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Portraits d’écrivains (1). Dix questions à Léonora Miano : "Laissons les étiquettes aux commerçants et aux esprits sans imagination !"

D’origine camerounaise, arrivée l’année dernière dans le paysage littéraire français avec un roman largement remarqué -L’Intérieur de la nuit -, Léonora Miano a tout d’un vrai écrivain : talent, finesse de l’écriture, originalité du ton et sens de la provocation littéraire. Esprit cosmopolite, amatrice de la littérature mondiale, Miano est un écrivain qui regarde l’horizon avec la constance de l’oiseau migrateur. Du coup, son Afrique est mise en lambeaux, avec le souci de réinventer un univers sans tabous. Miano a le verbe haut, le sens de la formule incisive, et beaucoup se souviennent de son éclat de colère lors du dernier Salon du livre de l’Outre-mer (à Paris) lorsqu’elle rappela au journaliste-animateur qu’elle n’avait pas parcouru des centaines de kilomètres pour discuter des généralités, et donc ne pas parler de son livre. Et elle se mit à parler de son roman !...

A ceux qui souhaitent tourner autour du pot, Léonora Miano propose le langage direct, la crudité des faits. L’Intérieur de la nuit est une sorte de tragédie au cœur des ténèbres, une « farce » qui met à nue la barbarie humaine. Le lecteur n’oubliera pas cette population d’Eku « prise en otage » par une armée rebelle lui interdisant désormais tout déplacement, lui faisant subir les pires exactions. Les démons ne sont pas loin, et c’est au nom d’une certaine idéologie censée réinstaurer une Afrique « authentique » que la barbarie prend le dessus.

Un enfant est alors sacrifié, proposé comme « nourriture » aux villageois ! C’est à travers le regard d’une jeune femme, Ayané - de retour d’Europe - que le lecteur plonge « au cœur de ce pays » (titre d’un roman du Nobel sud-africain J-M Coetzee qui évoque également la haine, la peur et la violence). Miano dissèque au scalpel la folie des hommes : sa mise en scène « marquezienne » du cannibalisme -L’Automne du patriarche - demeurera certes dans les esprits. Le roman dégage une universalité et une habilité de narration qui font déjà de Miano une des voix les plus sûres et les plus singulières de nos Lettres. Son deuxième roman, Contours du jour qui vient paraît pour la prochaine rentrée littéraire (en août).
Je lui ai posé dix questions :

1. Léonora, ton premier roman "L’Intérieur de la nuit" a été bien accueilli et fut même élu par la rédaction du magazine "Lire" comme l’un des meilleurs livres de l’année 2005. Il y a quelques jours il a reçu le Prix Louis-Guilloux. Comment vis-tu un tel accueil pour un premier roman ?

Je suis évidemment très surprise, et à chaque fois qu’une distinction quelconque me tombe dessus, je me dis qu’on va relire ce texte, et finir par y voir les nombreux défauts que je lui trouve ! J’étais déjà très heureuse d’être publiée, et je ne pensais pas être remarquée si vite. Tout succès est accidentel, comme tu le sais. De très bons livres sont écartés. J’apprécie donc ma chance.

2. Certains t’ont reproché d’aborder le cannibalisme dans ton livre et de donner ainsi, semble-t-il, une mauvaise image de l’Afrique. J’ai comme envie de dire : que réponds-tu pour ta défense ?

Je réponds coupable, bien entendu... Avec tout de même les circonstances atténuantes qui suivent : le roman ne dit pas que l’Afrique entière soit peuplée de cannibales, ni qu’elle ait inventé ce phénomène ; ensuite, les victimes de la violence que je décris sont elles aussi africaines, et taire ces horreurs serait passer leur souffrance sous silence. J’ai pris le parti de dire les choses, et d’ailleurs, je ne suis pas la première. Je crois que cela choque plus sous la plume d’une femme.

