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Portraits d’écrivains (8). Dix questions à Eduardo Manet : "Pour le moment je ne peux pas retourner à Cuba".

Il a de la vigueur, de la jeunesse et de l’éclat... C’est un "jeune homme" né au début des années trente à Cuba. Il me parle avec véhémence de la littérature, du livre que j’ai entre les mains, Paradiso, le grand roman cubain de son compatriote José Lezama Lima. Il parle aussi de sa très charmante épouse maghrébine, du milieu littéraire parisien... Il faut dire que le bonhomme a le verbe haut, le geste précis, la générosité débordante, l’esprit flamboyant et brillant. Il est le plus francophone des écrivains d’origine cubaine - mais aussi le plus cubain des auteurs "francophones" issus de cette île. Il a choisi la France comme terre de liberté. En effet, Eduardo Manet est devenu français en 1979. Il écrit inlassablement depuis l’âge de 15 ans, brassant aussi bien le théâtre, le roman, le cinéma...

Il a reçu le Prix Goncourt des lycéens pour L’île du lézard vert en 1992, le Prix Interallié en 1996 pour Rhapsodie cubaine et le Prix du Roman d’Evasion en 1999 pour D’amour et d’exil. Son dernier roman, La Conquistadora vient de paraître chez Robert Laffont.
Compagnon de route des révolutionnaires cubains, qu’il suit dans les situations les plus improbables, du lycée de La Havane jusqu’à New York, des théâtres militants aux chambres du Ritz. Le jeune homme originaire de Santiago de Cuba nous a accordé cet entretien dans un avion d’Air France qui nous ramenait à Paris.

1. Eduardo, tu es donc d’origine cubaine, pourtant tu écris en français ! Doit-on te considérer tout de même comme un écrivain hispanophone ou alors un auteur francophone ?

Je suis plutôt un écrivain schizophrène...(Rires). Je peux être très français ou profondément cubain. Mon ami Andreï Makine me dit souvent qu’on appartient à la langue dans laquelle on écrit. Je suis Français quand j’écris en français. J’ai même écrit quelques poèmes en anglais et je commence à tourner en espagnol. Je suis un mélange, et c’est cela qui me plaît beaucoup. Disons que je suis un franco-cubain avec quelque chose de basque... (Rires)

2. Cuba n’est pas seulement une image féerique de carte postale. On a parlé - et on parle toujours - de la discrimination raciale qui sévit dans cette île... Quelle est la condition des Noirs dans ce pays ?

Avant la Révolution, la couleur de la peau ne comptait pas si tu étais riche. Depuis la Révolution, la population black vit désormais loin, et elle vit très mal. Si on regarde au passage l’organigramme du pouvoir à Cuba, on constatera qu’il n’y a pas un seul Noir ! Il y a certes un mulâtre, mais celui-ci était déjà un des camarades de Fidel Castro. On peut faire la même remarque concernant la représentation des femmes. Dans les grands hôtels de l’île, les black sont des porteurs tandis que les cubains à la peau blanche ont un meilleur traitement et des postes moins dégradants. Il y a donc une sorte de malaise, mais je ne vais pas généraliser et dire que toute l’île pratique systématiquement cette discrimination. On la constate ici et là, par petites poches.

3. Ton oeuvre romanesque est largement saluée en France... et pourtant elle n’est pas traduite en espagnol, ta langue natale ! Comment expliques-tu ce paradoxe ?

Un de mes amis du quotidien espagnol El Pais me faisait d’ailleurs remarquer un jour à ce sujet : "Comment se fait-il que tu es Cubain, parlant la langue espagnole, et tu écris en français alors que nous considérons que la guerre contre Napoléon n’est pas finie ! Es-tu un traître ?". Il faut savoir cependant qu’en Espagne, comme aux Etats-Unis, comme en Angleterre si tu n’as pas un très bon agent littéraire, tu es foutu même si tu envoies tout ce que tu veux chez un éditeur. Je n’ai pas un bon agent littéraire en Espagne...

4. En somme la situation semble meilleure en France pour un écrivain ?

En France, on peut dire tout ce qu’on veut, il y a toujours la possibilité d’envoyer son texte par la poste chez un éditeur, et c’est ce que je conseille souvent aux jeunes auteurs. Je le dis aussi aux lycéens que je rencontre dans divers stages, d’autant plus que j’avais moi-même envoyé par la poste une nouvelle depuis Rome, nouvelle qui fut publiée dans une collection des éditions Julliard dirigée par Françoise Mallet-Joris. J’ai envoyé aussi par la poste La Mauresque publié par Gallimard, roman qui fut finaliste du Prix Goncourt. Pour l’heure, il n’y a que mes pièces de théâtre qui ont été traduites et jouées en Espagne pendant six ans, mais pas les romans...

