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Martins pêcheurs

Anatomie d’une surveillance

Ceci n’est pas une blague. L’historien Xavier Mauduit, chroniqueur à France Culture, dans son « cours de l’histoire » du vendredi 26 janvier 2024 a parlé de surveillance d’un fleuve : La Seine.

La Seine fait l’objet d’une surveillance historique des objets qui ont été déversés dans son lit depuis l’antiquité à nos jours.
Tous les objets jetés par l’homme dans La Seine (fleuve) depuis ces temps immémoriaux (quand Paris s’appelait Lutèce) jusqu’à nos jours en passant par le moyen-âge, la renaissance, les temps modernes sont, depuis le 19ème siècle, repêchés, compilés, nettoyés, répertoriés et étudiés.

Ces choses jetées à vau-l’eau (si on ose dire) depuis des lustres ce sont, pêle-mêle : des bagues, des bijoux, des vêtements, des ex-voto, des céramiques, des vases, des bouteilles, des chaussures, des pièces de monnaie, des sculptures d’art, des armes à feu, des automobiles, des corps humains...

Brigades fluviales

Puisque nos voisins de la RDC nous intiment l’ordre de désormais surveiller le Fleuve (chose qu’on aurait dû faire depuis des lustres) on peut, nous aussi, se questionner sur ce que le fleuve Congo a emmagasiné comme objets depuis que l’homme a commencé à vivre sur ses berges. Et cette implantation ne date pas d’hier.

Sans remonter à Mathusalem on peut se borner à investiguer, à draguer le fleuve depuis les années 60 de notre ère, date où la Révolution a commencé à se servir de la grande rivière comme lieu de débarras des « réactionnaires et autres chiens couchant de l’impérialisme. »

Fleuvitude

Le fleuve Congo, 4700 km, 8ème plus long fleuve au monde, deuxième mondial en débit après l’Amazone (1), a beaucoup à dire sur les objets immergés reposant sur son fond ou charriés par le courant depuis son cours supérieur à Lwalaba ou Lualaba jusqu’à l’embouchure de Boma (Bas-Kongo), en transitant par Kinshasa et Brazzaville, les deux capitales symétriques.

Ce n’est pas simple vue d’esprit de le surveiller même si l’entreprise semble colossale. Mais la pêche, à n’en point douter, pourrait être fructueuse.

Depuis qu’il y a interaction entre la politique et la position riveraine des deux capitales les « plus proches du monde », la thèse que le fleuve Congo a englouti des objets hétéroclites, des corps étrangers, solides, sordides et insolites, culturels, criminels etc. cette thèse... coule de source.

Donc point n’est besoin de remonter jusqu’au Déluge pour supposer que ce grand cours d’eau qui arrose deux grands Etats où règnent les pires dictatures de l’Afrique Centrale recèle dans ses boyaux des reliques de personnes gênantes dont on est sans nouvelles sur la terre (ferme ) des hommes ; des « disparus » dont les ossements ont été « recyclés » dans les profondeurs de Cuna Ntamo, devenues poubelle de l’intolérance.

Les pays riverains postcoloniaux que le fleuve Congo arrose et sépare (les deux Congo et l’Angola) le représentent, au gré des crises politiques, soit comme une route (trait d’union) soit comme une frontière (moyen de séparation).

« Ebalé ya Congo ézali lopango té ézali sé nzéla » métaphorisa Kabassélé Joseph dit Kallé Jeff. Franklin Boukaka puis Stervos Niarkos emboîtèrent le pas en prophétisant un pont entre Kinshasa et Brazzaville.

Une compatriote, Liss Kihindou, a consacré une brillante thèse de doctorat sur les fleuves, dont le fleuve Congo. Son travail intellectuel a suivi le même cour théorique préconisé par les artistes-musiciens, à savoir que le fleuve Congo est plus un lieu de passage qu’un no man’s land.. Liss Kihindou affecta également au fleuve un rôle macabre dans les règlements de comptes politiques des pays riverains.

Blague

A la faveur de la CAN 2023 (Coupe d’Afrique des Nations) qui se joue ce mois de janvier 2024 en Côte d’Ivoire, un humoriste Kinois (RDC), Herman Amissi (inconnu jusque là au bataillon du rire NDLR) a parlé aux Congolais du Congo-Brazzaville en ces termes : plutôt que se tourner les pouces et bayer aux corneilles, vous Brazzavillois, « surveillez le fleuve » et ses pensionnaires (les poissons) pendant que nous, Kinois, nous nous envolons pêcher le trophée en Afrique de l’Ouest.