3. As-tu une idée de la réception de ce roman dans ton pays natal, le Cameroun ?

Oui. Je m’y suis rendue au mois de mars afin de présenter le livre. Les réactions ont été diverses : colère (prévisible) et encouragements (plus inattendus) m’ont accueillie. Je savais que je ne ferais pas consensus, et m’y étais préparée. Ce qui m’a le plus étonnée, c’est de constater qu’en 2006, les camerounais ne considèrent pas encore la littérature comme un art. Pour eux, l’écrivain doit être une espèce de porte-parole, de héraut d’une cause dont on ne m’a pas clairement défini les contours... Je crois les avoir déçus sur ce point, car je me vis comme une artiste avant tout. Mais tu sais que le Cameroun est le pays de Mongo Beti... Il faudra du temps pour déboulonner la statue du commandeur !

4. Ton deuxième livre, "Contours du jour qui vient", sort août prochain, toujours chez Plon. Serait-ce indiscret de savoir en quelques mots de quoi traite ce roman ?

C’est très indiscret, mais je veux bien te le dire, à toi. Pour ce prochain texte, je suis une fois de plus partie d’une situation réelle : celle des enfants dits sorciers

et chassés de chez eux par leurs parents. Mon héroïne a douze ans, et a été chassée par sa mère. Lorsque nous la rencontrons, au début du roman, cela fait trois ans qu’elles ne se sont pas vues. La petite décide de rechercher sa mère, pour lui demander des explications et parce qu’elle pense qu’il lui sera impossible de se construire sans la revoir. L’essentiel du roman se déroule dans l’imagination et dans la mémoire de l’enfant qui s’adresse en pensée à sa mère, cependant qu’elle traverse un pays envahi par les sectes religieuses pour la retrouver. Histoire et histoire se confondent, et on finit par comprendre que la fillette est une métonymie de cette génération d’enfants livrés à eux-mêmes, et que la mère métaphorise une Afrique en perte de repères. Ce livre est moins réaliste, et plus intimiste que L’intérieur de la nuit.

5. Les auteurs en herbe seraient intéressés par ton parcours. Comment es-tu parvenue à « séduire » les éditions Plon - éditeur de Camara Laye - pour ton premier livre ? As-tu essuyé des refus de tes manuscrits ailleurs ?

La publication chez Plon est un heureux hasard. Je n’avais pas pensé à cet éditeur, dont je ne connaissais pas la production littéraire actuelle. Un manuscrit qui n’était pas celui de L’intérieur de la nuit est arrivé chez cet éditeur (adressé par quelqu’un d’autre que moi), qui a eu un coup de cœur pour mon écriture, et qui s’est mis à m’appeler régulièrement pour savoir si j’avais autre chose. Lorsque je leur ai donné L’intérieur de la nuit, ils ont décidé de le publier en premier, en prévoyant une autre sortie pour le précédent roman qui ne parlait pas d’Afrique. Je suis peu encline à voir ce texte paraître aujourd’hui, parce que mon écriture a mûri et que j’écrirai encore... Je n’ai pratiquement pas essuyé de refus pour mes romans, puisque je n’avais sélectionné que 4 éditeurs. J’ai choisi Plon parce que c’était celui qui me désirait le plus. D’autres m’en veulent d’ailleurs, de n’avoir pas assez attendu leur réponse...

6. Te sens-tu appartenir à une génération d’écrivains africains ? Comment regardes-tu la littérature africaine actuelle ?

Par la force des choses, je suppose que j’appartiens à une génération d’écrivains africains, mais ce n’est pas en ces termes que je pense à moi. Je suis un écrivain, et si je travaille à partir de ce que je suis (africaine donc à l’origine), il me semble surtout parler d’humanité dans mes romans. Je m’attache surtout à élaborer un univers esthétique, et c’est ce qui m’intéresse chez les auteurs que j’apprécie. En ce qui concerne la littérature produite par des Africains, je me réjouis de la diversité des formes et des points de vue qu’on peut désormais y trouver. Il va bientôt y avoir de véritables artistes dans cette catégorie d’auteurs.

