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Quand le malgache Raharimanana donne un coup de pied à un raciste...

J’ai écrit il y a presque neuf mois dans les colonnes du site d’Africultures tout le bien que je pense de ton livre "L’Arbre anthropophage", Cher Raharaminana, livre paru aux Editions Joelle Losfeld et qui dut rébuter certains éditeurs hostiles aux projets iconoclastes, aux imaginaires loin du folklore qu’on attend d’ordinaire des auteurs africains...

Cher Raharimanana, je reviens une fois de plus sur un aspect de ce livre, parce qu’il faut rendre aux livres ambitieux les honneurs qu’ils méritent...

Dans ton livre, des pages de l’histoire de ton pays, Madagascar , nous sont esquissées par petites touches, avec en toile de fond les égarements, les préjugés, la souffrance de certains peuples - considérés à tort comme des peuplades, des gens habités par un obscurantisme congénital - ce que prétend cet étrange raciste au nom de Bénédict-Henry Révoil et, avec lui, la « bonne » pensée occidentale de l’époque dont les parrains sont désignés sans ambages dans ton livre. Ce raciste avait publié en 1878 un livre intitulé "Souvenir de Madagascar, l’Arbre anthropophage".
Et, maniant l’ironie, tu as repris la seconde partie du titre de ce livre..

J’ai apprécié combien, à force de patience et d’opiniâtreté, tu es allé dénicher les textes, y compris ceux de ce raciste, des documents, des preuves indubitables qui dévoilent sans voies de recours la dangerosité de ces idées, surtout lorsqu’elles prétendent se référer à la science (Darwin notamment), à l’évolution des sociétés. Nous en arrivons au fur et à mesure à cette conclusion désobligeante : l’histoire de l’humanité est marquée par le désir de certains d’imposer aux autres leur conception.

En lisant ce livre, je t’imaginais le visage sévère, la main tremblante, le clavier de la machine en branle, les feuillets par terre. Il t’arrivait de souligner, de biffer, de froisser, d’ajouter un lettre ici ou là, pour la retrancher quelques instants après. Or je sais que la colère n’a jamais traversé ton esprit. C’est un sentiment qui t’est foncièrement étranger. Je ne suis pas le seul à te le créditer ! Ceux qui te côtoient savent à quel point l’économie de tes propos à l’oral tranche avec la justesse et la profusion de cet univers singulier qui enrichit nos lettres depuis ces dernières années.

Tu tournes en dérision les préjugés de cet obscur personnage que fut Bénédict-Henry Révoil. Celui-ci commence par présenter Madagascar de façon idyllique, magique « depuis le vert le plus vif jusqu’aux teintes azurées des pics ardus qui se confondent avec le bleu foncé du ciel ». On se croit en plein âge d’or de la poésie exotique, avec cette exagération qui convainc les ingénus à prendre le premier avion dans le dessin de se dépayser, dopés par une carte postale aussi affriolante. Ce n’est qu’une illusion, cher ami.
Cet homme qu’on appelle Révoil nous conditionne en fait à avaler une grosse pilule, tout en prenant la précaution d’éloigner le verre d’eau. Alors, se fait jour sa conception de ton île : malgré sa splendeur, Madagascar est en proie au Mal, parce que loin de la civilisation ! Quelle civilisation ? La sienne ?
Et voilà que cet homme, funambule maladroit, se lance dans une démonstration préconçue. Il dresse le portrait-robot des différentes races de ton île. Il installe les échelles. Il érige les hiérarchies. Il décrète les différents degrés de capacité à s’ouvrir à la civilisation (occidentale, bien sûr !). Les opérations arithmétiques sont là : je parle de la soustraction et de la division. Sont par conséquent passés en revue, selon l’orthographe de ce type que je garde ici, les Sakataves (Sakalavas), qui sont les vrais nègres ; les Howas (d’origine malaise) et les Médécasses - qui sont, eux, modifiés par de nombreuses révolutions et différents amalgames.
On aura deviné, sans être de cette époque d’avilissement, que la première race, celle qui est « demeurée africaine », fait l’objet d’une étude apocalyptique par ce Bénédict-Henry Révoil. Ses contemporains l’ont sans doute félicité pour ce « travail de bénédictin ». Pour lui, les Sakataves n’ont pas d’autres voies de sortie, eux qui traînent leur malédiction de Cham depuis la nuit des temps. Ils demeureront barbares, rétrogrades, ignorants, superstitieux, anthropophages, et comment ! Ils n’avaient qu’à naître dans un autre camp que celui de ces arriérés qui idolâtrent l’arbre anthropophage.