Le gag a fait couler beaucoup d’eau dans la galerie du rire et du pleurer-rire bien qu’ayant inspiré la leçon de chose selon laquelle il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Rien ne dit que la coupe d’Afrique sera ramenée à Kinshasa par ceux qui, ironiquement, demandent à leurs voisins de se muer en sentinelles, en garde-côtes.
Certes, le Congo d’Otchombé a mainte fois été éliminé à la CAN. Mais celui qui n’a pas traversé la rivière ne se moque pas de celui qui s’est noyé. Etc.

Maintenant que nous les Congolais sous Sassou avons rebondi plaisamment sur la consigne ironique du blagueur r-décéen (à savoir : veiller sur les contrebandiers du fleuve) , on ne peut pas ne pas évoquer tout le matériel politique nauséeux que les dictateurs de toutes les rives (y compris la RCA) ont déversé ou recyclé dans Cuna Ntamo alias Pool Malébo. Car le fleuve est, en effet, une décharge publique anti-République.

Depuis les temps immémoriaux, depuis la source du Congo jusqu’à l’embouchure, depuis l’amont jusqu’à l’aval, que de tombereau d’objets déversés dans ses eaux ! Pour nombre de personnes, le fleuve est une tombe ou un cimetière commode que les dictateurs donnent à leurs adversaires politiques afin d’effacer leurs traces. Ni vus, ni connus. Le poète Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer, n’a pas tort quand il dit : l’océan est un vaste cimetière.

Le fleuve Congo, scène de crimes

Le fleuve Congo a souvent servi d’égout où les différentes dictatures des deux rives dans leurs débordements de violence ont déversé les « corps de leurs délits ». Dans ses crues de cruauté, la dictature des deux rives a un système de purge. Il procède à des largages des corps d’opposants politiques dans le lac Malébo depuis des avions. Dans le film « Mobutu, Roi du Zaïre » on apprend que le maréchal jetait par dessus-bord, dans le fleuve pendant des vols de nuit, les corps encore en vie de ses opposants politiques. Morts ou vifs, Mobutu les jetait.

En 1999, Denis Sassou-Nguesso coula dans les eaux profondes du fleuve Congo des containers lestés de plus de 300 de ses compatriotes. Le crime innommable est connu sous l’appellation dramatique de « Disparus du Beach. »

Herman Amissi n’a pas cru si bien dire en donnant l’ordre à ses voisins de surveiller le fleuve.

C’est qu’au fleuve, il s’est passé et continue de s’y passer des vertes et des pas mûres en matière de règlements de comptes du régime avec ceux qui ne sont pas de son bord et considérés comme « pêcheurs en eaux troubles. »

Les exemples de disparition subaquatiques sont légion et coulent à flot dans les annales des organisations de Défense des Droits de l’Homme. De Pierre Mulélé à Anges Diawara Bidié, en passant par Lazare Matsocota, le fleuve Congo a vu défiler beaucoup de nos compatriotes voués à une mort certaine. La dépouille de Lazare Matsocota fut reprêchée au bord du fleuve à Kintélé.

Si seulement on avait effectué une anatomie de la surveillance du fleuve, peut-être que beaucoup de vies auraient pu être sauvées. De toute façon l’autopsie du fleuve (si jamais elle est faite) suscitera une nausée nationale voire mondiale.

Dans un débordement de cynisme, les vainqueurs da guerre du 5 juin 1997 ont répandu la nouvelle que beaucoup de présumés Disparus du Beach avaient été aperçus « vivants » à l’étranger alors que le dernier endroit où ils avaient été vus encore en vie c’était au bord du fleuve Congo, à l’embarcadère pour Kinshasa. On navigue en plein négationnisme.

Autant « apprendre la nage au poisson », car il n’y a pas pire crime que faire vivre dans le réel ceux dont on sait, en toute conscience, qu’on les a subrepticement et malicieusement fait disparaître. C’est vain, c’est vilain, c’est venin.

Ô combien de marins, combien de parents, combien de capitaines ont été engloutis dans les profondeurs saumâtres du cours d’eau faute d’avoir exercé notre surveillance patriotique du fleuve Congo !

Lambert Ekiragandzo

(1) Avec ses 4 700 kilomètres de longueur, il est le huitième plus long fleuve du monde mais le second après l’Amazone pour son débit de 80 832 m3/s au maximum.

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