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Portraits d’écrivains (9). Dix questions à Abdourahman Waberi : "Patrick Girard [de l’hebdomadaire Marianne ] est un journaliste politique et je me méfie de ses constats littéraires !"

Abdourahman Waberi a en commun avec Senghor la Normandie. L’Académicien disparu - on lui rend hommage toute cette année - y a vécu jusqu’à ses derniers jours tandis que Waberi, lui, se charge de perpétuer cette tradition de la « normanditude » ! Seigneur, que serait la Normandie sans un écrivain africain dans les parages ? Je ne parle même pas de notre aîné Tierno Monénembo, auteur du magistral Peuls (Seuil,2004) qui y vit aussi ! C’est dire que si nous passons au peigne fin la région, nous trouverions toujours un écrivain francophone calé devant son écran d’ordinateur en train de chercher la phrase qui lui permettrait de se hisser plus haut que Senghor, plus haut que Tierno, plus haut que Waberi... La Normandie est en quelque sorte une forteresse d’écrivains du continent noir, et les spécialistes des littératures francophones devraient s’y pencher le plus vite possible - à moins qu’un étudiant véreux ne songe à déposer ce sujet après avoir visité notre Blog !

Au fond, si Senghor avait pris le parti d’être un normand sédentaire, Waberi est au contraire un Normand nomade - ou un nomade normand au fur et à mesure que les années s’écoulent... Auteur emblématique des Editions du Serpent à plumes - il fut pendant un temps conseiller littéraire dans cette maison -, il est débauché à grand fracas dans le but de doper la collection Continents noirs, collection qui héberge l’Afrique noire et sa diaspora chez Gallimard. Pierre Astier (Voir Portraits d’écrivains 5), le Directeur du Serpent à plumes d’alors est en colère.

Qu’à cela ne tienne, un "gros chèque" accompagne ce transfert tumultueux, avec en prime le passage du roman Balbala de Waberi dans la collection Folio, le premier roman d’un Africain francophone en poche chez Gallimard ! Tout le monde peut donc se calmer et ranger les sagaies empoisonnées... Or un nomade par principe bouge : deux livres plus tard dans cette collection, Waberi la quitte, reprend donc son chemin, et le voici ailleurs, publié desormais par les éditions Jean-Claude Lattès...

On le disait "minimaliste", parce que préférant la nouvelle au roman. Du coup, les partisans du jugement hâtif ont vite fait de décréter ses romans n’étaient que des nouvelles déguisées ! Notre nomade normand s’en moque, mélange les genres, confond les styles, pique dans la poésie, picore même dans l’essai.

Waberi est aussi l’écrivain de terrain, celui qui va au Rwanda, constate les dégâts de toutes ces saisons de machettes pour nous livrer un objet littéraire non identifié intitulé Moisson de crânes...

Plusieurs recueils de nouvelles et trois romans plus tard, Waberi nous propose Aux Etats-Unis d’Afrique. Le monde est à l’envers dans ce livre. Que ferons-nous lorsque les choses auront changé, lorsque les immigrés ne seront plus les mêmes que ceux d’aujourd’hui ? Faut-il rappeler que chaque fois que les créateurs africains imaginent l’Afrique de demain, c’est toujours sous la forme de chaos, d’une succession de malheurs et non sous l’image d’un ensemble de pays qui orientent le monde ?

Le nomade normand a accepté de s’immobiliser sous notre tente, le temps de répondre à nos « 10 questions ».... et de reprendre son chemin...

1. Abdourahman, "Aux Etats-unis d’Afrique", ton dernier roman est paru aux Editions Jean-Claude Lattès. L’Afrique est devenue tout d’un coup un continent développé, tandis que l’Europe, sous-développée, voit ses habitants « migrer » vers le Sud. Est-ce la naissance d’une « littérature-utopie » ?

Ce roman qui commence à rencontrer un bon écho critique et public marque en effet un changement de ton dans la forme essentiellement. Oui, j’ai privilégié la farce subtile ou
grossière. Le monde tel qu’il boite ne me convient pas comme il ne le convient pas à des millions de gens. J’ai pris le part d’en rire. Dans l’espace d’un roman, l’Afrique rote d’aise et d’ennui. Elle plastronne, repue de sandwiches Mc Diop, de bière Safari et de
Neguscafé. Elle postillonne, sermonne. Elle séquestre des pauvres immigrés venues de Coblence, de Coimbra ou de Monaco. Elle envoie des médecins humanitaires en Normandie, en Suisse et au Canada. En tout cas, Aux Etats-Unis d’Afrique ne marque pas la naissance d’une « littérature-utopie », il l’exemplifie peut-être. Le Temps de Tamango de Boubacar Boris Diop [L’Harmattan, 1981 - réédition Le Serpent à plumes, 2002] est un excellent roman de politique fiction circonscrit qu’au Sénégal.