L’arbre anthropophage

Qu’a-t-il de spécifique, cet arbre ? Il « mange », « dévore » comme ces plantes qui, « saisissant les insectes et renfermant sur eux leurs pétales, sucent tout leur sang et rejettent après leur cadavre desséché. Des morceaux de viandes crue disparaissent avec la même rapidité dans ‘‘la bouche’’ de ces arbres fantastiques ».

Et lorsque cet arbre est réputé « manger » les humains, faut-il s’étonner que le « travailleur bénédictin » Révoil fasse des raccourcis, démontre que ces peuplades reculées se ruent sur la coulée liquide et visqueuse qui jaillit de l’arbre pour la boire ?

Et c’est là que commence le rétablissement des faits, puisque tu déconstruis les choses. Tu montres le crétinisme de ce raisonnement.
Si, parlant de ces Sakataves, Bénédict-Henry Révoil affirme « leurs habitations sont situées au milieu des cavernes creusées dans les rochers calcaires de leurs montagnes », tu ajoutes, pour ta part, en commentaires : « lesquelles montagnes n’existent pas dans l’ouest de Madagascar ! » Car, l’optique de Révoil était, outre le fait de réduire les Sakataves en nègres perdus et anthropophages, de leur coller aussi l’étiquette d’hommes des cavernes. Et sa démarche, tu la balaies de manière cinglante lorsqu’il engage Darwin pour étayer ses arguments. Darwin ou pas Darwin, ton verdict est clair : c’est « une touche de pédantisme en vérité pour couvrir un discours parfaitement immonde ».

Afin de pousser la satire jusqu’au bout, tu as choisi le titre de L’Arbre anthropophage pour ton livre. Ce n’est pourtant pas un hommage que tu rends à ce raciste. Tu lui dénies au contraire l’opportunité de se cabrer dans la couette de l’oubli au regard de la bassesse de ses opinions, fussent-elles celles en vogue à l’époque, mais il avait la possibilité d’être un pionnier en matière de respect de l’être humain.

Ce titre ? Moi j’y vois un coup de pied dans le derrière (pour ne pas employer un mot plus évocateur). Un coup de pied que tu assènes, loin du lâche coup de pied que l’âne donnerait au lion mourant et sans défense. Ce Révoil aurait pu en quelque sorte disparaître haut les mains de la circulation. Et c’est un des fils de ces peuplades qu’il méprisait - au point de corrompre même jusqu’à leur appellation - qui le remet au tribunal de l’Histoire, tente de démonter son mécanisme haineux afin d’alerter beaucoup d’entre nous qui n’étaient pas au courant de ces pages sombres.

Ton livre, cher Raharimanana, nous projette le visage d’une civilisation à bout de souffle. Sa composition tentaculaire est à l’image du chamboulement des choses vues. Nous ressentons la même rage. Ton élégance a été de la contenir, de la dominer tout au long des ces pages. Ce livre c’est toi. Ce livre c’est aussi moi. Dans tes veines coule le sang des ces peuples que ridiculisait l’obscur Révoil. Notre rencontre a été possible parce que tu es au croisement, au carrefour des hommes qui ont pour passeport « la courtoisie née de l’échange ». Parce que tu es tout simplement Raharimanana, et que tu tiens à le rester. Quel qu’en soit le prix...

Avec toutes mes amitiés

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