7. Le magazine "Lire" vient de consacrer un numéro intitulé "Special filles. Les femmes et le roman"... Penses-tu qu’il existe une littérature féminine - ce que semble presque railler Frédéric Beigbeder dans le même magazine ?

Pour moi, dès qu’on dépasse la question biologique, le féminin et le masculin sont des constructions sociales et culturelles. Lorsqu’on décrit les caractéristiques de la littérature dite féminine, on se rend compte que bien des hommes ont une sensibilité féminine. En réalité, il n’y a que deux sortes de littérature : la bonne et la mauvaise. Laissons les étiquettes aux commerçants et aux esprits sans imagination !

8. Quelles sont tes lectures ?

En ce moment, Virginia Woolf et Janet Frame. Mes auteurs préférés depuis quelques années sont William Faulkner, Toni Morrison et Jamaica Kincaid. Plus jeune, j’ai dévoré James Baldwin, Chester Himes (pas seulement les polars), Maryse condé... et je reviens souvent à ces auteurs. Pour moi, la littérature africaine s’étudiait à l’école (il y en avait pas mal dans les programmes scolaires du Cameroun, de mon temps), et je n’avais pas envie d’en lire pour mon plaisir. Plus tard, à l’université, ce sont les auteurs Américains et Britanniques que j’ai étudiés, avec une préférence pour les premiers. Là, rien de changé.

9. A quoi ressemble l’emploi du temps d’un écrivain comme toi ? As-tu des heures précises pour écrire ? Des « rites » ?...

Il y a six ans, j’ai tout laissé tomber pour me consacrer à mes activités artistiques. Marre d’exercer des emplois qui polluaient ma créativité... Choix de vie kamikaze, s’il en est, mais qui me convient. J’écrivais des chansons pour moi et pour d’autres, et travaillais à la maturation de mon univers de romancière. L’écriture est donc depuis longtemps mon activité principale. Il m’est arrivé de prendre de petits boulots, n’importe lesquels, en sachant qu’ils n’étaient qu’alimentaires.

Lorsque j’écris de la fiction, je suis incapable d’en lire. J’écris huit heures par jour environ, le matin et le soir. Pas de rituels, mais la nécessité de me sentir seule. Je ne fais pas de plan. La préparation du travail, qui est longue parfois, est essentiellement cérébrale. Lorsque j’ai les éléments qu’il me faut, un peu comme la grille d’accords d’un musicien de jazz, j’improvise. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui sortira de moi sans que j’aie tout prévu.

Comme en jazz, la performance consiste à rester en harmonie avec le thème, à ne pas faire de fausses notes (contrairement à ce qu’on croit), tout en exprimant une originalité propre. Un roman est une composition dont les ingrédients sont le réel et l’imaginaire, l’instrument étant la langue.

10. Quelques conseils de lecture pour cet été ?

Deux premiers romans que j’ai beaucoup aimés : Poulailler de Carlos Batista (Albin Michel), et Morts et remords de Christophe Mileschi (La fosse aux ours).

Le premier est très intéressant à plusieurs

égards. D’abord, la férocité de l’écriture qui me plaît énormément, et qui laisse deviner une sensibilité d’écorché. Ensuite, le fait que ce ne soit ni un noir, ni un arabe, qui vienne déconstruire le mythe de la France « terre d’accueil ». Elle apparaît dans ce roman comme terre de rejet, de méconnaissance de l’autre, et de grande misère morale et matérielle.

Le roman de Mileschi, quant à lui, pose la question des rapports entre la Littérature et l’Histoire. Le protagoniste est un écrivain italien qui, au soir de sa vie, se rend compte que son œuvre a passé sous silence l’essentiel de ce qu’elle aurait dû exprimer. Là aussi, la langue est belle, l’écriture assurée, et le sujet me parle.

Pour finir, puisque tout le monde a déjà lu tes livres, je conseille le dernier Wabéri : Aux Etats-Unis d’Afrique (Lattès). Plus qu’un rêve panafricain, c’est un livre sur l’unicité du genre humain, avec de très belles pages sur la création artistique.

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