email

Les Grands débats du Blog (3) : LES LIEUX DE LA LITTERATURE FRANCOPHONE, Par Patrice Nganang

Connu pour son franc-parler, l’écrivain d’origine camerounaise Patrice Nganang (photo) est sans doute un de nos meilleurs polémistes. Il refuse la soumission, le larbinisme et la sournoiserie de la pensée. Il met toujours le doigt dans la plaie, au risque de s’attirer toutes les foudres du milieu parisien qu’il croque sans intransigeance. Il sait que ce n’est qu’ainsi qu’on pourrait engranger plus tard les fruits de ceux qui ont toujours eu raison avant les autres, ceux qui disent tout haut ce que certains pensent ou écrivent tout bas. Nganang nous montre comment l’alerte d’une littérature francophone moribonde et décadente demeurera permanente si nous ne recherchions pas les vrais lieux de cette littérature ailleurs que dans les contours de ce "centre de gravité" qu’est Paris. Il faut donc retrousser les manches, monter au filet et non se contenter de "l’attitude stérile du spectateur", pour reprendre la formule de Césaire. C’est donc avec plaisir que nous accueillons ici son texte Les Lieux de la littérature francophone, texte qui ne manquera pas de secouer le cocotier... Mais laissons l’écrivain s’exprimer :


Ne nous trompons pas de lieu de questionnement : aucun écrivain sérieux ne s’appellerait encore francophone. Se sont-ils jamais ? Ainsi, strictement parlant, puisqu’il n’y a pas d’écrivain francophone, la littérature francophone n’existe pas.

E. Glissant

Imaginons donc pour un moment Edouard Glissant, Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Aminata Sow Fall, se présentant en Australie, dans un congrès d’écrivains, à des collègues chinois ou australiens, et se disant écrivains francophones !
Imaginons l’un ou l’une d’entre eux en Suède, oui, ça viendra, se presentant au jury qu’on sait, comme étant écrivains francophones ! Comme si ce n’était pas suffisant qu’ils ou elles aient écrit des livres et soient reconnus pour la force de leur imagination ! Oui, comme si ce n’était pas suffisant qu’ils ou elles soient des écrivains !

Leur faut-il encore vraiment porter cette croix-là ? La somme d’écrivains jetant aux poubelles le vocable francophone est trop grande pour qu’il y en ait encore aujourd’hui qui, sérieusement, le prenne comme étendard. Et nous savons que ce ne sont pas seulement les écrivains les plus récalcitrants de la littérature dont il s’agit ici, Mongo Beti et autres qui, dès les années soixante-dix, auront voué la littérature francophone aux gémonies. En réalité, ce sont toujours les autres qui font des écrivains d’expression française, des francophones ; qui ainsi les classifient parfois sans avoir ouvert leurs livres, et d’un même geste d’ensemble donc, (mé)jugent des textes en les regroupant dans le même panier à crabes. Qui sont ces autres ? Les maisons d’édition d’abord, qui présentent des auteurs si divers et si contradictoires dans des collections, qui "noire", qui "africaine", qui "d’Afriques", avec ou sans "s", et ainsi passent sur leurs œuvres un coup de cirage noir dont ils n’ont jamais voulu ; les libraires ensuite, car il faut tout de même que les livres produits se vendent quelque part et d’une certaine manière ; et puis les bibliothécaires, car ‘littérature francophone’, c’est pour eux une catégorie qui aide à classifier les tonnes de bouquins qu’ils reçoivent, donc, à présenter, mais aussi à archiver des textes d’auteurs.

Plus important certainement, et c’est sa seule légitimation d’importance, littérature francophone, c’est un vocable qui donne un visage à un travail de critiques sur la littérature produite en français par des auteurs qui ne sont pas de souche française - ah, ce mot assassin de l’exclusion française d’auteurs de talent !
Pourtant, c’est en ce point-ci, à partir de ce lieu de la littérature, que l’on assiste de plus en plus à un inattendu glissement de terrain : disons, à un séisme de plus en plus profond, de plus en plus total, qui sans nul doute change déjà le visage de la littérature d’auteurs qui ne sont pas d’origine française ; qui de manière inattendue, donne aux écrivains eux-mêmes un autre visage.