2. Quelle place occupe pour toi ce dernier livre par rapport à tes productions antérieures qui t’ont valu le statut d’écrivain du « nomadisme » ?

Je pense que la rupture est dans le ton. Pour ce qui est de l’esprit, l’intention romanesque, l’ambition - si tant est que je puisse m’étendre là-dessus - je pense que ce
roman s’inscrit dans la continuité de mon travail. Après une première trilogie (Le Pays sans ombre, Cahier nomade, Balbala) qui cherchait à faire exister Djibouti sur la planète Littérature, je m’étais retrouvé à labourer d’autres champs (le Rwanda, l’entre-deux, la diaspora...) avec, par exemple Moisson de crânes dévolue au génocide
des Tutsis ou Transit, mon avant-dernier roman qui se déroule dans l’aéroport Charles-de-Gaulle. Aux Etats-Unis d’Afrique n’est que la poursuite logique de ce mouvement nomadique. Je suis un nomade de tempérament. Anthropologiquement, je suis de la première de pasteurs nomades réellement coupés de leur arrière-pays mental. J’ai coutume de dire que mon grand-père était un véritable nomade, mon père un semi nomade dans sa tête bien qu’ayant toujours vécu en ville.

3. On t’a connu au départ auteur de nouvelles. Depuis, tu n’as plus renoué avec ce genre...

Oh, tu sais je ne suis pas très à cheval sur la notion de genre. Notre ami Dany Laferrière [Voir Portraits d’écrivains 2] a fait exploser les frontières entre « nouvelle », « récit-autobiographie » et « roman ».
D’autres l’avaient fait avant lui. Pour ma part, j’ai alterné des recueils de nouvelles et des romans. Mon dernier recueil de nouvelles (Rift. Routes. Rails, Gallimard, 2001), quoique flirtant beaucoup avec la poésie, a été estampillé « variations romanesques » par l’éditeur sans que cela me gène. C’est te dire combien le chantier de l’écriture est plus intéressant que le produit fini. C’est le point de vue égoïste du créateur sans doute.

4. L’année francophone est aussi l’année du grand débat sur la question des littératures du sud. La « littérature-monde » est-elle plus que jamais inévitable ?

Sur cette question, tu as bien balisé le terrain pour nous avec ton article paru dans la rubrique "Débats et opinions" du quotiden Le Monde (rires). Michel Le Bris n’attendait que ça, d’une certaine manière (rires).

Anna Moï

Nous sommes quelques uns - je pense à toi, mais également à Anna Moï - à dire qu’il faut opérer une véritable révolution optique. Il y a désormais une "littérature-monde" (Weltliteratur dirait Goethe) de langue française et dont la littérature française n’est qu’un affluent. Autrement, la littérature de langue française est mondiale (en tout cas, elle est inégalement présente sur les cinq continents) et la littérature française est nationale. Le public à Saint-Malo a très bien compris le distinguo. Nos amis auteurs indiens anglophones, bien évidemment.

5. Quelles relations entretiens-tu avec les écrivains anglophones - on sait déjà que tu es très proche de Nuruddin Farah qui a préfacé la traduction anglaise du "Pays sans ombre" ?

Nuruddin Farah est une vieille admiration et un grand frère. Inutile de rappeler que c’est l’un des plus remarquables écrivains du monde. Son nom est cité ces dernières années pour le Nobel. Je suis fier de cette préface empathique tout comme des petits mots sur la couverture (blurbs dit-on outre-Atlantique) signés par les universitaires Françoise Lionnet et Michael Dash. Au fait, c’est Maryse Condé qui m’avait « introduit » aux Etats-Unis il y a des années en enseignant Balbala à Columbia. Depuis, j’y vais souvent en visite rencontrer les étudiants et les enseignants. J’ai des relations très proches avec les écrivains anglophones d’Afrique ou d’ailleurs.

