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Lettre au « vieux » Rabemananjara

Mon Cher « vieux » Rabe,

Permets-moi de t’appeler ainsi. Pour moi qui suis originaire du Congo-Brazzaville, dans notre conception – et sans doute dans beaucoup d’autres contrées africaines – le mot « vieux » n’a pas du tout une connotation négative. Il est au contraire un des plus affectueux, incarnant à la fois la sagesse, la révérence et la reconnaissance que les « petits » doivent à leur « vieux ».

Tu l’auras compris, c’est donc comme « petit » que je t’adresse cette missive, même si je ne t’ai vu qu’une seule fois dans ma vie - cela avait pourtant suffi pour que je saisisse, dans la sérénité de ton regard dont j’ai gardé pour toujours l’expression, qu’il y a des rencontres qu’on n’oublie pas et que certaines images nous poursuivront jusqu’à la fin de nos jours. C’est le romancier Eugène Ebodé qui nous présenta alors l’un à autre il y a quelques années. Et puis, nous ne sommes plus revus. Je voudrais même dire que le Destin avait bien arrangé les choses de la sorte. Parce que je suis de ceux qui pensent qu’on ne devrait se retrouver en face d’un grand personnage qu’une et une seule fois dans sa vie. Que vaut en effet une image affectée de la banalité de la répétition ? Mon souvenir est grand, parce qu’il n’aura pas été répété et que j’aurais gardé de toi la silhouette d’un être mobile, souriant, nous ouvrant sa porte et son cœur. Te rappelais-tu encore cette rencontre ? Je ne pense pas, et j’ignore combien de temps j’étais resté dans ton appartement parisien. Au fond, avec le défilé d’amis, de chercheurs, d’étudiants et d’admirateurs, je ne suis pas certain que tu te serais souvenu de cet instant presque volé – Ebodé m’avait dit :

« - Est-ce que tu veux voir le Vieux Rabe ?

« - Bien sûr que oui ! avais-je répondu »

Et c’était ainsi que nous avions « fait un tour » chez toi. Sans rendez-vous. Et c’est ainsi que tu nous avais reçus. Sans protocole. Mes yeux se posaient sur les photographies en noir et blanc accrochées au mur. J’avais l’impression que tu vivais reclus dans cet appartement, regardant à travers la fenêtre la lueur du jour qui, certainement, t’inspirait une autre poésie, celle qu’on n’écrit pas, celle qu’on ne publie pas, celle que nous emportons avec nous pour un jour entonner l’ultime symphonie céleste devant les anges médusés par la justesse de nos accords et la perfection de nos sonorités...

Tout au long de cette visite, je ne cessais de te regarder. Et tes yeux, grandement ouverts, se posaient sur moi. J’avais publié un ou deux recueils, mais je préférais dire à Ebodé que je n’étais qu’un admirateur, surtout pas un auteur de poèmes. Alors nous parlâmes de tout et de rien. Et Ebodé récita de mémoire certains de tes vers. Je vis ta gêne. Mais qui pouvait arrêter le romancier camerounais saisi par la justesse et la force de tes vers ? Je compris que tu avais de l’affection pour ce jeune auteur. Que tu lui tendais le relais...

D’ordinaire, mon cher vieux, je me méfie des personnages qui ont « fait » l’Histoire. Ils sont pour moi des images pieuses. Je ne les imagine pas en mouvement. Encore moins exécutant les gestes de la vie courante. Ils sont tellement figés dans les livres qu’il nous est impossible d’imaginer un seul instant entrer en dialogue avec eux, ou leur adresser une lettre comme je le fais en ce moment. Ces personnages-là nous semblent éloignés, d’un autre monde, d’un autre univers. Ils contemplent alors notre présent avec l’air désabusé des héros incompris. Dans ces conditions, lorsque je suis en face d’un tel personnage, je me borne à admirer sa barbe grise, à saluer sa pensée, à lui rendre un hommage de loin, mais vraiment de très loin.
Tu étais certes un héros.

Tu étais certes un personnage de l’Histoire. Et pourtant tu m’étais si proche que je ne ressentais pas cette distance que j’éprouve d’habitude dans de telles situations. Tu ne voulais surtout pas que soit divulgué ton statut – la marque même des grands hommes ! Ton humilité était telle qu’elle t’avait causé plus que de déconvenues : de ton vivant, lorsqu’on évoquait la Négritude, tu étais à peine cité, de même que le guyanais Léon-Gontran Damas avec qui tu partageais le faix de cette ingratitude. Mais qu’aurait été la Négritude sans vous deux ? Damas causait des névralgies aux autorités coloniales. Ton chant à toi rivalisait celui du Rossignol, et sous tes airs de bonhomme conciliant se cachait l’un des révoltés les plus coriaces de l’histoire négro-africaine. De même que Louis Aragon chanta l’Amour incarné par Elsa pendant l’Occupation – s’attirant au passage les foudres de ses pairs qui estimaient que l’Amour était incompatible avec l’état de siège d’alors – c’est par l’Amour que tu dessinas cette île qui nous fascine : Madagascar…