René Maran

C’est vrai, grâce aux institutions littéraires parisiennes, les auteurs acquièrent encore une visibilité certaine et donc, une personnalité littéraire indiscutable. La renommée jadis du Batouala de Maran, prix Goncourt, se répète encore sur des auteurs d’aujourd’hui, en des retombées visibles de redéfinition de l’espace de leur parole. Là où au Mali, à Madagascar, au Cameroun, au Sénégal, les auteurs ne sont parfois plus redevables que de la perfusion des Centres culturels français, qui ont tout de même efficacement accompagné le travail de production tant romanesque que de théâtre d’un Sony Labou Tansi, c’est la France qui donne le dernier coup de main, on dirait, le coup de baguette magique à l’auteur qui veut être.

La France seulement ?
La France, et surtout, le Paris de la recension dans les journaux, le Paris des rencontres informelles, des déjeuners, des dîners, des soupers, des émissions de radio, de télévision, le Paris de l’accompagnement du livre, de l’événement littéraire, oui, mais est-ce suffisant ? Nous savons, la littérature vit autant dans la profondeur du regard, qu’elle s’émousse dans la hauteur du bruit dont elle s’entoure. L’originalité d’une parole d’écrivain ne se découvre pas toujours dans la rapidité et les limitations de recensions de journaux ou dans le tamtam d’émissions de télévision. C’est ici que le travail des critiques universitaires est plus que cardinal : qu’il est vital. Or il suffit d’aller par exemple à la Sorbonne, dans le lieu de recherche sur la littérature francophone, pour se rendre compte, peut-on le dire sans une certaine honte ?, devant le vétuste et la pauvreté des lieux, que ce qui a lieu-là, c’est, moins que l’étude, l’assassinat assuré de la littérature produite par les auteurs qui ne sont pas "de souche" française. C’est à peine si l’on trouverait un ordinateur dans les bureaux, en ces jours où la recherche est de plus en plus impensable autrement ! Certes, on dirait, elles sont nombreuses, les universités françaises qui ont consacré des chaires aux études de la littérature francophone. Mais le sont-elles vraiment ? Passons.

Dans le même temps il devient de plus en plus impensable d’avoir une université aux Etats-Unis, ou au Canada, par exemple, sans des postes d’enseignement spécifiquement dédiés aux "études francophones". Dans le fond, on en arrive déjà à la situation, plutôt salutaire, à y voir de près, où les auteurs d’expression française sont beaucoup plus enseignés dans des universités américaines qu’en France ; où d’ailleurs des éditeurs utilisent cette "distinction" pour leur créer une surface parisienne !

En réalité, peut-on encore parler aujourd’hui de littérature francophone sans mentionner les centaines universités américaines, ces véritables industries de la lecture, de l’analyse, de la recherche et de la production critique ? Peut-on passer sous silence ces nombreuses revues américaines, des plus prestigieuses aux revues en ligne, qui s’ouvrent ou alors se spécialisent aux ‘études francophones’ ? Peut-on oublier ces nombreuses thèses qui s’écrivent sur des auteurs souvent des plus invisibles dans l’espace français ?

Yambo Ouologuem

Comment d’ailleurs oublier le fait que ces recherches auront ressuscité des auteurs comme Yambo Ouologuem, lui qui avait longtemps été enterré à Paris ? C’est que d’ailleurs aujourd’hui, la présence américaine dans les études francophones n’est plus seulement de structures, elle est aussi de discours.

