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Portraits d’écrivains (6). Dix questions à Salim Bachi : "Si cela ne leur plaît pas, ils peuvent s’accrocher une pendule !"

Salim Bachi ? Un électron libre dans l’espace littéraire d’expression française - voyez d’ailleurs comment j’évite le mot « francophone » et préfère « expression française » ! Il a en horreur les clichés, les marques d’emballage, les cloisonnements, et c’est pour cela qu’il vous conseillera avec bonheur et malice un restaurant italien qui ne sert jamais de pâtes - ou d’ailleurs un restaurant végétarien qui ne sert que de la viande ! Il se méfie du célèbre café Les Editeurs de Saint-Germain-des-Prés - où l’on rencontre les auteurs qui font la une des magazines littéraires, mais qui parlent de leurs lunettes de soleil Prada et Cie. Oh, disons que Salim Bachi est un écrivain « artisanal ». C’est bien rare par les temps qui courent, voire s’essoufflent ! Salim croit en la puissance de la phrase, de l’image, du rythme, de l’envolée lyrique. Du coup, les premières phrases de ses romans, ces mots si chers à tout auteur - en particulier dans Le Chien d’Ulysse -, n’ont rien à envier au fameux « Longtemps je me suis couché de bonne heure... » de Marcel Proust.

Il est Algérien, ne lit pas que la littérature de son espace natal. Kateb Yacine le fascine. Rachid Mimouni l’enchante. Driss Chraïbi le comble. Que demande le peuple ? Tahar Ben Jelloun, Marocain d’origine, chante Tanger, loue sa mer, admire son envoûtement et son regard qui donne vers l’Europe ; Salim Bachi, lui, est le sublime poète de Cyrtha, nom bien prédestiné pour une ville féerique, cette ville d’Algérie qu’il évoque dans la plupart de ses livres, cette ville qui scintille dans ses yeux noirs et profonds, cette ville qui est sans doute le moteur de son riche univers romanesque. Laferrière me disait un jour : « Tout écrivain devrait habiter dans une ville qu’il n’aime pas ! ». Eh bien, Salim Bachi a sans doute suivi ce conseil : il n’habite pas à Cyrtha pour mieux l’aimer ! Et s’il aime certains grands auteurs du Maghreb, il regarde le plus souvent l’horizon, voyage ici et là, séjourne même en Italie pour une résidence d’écrivain à la Villa Médicis.

L’oiseau a fini par se poser - pas à Cyrtha, mais ce n’est pas à cause de Laferrière ! Il vit à Paris, et c’est toujours plus pratique pour embêter son éditeur Gallimard ! C’est aussi pratique pour constater de ses propres yeux - donc sans passer par les huissiers - que les agents de la RATP changent de tenue de travail, qu’il n’y a jamais de mois à Paris sans grève des transports, et que dans chaque voiture de métro il y a toujours au moins deux voyageurs qui lisent Da Vinci Code de Dan Brown !

L’éternel et inconditionnel amoureux de Cyrtha a bien voulu répondre à nos désormais traditionnelles « 10 questions à... » pour notre Blog :

1. Salim, tu as été découvert en France avec "Le Chien d’Ulysse" (Ed. Gallimard), un roman largement salué par la critique - et récompensé la même année par trois prix littéraires ! Depuis, tu as publié deux autres romans chez le même éditeur, dont le dernier, "Tuez-les tous !", figure dans la liste de printemps du Prix Renaudot. Comment vis-tu cette estime que te voue la critique littéraire française ?

Eh bien, je dirais, que cela est à la mesure de mon talent.(Rires). Sérieusement, j’en suis très flatté. Il est vrai que j’ai tout eu, ou presque, avec Le Chien d’Ulysse, mon premier roman. Et cela me semblait naturel alors. Je m’aperçois maintenant que cela était exceptionnel pour un jeune auteur. Je crois qu’il ne faut pas gâter les écrivains trop tôt. Ils en demandent toujours trop ensuite.(Rires). A présent, je critique la critique !

2. Il est toujours palpitant de voir comment un auteur, alors inconnu, est publié du jour au lendemain. Quel a été ton « parcours du combattant » pour te faire éditer ?

Par la poste !(Rires). C’est toujours la réponse rituelle dont il faut se méfier. Pour ma part, j’ai écrit plusieurs livres avant Le Chien d’Ulysse que j’ai envoyés à tous les éditeurs de la planète. Bien entendu, la terre n’a pas répondu à mes attentes.(Rires). Alors je me suis remis au travail et cela a donné, après bien des années de dur labeur, Le Chien d’Ulysse. Je l’ai ensuite adressé à quatre éditeurs parisiens connus, dont le tien, Alain. Et seul Gallimard a bien voulu le publier. Qu’Allah les remercie ! Sans eux, je serai sans doute très pauvre maintenant, inconnu, et revenu en Algérie par charter ! A présent, je suis toujours assez pauvre, pas trop, mais j’achète moi-même mes billets d’avion pour la destination que j’ai choisie !