Jamal Mahjoub

J’ai beaucoup d’amis (Chenjerai Hove à Jamal Mahjoub, de Nuruddin Farah à Abdulrazak Gurnah en passant par Helon Habila, Zakes Mda, Jake Lamar, Percival Everett ou la regrettée Yvonne Vera). J’ai eu la bonne idée de faire des études littéraires anglophones avant de devenir écrivain francophone.

6. Patrick Girard - de l’hebdomadaire "Marianne" - soulignait que l’espace anglophone était loin dans la création littéraire comparée à l’espace francophone. Souscris-tu à ce constat ?

Notre ami Jamal Mahjoub qui est un écrivain anglo-soudanais publié par plusieurs éditeurs originaux londoniens n’est pas de cet avis. Il trouve que Londres s’intéresse davantage aux coups éditoriaux, au commercialement correct, aux auteurs immédiatement "bankable" et que Paris reste (encore ?) aujourd’hui plus aiguillonné vers la littérature et ses risques. Tous ses romans sont publiés et republiés par Actes Sud avec un certain bonheur. Il n’a pas tort, je crois. Cependant l’espace anglophone est beaucoup plus large avec des pôles éditoriaux qui vont de Londres à Toronto en passant par New York, Melbourne ou New Delhi. Enfin, les Anglophones sont très en avance sur la question de langue anglaise (sa généalogie, ses mues, ses créolisations, son avenir...) , ça c’est certain ! Pour finir, disons-le quand même, Patrick Girard est un journaliste politique et je me méfie de ses
constats littéraires !

7. Je crois savoir que tu vas « t’exiler » en Allemagne pour une année (rires)... Sérieusement, peut-on avoir une idée de la Bourse de création littéraire que tu as reçue à cet effet ?

J’ai eu la chance d’avoir la bourse DAAD Berliner Kunstlerprogramm pour l’année 2006. C’est une bourse très prestigieuse qui a été donnée à des grands écrivains par le passé à l’instar de Imre Kertesz, Gao Xinjiang, Nuruddin Farah, Breyten Breytenbach, Witold Gombrowicz, Ryszard Kapuscinski, Carlos Fuentes ou Mario Vargas Llosa (ouf !! et j’en oublie encore !). Peu de Français l’ont eu (Butor, François Bon ou Marie Ndiaye) et aucun Francophone à ce jour. C’est dire un peu l’enjeu. Enfin, je pars à la mi-août à Berlin et vais y résider un an. Je compte écrire un roman, en tout cas l’entamer, dont je n’ai pas encore la moindre idée. Pour l’instant, je suis en train de faire le deuil de mon Aux Etats-Unis d’Afrique. On verra la suite et vogue la vie !

8. Quelques conseils à un jeune auteur qui souhaiterait écrire ou publier son manuscrit ?

Ah je crois que je vais reprendre mot à mot les conseils judicieux de « Don King » Laferrière (cf. les 10 questions à Dany). Honnêtement, il a tout à fait raison. J’ai été pendant quelques années, et à titre gracieux, consultant pour les éditions du Serpent à Plumes (canal historique- à ne pas confondre avec la blême collection éponyme des éditions du Rocher !) et puis confondre comment le jeune auteur est un animal à éviter. Merci Dany pour me tirer de cette affaire (rires).

9. L’Eté approchant, quelles lectures nous conseillerais-tu ?

Je peux te conseiller simplement les ouvrages qui sont sur ma table et que je suis en train de lire : L’Africain de JMG Le Clézio (Le Folio vient de sortir), Nubian Indigo (Actes Sud), le dernier roman de Jamal Mahjoub. Deux poètes qui sont des amis rares et des plumes sûres : Yvon Le Men (Besoin de poème, Le Seuil) et Tahar Bekri (Si la musique doit mourir, Al Manar). Je suis enfin plongé dans l’œuvre de Walter Benjamin, le philosophe juif allemand au destin tragique. Quelques titres à ce sujet : une biographie de Walter Benjamin (WB : L’ange assassiné, Tilla Rudel, Mengès, Paris) ; un livre parcours (WB : Les chemins du labyrinthe, coll.La Quinzaine/Louis Vuitton ; Les écrits français de WB (Folio, Gallimard). That’s all folks !!

10. Des projets d’écriture en cours ?

Justement, je suis plongé dans cette œuvre philosophique qui va peut-être me faire accoucher de quelque chose que je sens très confusément. Merci Alain.

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