Là où les études des littératures d’auteurs d’expression française, quand elles sont menées en France, se sont paresseusement ouvertes aux réflexions des études postcoloniales, les critiques basées dans les universités anglo-saxonnes ont très tôt mis les littératures francophones en communication avec les littératures d’autres coins de la terre, les ont ouvertes aux discussions fructueuses sur le genre, sur les minorités, y ont retrouvé un questionnement salutaire de la question de la race, une reflexion sur le cosmopolitisme, etc., créant ainsi des solidarités littéraires insoupçonnables, et cela, au moment où les ensembles classiques hérités d’une vision nationale de la littérature, avaient déjà montré leurs limitations. Inutile de dire que les ‘études francophones’ basées dans les universités américaines ont ainsi pu très vite dépasser les clivages d’une France qui s’enferme de plus en plus dans un anti-américanisme limitant, et qui pour les "études francophones" parfois n’offre plus qu’un tiers-mondisme de papa, même si habillé de vêtements neufs de l’altermondialisation.

Alors : les Etats-Unis, le paradis de la littérature francophone ? Peut-être, car si ce monstre dont vraiment aucun écrivain d’expression française ne veut se réveille soudain de sa mort assurée, c’est certainement parce qu’il est de plus en plus devenu une invention des institutions académiques américaines.

Assia Djebar

Et les auteurs ne s’y sont pas trompés, eux qui d’ailleurs ont accompagné cette profonde mutation du discours francophone dès le départ, dans les années quatre-vingt, en acceptant des chaires professorales d’études francophones dans des universités américaines des plus prestigieuses, comme Stanford, Duke, Columbia : Maryse Conde, Assia Djebar, Edouard Glissant, auxquels se sont ajoutés Pius Ngandu Nkashama, Jean-Godefroy Bidima, Alain Mabanckou, etc. Des distinctions comme le prix Marguerite Yourcenar, decerné à Harvard, dont le jury est composé exclusivement d’universitaires, ont ouvert aux écrivains une scène de présence à l’extérieur de l’académique, tout comme les portes de maisons d’édition et la facilité de traductions, en un monde de l’édition régi par la toute-puissance des agents.

Ainsi s’est-il de plus en plus fabriqué des auteurs que les bibliothécaires, les libraires, et tous les classificateurs parisiens du littéraire auraient, par vieil automatisme, placé comme ‘francophones’, mais qui pourtant résistent à leurs caisses et fichiers têtus, parfois à cause de leur biographie plutôt inattendue, mais pourtant logique, comme Edwige Danticat, Dany Laferrière, mais parfois aussi à cause de leur choix simple, d’abandonner la langue française comme langue d’écriture, comme c’est le cas chez V.Y. Mudimbe.

Mudimbé

Et ici, avec Mudimbé, nous nous retrouvons avec le cas d’un auteur, une référence incontournable dans les études africaines et postcoloniales aujourd’hui, et donc, dans les études francophones, d’un écrivain ex-francophone, dont les œuvres majeures, The Idea of Africa, The Invention of Africa, ne sont même pas encore disponibles en français !

C’est vrai que pour un critique comme Achille Mbembe, auteur de l’influent de De la postcolonie, et dont le passage aux Etats-Unis a été suivi par un retour en Afrique, la question se poserait autrement, lui qui au nomadisme de son parcours fait correspondre le choix de publier en même temps en français qu’en anglais. Ici aussi c’est l’évident qui devient visible : la scène de la littérature dite francophone s’est longtemps décentrée. Mieux : depuis que Paris a cessé d’être l’unique centre de son monde, le mort s’est soudain mis à battre des yeux et s’est d’ailleurs remis à vivre. Qui plus est, il s’est levé et en des pas assurés, le voilà qui revient frapper aux portes des institutions littéraires francaises. Ainsi, l’élection d’Assia Djebar à l’Académie française, pour ne citer que cela, acquiert une signification dont on ne saurait peut-être enlever le poids du lieu d’écriture actuellement américain de l’auteur.

Patrice Nganang


Patrice Nganang est Associate Professor of French and German à Shippensburg University of Pennsylvania, aux Etats-Unis. Lauréat du Prix Marguerite Yourcenar en 2002 et du Grand prix de la littérature d’Afrique noire en 2003 pour "Temps de chien" (Ed. Serpent à Plumes, 2002), son dernier livre publié est "L’Invention du beau regard", "contes urbains", (Ed. Gallimard, 2005)

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.

Recevez nos alertes

Recevez chaque matin dans votre boite mail, un condensé de l’actualité pour ne rien manquer.