email
L’affaire Elf

Les amis africains de Sirven

Lu sur RFI

Des statuettes de Deviers-Joncours aux banques suisses, l’affaire Elf a pris depuis quelques mois son tournant africain. Interrogés par le juge Renaud Van Ruymbeke, magistrat au pôle financier, les protagonistes dévoilent peu à peu les coulisses des comptes à pseudonyme, des sociétés offshore et des commissions occultes. Parmi ces témoignages, un cas revient régulièrement : celui du Congo-Brazzaville. En exclusivité pour RFI, Pascal Lissouba, le président déchu, confirme ses récents propos au juge Van Ruymbeke. Il dévoile l’emprise de la compagnie pétrolière et les coulisses du coup d’Etat de 1997.

Est-ce une simple stratégie de défense ou le souci de lever –un peu– le coin du voile qui a décidé Alfred Sirven à parler ? Le 15 novembre dernier, dans le cabinet de Renaud Van Ruymbeke, le détenu le plus célèbre de la prison de la Santé commence à livrer sa vérité sur les détournements organisés par le groupe pétrolier.

Face au juge parisien et à son homologue genevois, Paul Perraudin, Alfred Sirven écoute la longue liste des mouvements de fonds décortiqués par la justice suisse. En tout, plus de 200 millions de francs suisses (800 millions de francs français) ont transité sur les comptes de l’ancien directeur des affaires générales d’Elf sur une période de quatre ans (de 1989 à fin 1993). « Toutes les sources constituant cette somme ont été identifiées, précisent les juges, la quasi totalité se rapportait à des avoirs en provenance directe d’Elf Aquitaine, via sa société financière Rivunion ». La banque suisse du groupe qui permettait d’articuler les filiales françaises du groupe à son réseau de sociétés étrangères écrans. Problème : un quart du magot a été détourné sur des banques du Lichtenstein. Or, au printemps 1997, au moment où Alfred Sirven prépare son exil vers les Philippines, cet argent réapparaît dans deux établissements suisses, la BDL (Banco di Lugano) et à l’UBS (Union des banques suisses) de Genève. D’où le soupçon légitime de détournements de fonds au détriment… d’Elf qui, rappelons-le, est partie civile dans cette procédure.

Après dix mois de silence, Alfred Sirven s’explique : « Les 50 millions, je les connais. J’étais propriétaire d’une partie minoritaire que, sans documents, j’évaluerais à 15 ou 20% sous réserve. L’autre partie majoritaire appartient au Congo Brazzaville ». Habile, il poursuit : « Les 15 à 20% n’ont rien à voir avec Elf, c’est le produit des affaires réalisées lorsque j’étais en Suisse, tant au cours de la période où je travaillais pour EAI [Elf Aquitaine Internationale, qu’il présidait, la filiale des emplois fictifs du groupe] qu’au cours de la période postérieure à mon départ d’Elf. Par exemple, la construction de ponts ou de routes dans un État. » De ces juteuses commissions, il ne dira rien de plus : ni noms, ni lieux, ni personnes. Mais il évoque ces « mandants », autrement dit, comme André Tarallo l’a déjà expliqué pour Omar Bongo qu’il n’a jamais désigné nommément, Alfred Sirven faisait office de gestionnaire de fortune.

Pour qui ? Des « Congolais ». « En avril 1996, continue Sirven, la situation était mauvaise en France pour moi et au Congo pour mes mandants qui m’ont demandé de changer l’argent de place. Ils n’avaient plus confiance en la Suisse, ils étaient un peu nerveux à Brazzaville. Ils souhaitaient que l’argent aillent au Lichtenstein. » Chose faite, grâce à une série d’intermédiaires que Sirven charge de gérer les comptes, moyennant rémunération. Un an plus tard, printemps-été 1997, tout s’accélère, 9 millions de francs suisses sont retirés en liquide pour faciliter la fuite du fugitif. « Compte tenu des conditions et modalités exceptionnelles de mon départ de Suisse, que personne ne connaît, j’aurais pu prendre la totalité de cet argent s’il avait été à moi. J’aurais pu le cacher dans un endroit sûr. Mes mandants souhaitaient que les fonds demeurent en Europe. » Question de Renaud Van Ruymbeke :