Avec mon nouveau roman, La Conquistadora, je crois qu’il y aura plus de chance parce qu’il s’agit d’un Espagnol basque. J’ai d’ailleurs déjà un traducteur et un éditeur intéressé. Je sais que si j’avais publié depuis Cuba, j’aurais eu plus d’ouverture en Espagne et en Amérique latine. Malheureusement ce n’est pas le cas.

5. Pourtant ton roman "La Mauresque" est une véritable traversée de l’histoire cubaine. En cela il aurait quand même pu intéresser de près l’espace hispanophone !...

En effet il traite des années trente à Cuba, et, modestement, si on veut avoir une idée de l’histoire cubaine des années trente, le lecteur pourrait y trouver des liens avec l’actualité. Je sais qu’il y a déjà de jeunes intellectuels espagnols qui s’intéressent à mon cas...(Rires). Un jour mes livres seront traduits dans cette langue, surtout pas à titre posthume, car je voudrais bien les voir !

6. Ta vie est aussi une longue errance, un croisement de langues, une aventure à la fois culturelle et politique...

J’étais révolutionnaire avant la Révolution, et je n’ai jamais eu la carte du Parti communiste cubain. Il faut dire la vérité : le Parti communiste cubain était un parti formidable, avec des intellectuels de la trempe de Nicolás Guillén.

Nicolás Guillén

J’étais donc très proche de ce parti. Je traversais les Etas-unis pour aller au théâtre à Broadway. A Paris, pour ne pas perdre des années, j’ai commencé à faire des études de théâtre. Je suis tombé amoureux tout de suite d’une jeune camarade que j’ai épousée trop tôt et avec qui on a eu un enfant. Battista ayant fait un coup d’Etat, je pensais que je ne pouvais plus retourner à Cuba. C’est pour cela que j’ai commencé à écrire premièrement en anglais. Et je me suis dit qu’écrivant en anglais, je devrais aller vivre à Londres ou aux Etats-Unis. J’y ai pourtant renoncé...

7. "L’aventure" ne s’arrêtait pas là, puisque tu as aussi fait un tour en Italie, au point de vouloir écrire en italien...

Oui, je suis allé en Italie pour faire des études, et j’ai commencé à écrire en italien ! Et puis j’ai croisé en France, au théâtre, un ami français, Jacques Lecoq - qui avait créé une école de mime - qui m’a invité, et j’ai entamé une carrière de mime ! Pendant ce temps, à Cuba, la Révolution avait gagné. Comme j’étais un ami de plusieurs dirigeants - Raul Castro par exemple, que j’avais rencontré à l’université ; Che Guevara, créateur de l’Institut du cinéma -, j’ai été invité à Cuba pour une rencontre culturelle. J’ai défendu une pièce d’un Argentin.

J’avais tellement défendu celui-ci qu’on m’a demandé de faire la mise en scène de la pièce ! J’ai décrit tout cela dans Mes années Cuba. J’ai même travaillé à l’Institut du cinéma...

8. Sachant que tu étais proche de la Révolution cubaine, qu’est-ce qui t’a poussé alors à prendre tout d’un coup tes distances et de quitter finalement l’île ?

Dans le cadre de mes activités culturelles, je commençais à beaucoup voyager et à être invité partout dans le monde, notamment dans les pays de l’Est. J’ai constaté le cynisme total dans ces pays, et j’avais peur que Cuba vive la même situation d’autant que Fidel Castro s’était rapproché de l’Union soviétique.

J’ai lors demandé un permis de sortir de 6 mois que le gouvernement m’a accordé. Pendant ce temps, il y avait des intellectuels qu’on emprisonnait, dont mes amis les plus proches. Et c’est l’ambassade cubaine qui m’a considéré comme un exilé. Je ne me considérais pourtant pas comme un exilé !

9. Donc tu ne peux plus rentrer à Cuba ?

Non. Depuis il y a eu plusieurs problèmes. Des problèmes, des nuances que toi tu peux mieux comprendre et que malheureusement beaucoup de Français ne comprennent pas. La nuance est la suivante : moi je défends les droits des hommes quels qu’ils soient et de n’importe quelle contrée. J’ai des amis qui sont en prison parce qu’ils expriment leur liberté. Pour le moment je ne peux pas retourner à Cuba.

10. Il y a un écrivain cubain que j’apprécie beaucoup, Leonardo Padura. Je sais par ailleurs que tu le défends souvent corps et âme. Que dirais-tu aux visiteurs de ce Blog pour les inciter à le lire ?

Je dirais que Padura est un grand écrivain, et c’est avec joie que je le défends à mort.

Il a écrit plusieurs livres qui brassent le genre policier, il a aussi fait un livre magnifique sur le poète cubain José Maria de Heredia, livre qui est une véritable oeuvre parce que Padura s’arrange de donner la situation cubaine. C’est non seulement un sage, mais aussi un grand écrivain avec un style très personnel. Il ne doit rien à personne. J’espère qu’il pourra continuer dans cette voie, car il est jeune.


Visitez le site d’Eduardo Manet :
http://www.eduardomanet.com/pages/1/index.htm

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