3. Bon, Le Seuil se trompe aussi ! (rires). Revenons à nos moutons : "Tuez-les tous !", ton dernier livre est un roman bref - qui tranche d’ailleurs avec tes récits précédents. Il touche à l’actualité « immédiate », le 11 septembre, le terrorisme. Ton personnage principal est un des kamikazes qui va « s’attaquer » aux tours jumelles du World Trade Center aux Etats-Unis... Comment as-tu réussi à mettre autant de « sentiments intérieurs » dans ce personnage au point que le lecteur est médusé par la précision de la narration et la sûreté des faits ?

Je ne sais pas ! (rires) En fait, c’est le personnage de ce terroriste qui a pris possession de moi. J’ai commencé par prendre des notes sur le 11 septembre, sur ce que cela m’inspirait en général et la voix du personnage a surgi. Je n’ai fait que la retranscrire. Parfois elle allait plus vite que moi et j’ai dû l’assagir, pour garder l’exacte distance.

4. Je crois d’ailleurs que tu n’as jamais mis les pieds aux Etats-Unis ? (Rires) As-tu utilisé de la documentation pour l’écriture de ce magnifique roman ?

Ne le répète à personne, Alain. Ça doit rester entre nous. (rires) Oui, j’ai utilisé un peu de documentation pour connaître le mode opératoire des terroristes du 11 septembre. J’ai ensuite situé mon récit à Portland d’où ils sont partis. Pour le reste, j’ai fait confiance à mon instinct de romancier. Il faut à un moment ou un autre savoir s’affranchir de sa documentation pour laisser place à l’imaginaire.

5. Peut-on dire qu’après la littérature décriant le « fanatisme », il y a désormais une littérature du « terrorisme » ? Je pense principalement au dernier roman de Yasmina Khadra, "L’Attentat", dont les droits viennent d’être achetés à Hollywood...

Tu le sais bien, Alain, la littérature du « terrorisme » existe depuis toujours. Œdipe est une sorte de fanatique qui agit par la terreur. On a traduit la tragédie de Sophocle par Œdipe roi, alors qu’il s’agit en fait d’Œdipe tyran en grec ancien. Dostoïevski fait valser dans ses romans des terroristes, des pantins en vérité. Et L’Agent secret de Conrad ? Non, nous n’avons rien inventé de bien spécifique. Mais tant mieux si Hollywood s’y intéresse.

6. Je sais que les étiquettes doivent t’horripiler... Je prends le risque tout de même : faut-il parler d’une littérature maghrébine ? Ressens-tu des affinités avec les autres écrivains venus de cet espace ?

Ce qui me dérange dans cette histoire d’étiquettes, c’est qu’elles sont souvent des raccourcis faciles, du prêt-à-porter critique. On dira plus facilement qu’Alain Mabanckou est un écrivain africain et donc qu’il répond à telles caractéristiques plutôt qu’Alain Mabanckou est juste un écrivain et donc qu’il ne répond plus à nos critères préétablis depuis des années. Et donc, il faut réinventer Alain Mabanckou ! Quel travail ! (rires) Je suis un écrivain né au maghreb. Voilà tout. J’aime Kateb Yacine, Rachid Mimouni et Driss Chraïbi, mais je ne suis pas sensé les aimer tous ni les comprendre parce que nous sommes nés au même endroit. De même, je ne suis pas sensé n’aimer qu’eux. Je sais, cela dérange certains écrivains algériens. Mais comme disait ma grand-mère, si cela ne leur plaît pas, ils peuvent s’accrocher une pendule !

7. Autre question d’étiquette : faut-il parler de littérature francophone ?

L’étymologie du mot veut dire celui qui parle français. Le type qui est né à Paris parle français aussi, nous sommes d’accord. Dans ce cas, nous sommes tous des écrivains francophones, et cela va de Frédéric Begbeider à Abdourahman A.Wabéri. Maintenant si le qualificatif francophone permet de faire des distinctions entre les écrivains nés en France et tous les autres, je dis stop, gardez vos étiquettes ! Elles ne m’intéressent pas. Il n’y a pas ceux qui sont assis à l’avant du bus et ceux qui chauffent les places à l’arrière. On est tous embarqués dans la même galère, les amis. Celle de la littérature française en particulier, parce que c’est de cela qu’il s’agit au fond, et de la littérature mondiale en général, patrimoine de tous.

8. Je sais que tu sors un recueil de nouvelles dans peu de temps... Deux mots sur ce livre ?

C’est un livre que je porte depuis plus de dix ans. On y retrouvera Cyrtha, la ville mythique du Chien d’Ulysse et de La Kahéna. Et tout cela sur le mode allégorique.

9. Quel est ton univers de lecture ? Quels auteurs t’accompagnent dans ton imaginaire ?

Joyce, Faulkner, Flaubert, Conrad, Yacine...etc.

10. Quels livres conseilles-tu aux amis qui viennent sur le Blog ?

Je leur conseillerais un livre que j’ai lu

cette année : Pedro Páramo, de Juan Rulfo. Je leur conseillerais de lire aussi Gens de Dublin de James Joyce et plus particulièrement la dernière nouvelle du recueil : Les morts. Les deux livres se répondent, par-delà le temps. Ce sont deux fables sur la condition humaine. Il me plairait tant d’écrire une fable, un jour, qui rendrait compte de ce que nous sommes, par-delà les particularismes et les étiquettes.

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