« – Les Congolais que vous avez cités étaient-ils des proches de M. Lissouba ou de M. Sassou ?
– Lissouba
– S’agissait-il de M. Mougounga l’ex-ministre des finances de Pascal Lissouba ?
– Je connaissais personnellement le président Pascal Lissouba. Je ne souhaite pas en dire davantage. »

Les mallettes gabonaises
Fin de l’interrogatoire. Deux semaines plus tard, le président déchu dément connaître personnellement Alfred Sirven. Mais le 14 décembre 2001, face au juge financier, il dévoile un peu les coulisses du pouvoir et de l’emprise de la compagnie pétrolière sur les affaires congolaises. En commençant par les débuts, la campagne électorale de 1991. C’est le quotidien le Figaro du 19 décembre qui relate son témoignage :

« Le président Bongo a offert de financer ma campagne électorale. C’est ainsi que M. Tarallo, qui recevait des ordres en ce sens de M. Bongo, m’a remis des sommes en espèces pendant cette campagne. M. Tarallo m’a remis à plusieurs reprises ces espèces dans une petite mallette. Le total pu représenter 1 million de francs français, mais ce montant est très approximatif. » Le 21 décembre, dans les salons chic du Concorde Lafayette, à Paris, Pascal Lissouba nous précise le rôle de « porteur de valise » joué par André Tarallo.
« – Bongo est pour moi un parent, c’est lui, sur son argent, qui a demandé à Tarallo, de me donner ce qu’il voulait bien me donner. Je n’ai jamais rien demandé à Tarallo.
– C’était donc de l’argent qui revenait au Gabon ?
– Oui, c’est ça. »

Puis, il enchaîne sur l’affaire du trafic d’armes de 1997. Face aux troupes de Denis Sassou N’Guesso, Lissouba a un besoin crucial d’armes et de munitions. Il fait appel au marchand Jacques Monsieur, un Belge installé en France, couvert par la DST et la CIA, récemment condamné à 10 ans de prison par un tribunal militaire iranien. Pour 61 millions de dollars, Jacques Monsieur livre une panoplie complète, des hélicoptères ukrainiens aux Kalachnikov. Là encore, le M. Afrique du groupe pétrolier intervient, alors qu’il est officiellement à la retraite, pour mettre en contact la présidence congolaise et le marchand d’armes. « C’est M. Tarallo qui, vraisemblablement, connaissait le mieux le marché… Il fallait aller vite, la guerre commençait à venir, nous avions des jeunes gens à qui nous devions donner des armes et… nous n’étions pas prêts. Sassou, lui, il était prêt. » Un épisode confirmé par l’ex-ministre des Finances N’Guila Mougounga, mais toujours nié par André Tarallo. Cela veut-il dire que les pratiques d’Elf ont changé en 1993 au moment de l’arrivée de Philippe Jaffré ? Réponse de Lissouba :

« – Je ne peux pas dire que M. Jaffré a fondamentalement changé les choses, mais il a suivi la logique que leur groupe exigeait.
– Y compris dans la gestion de la manne pétrolière…
– C’est surtout dans la gestion de la manne pétrolière, mais donner de l’argent à un chef d’État pour qu’il achète des armes, alors qu’il est agressé, ça rentre dans une certaine logique. »

Alors que cette affaire est l’objet d’au moins trois enquêtes judiciaires en France et en Belgique, les magistrats ne pourront manquer de se poser la question suivante : Philippe Jaffré, comme l’ensemble de l’état-major de la compagnie pétrolière, pouvait-il ignorer que le financement de cette opération, par du pétrole gagé, transitait par la Fiba, grâce à un intermédiaire de choix : son ancien président, Jack Sigolet, le Mozart de la finance et bras droit d’André Tarallo, lui aussi officiellement à la retraite depuis mai 1996 ? Du côté de la Tour Elf, on observe un silence de bon aloi en se réfugiant derrière le statut de partie civile.

Sollicité à de nombreuses reprises, Philippe Jaffré a toujours refusé de commenter ces informations. Il faut dire que l’ancien patron a été, devant le juge Van Ruymbeke, jusqu’à nier les opérations de financement politique que menait le groupe, en direction de tous les partis. L’un des rares points qui fasse l’unanimité entre les différents mis en examen du dossier.

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.