En réalité c’est le visage du citoyen ordinaire que tu voulais qu’on garde de toi, parce que, qu’est-ce que la Poésie si elle nous éloigne de l’humilité, de l’effacement ? Dans son affrontement avec le temps, le poète tempère les ailes de la renommée, se contente de la richesse du vers et de l’oiseau qui chante le matin devant sa demeure. Tout le reste n’est alors que vanité. De ce fait, je dirais que ta vie aura ressemblé à celle de ce lion insulaire dont tu connaissais le rugissement à une colère près : Aimé Césaire. Tous les deux, vous nous avez appris à nous aimer, à raccourcir les distances, à créer de nouvelles fraternités littéraires, à nous rapprocher du côté des petites gens. C’est avec vous deux que nous avions su que la poésie était une « arme miraculeuse », parce que vous l’avez vécue, parce que vous l’avez habitée, et surtout parce que vous ne pouviez pas vivre sans elle. D’ailleurs le lecteur de ton recueil Antsa et le lecteur du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire se reconnaîtraient, se découvriraient des affinités. Ce sont deux recueils d’introspection, des livres dans lesquels la sueur, le cri, l’amour, l’affrontement et la révolte face aux injustices se lisent même entre l’espace qui sépare deux mots, dans la marge très réduite de la page, ou à travers les trois points de suspension…

Tu étais ce citoyen ordinaire fondu dans la foule, la fierté de notre solidarité des « damnés de la terre » venus au monde pour dire la parole tue, rappeler à l’oppresseur que tant que les scènes de chasse auront le même dénouement – la victoire du chasseur, bien sûr –, la Vérité, elle, nous tournera le dos. Depuis bien longtemps, et avant même la prise de conscience qui nous anime aujourd’hui, tu rêvais de ce monde qui serait celui des additions, des multiplications et non celui des soustractions et des divisions. Mais ce dernier monde s’installe de plus en plus à notre grand désespoir. Ton rêve est là, en nous et avec nous. Certains diraient que c’était une utopie. L’utopie ? Celle-ci n’est-elle pas l’amorce de toute entreprise exceptionnelle ? C’est justement parce que notre monde manque d’utopies que la tolérance ne nous habite plus. L’utopie nous apprend la patience et nous prépare au sacrifice. Ces deux préalables sont rarement atteints, et c’est ainsi que nos plus belles utopies meurent du jour au lendemain comme elles sont venues dans notre esprit...

Or tu es poète, c’est-à-dire la source même de l’utopie. Ton poème est en soi une utopie, une utopie révolutionnaire (ce qui serait d’ailleurs un pléonasme puisque je reste persuadé que toute révolution repose sur une utopie). C’est parce que le statu quo ne tolère guère l’utopie que le peuple finit, quoi qu’il arrive, par descendre dans la rue pour l’imposer. Ainsi, les événements de 1789 en France et l’insurrection de 1947 à Madagascar – et la répression qui s’ensuivit – furent les conséquences des grandes utopies avant d’être des révolutions qui ont changé notre manière de regarder le monde. Et l’Histoire retiendra aussi que c’est en 1947 que tu connaîtras la prison…

Lorsqu’en 2005, j’appris ta disparition en suivant l’envol d’un albatros aux ailes lourdes – je vivais déjà en Amérique – cela ne me troubla guère : je savais depuis longtemps que les poètes, les vrais « utopistes », ne mouraient jamais et que nos regrets, nos lamentations, nos jérémiades, nos pleurs ne valaient rien devant l’immortalité de l’Art. Alors je souris devant la maladresse de cet albatros, non sans me dire :

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! »

Et, en même temps, je poursuivais ce dialogue intérieur emprunté à Baudelaire en concluant :

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Dans le mouvement de la Négritude, le dynamisme de la revue et de la maison d’édition Présence Africaine, tu aurais mérité plus de reconnaissance, plus d’écho. En cela, et je l’ai rappelé plus haut, tu partages avec le guyanais Léon Gontran Damas la cellule sombre du purgatoire dans lequel il faudra bien que la postérité te rende justice et te hisse à la place qui est la tienne. On te condamne à la prison en 1947 par le pouvoir colonial ? Soit ! Et c’est pendant cette période que tu nous livres la substance de la plus haute de « tes solitudes » : ta poésie éclate au grand jour. Les murs de la prison s’effondrent d’eux-mêmes devant l’esthétique et la révolution qu’engendre Antsa.

Oui, je suis persuadé que tu as écrit Antsa sans respirer, sans ciller, sans ôter ta main de ton cahier, sans observer le gardien qui te tendait le pain du jour. Et alors, de là naît l’un des plus beaux chants d’amour, l’amour de l’île, l’amour de cette portion de terre qui tangue sur l’Océan indien, l’amour de Madagascar. La prison elle-même devient cette île, et les mots s’égrènent tandis que le chant prend des accents à la fois romantiques et révoltés lorsqu’il faut décrire cette terre. Tu n’es plus de ce monde. Et pourtant tu es là. Et tu peux enfin crier ton amour pour Madagascar, dire à celle île les paroles que tu as gravées dans Antsa et que je relis sans cesse lorsque je repense à notre brève rencontre :

je m’allongerai sur ton sein avec la fougue

du plus ardent de tes amants

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