout Africain qui n’est pas du Centre.

2. Enfances, recueil de nouvelles collectif.
Il m’a permis de me rapprocher d’écrivain(e)s que j’admire beaucoup, et que, maintenant, je peux me permettre de tutoyer.

C’est aussi le livre préféré de ma mère.
3. Atterrissage de Kangni Alem.
A mes yeux (et à celui de beaucoup) c’est du grand, du très grand théâtre. Terriblement scénique. Une pièce qui prend aux tripes. On rit en ayant honte de le faire, puis on pleure d’autant plus fort (ce n’est pas une image, mes larmes ont coulé quand Fodé dit « Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe.... »).

Ton domicile, dans le 12ème arrondissement de Paris, est devenu au fil des ans le carrefour des écrivains africains... Presque tout le monde y a mis les pieds, que ces auteurs soient publiés chez toi ou ailleurs ! On dit même que c’est là que se font et se défont les lettres africaines actuelles...

Merci du compliment. « presque tout le monde » Oui, car je ne mélange pas les torchons (ou auteurs de torchons) et les serviettes. Comme pour mes livres, je ne reçois que ceux que j’aime. Mais les recevoir est un prétexte. Puisque je ne peux pas retourner vivre en Afrique, tant que ma mère, veuve et dont je suis le seul enfant, est vivante, je fais en sorte que l’Afrique vienne chez moi. Et alors, je m’y sens bien. Trop bien, même.
Merci


Infos supplémentaires

EDITIONS NDZE

Siège : BERTOUA AU CAMEROUN

Adresse : BP 647

Mèl : [email protected]

Fondateur : Michel Cadence

(Paris, tel [33] [0]1 43 44 23 56)/
[email protected]

Directeur Commercial : Alexis Limbona

(Bertoua, tel [237] 959 68 14)/[email protected]

Délégué Afrique : Jean Divassa(Libreville tel [241]06 03 03 62) / [email protected]

Conseiller artistique : Marc Lopez-Bernal

Directeurs de collection :

Théâtres : Florent Couao-Zotti /([email protected])

Nouvelles : Kangni Alem / ([email protected])

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