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Portraits d’écrivains (5). Dix questions à l’éditeur et agent littéraire Pierre Astier : "Le métier d’éditeur est l’un des plus beaux métiers du monde quand on découvre un auteur".

Dans le paysage de l’édition française, Pierre Astier devrait être considéré comme "le dernier des Mohicans". L’édition est en effet sa passion, et faire découvrir les auteurs est plus que jamais son obsession. Il ne voit pas son existence autrement, lui qui partirait en vacances rien qu’avec des sacs de manuscrits d’inconnus, oubliant sans doute ses sandales et son maillot de bain devant la porte ! Dans son ancien dernier bureau du Serpent à Plumes - rue des Petits champs, Paris -, défilaient les écrivains du monde entier, fantassins prêts pour la bataille, souvent injustement méconnus par la critique française, mais aimés par un cercle vicieux, un tout petit cercle constitué de lecteurs authentiques qui lisent tout d’un livre, même le « numéro d’impression », les dates du « dépôt légal » et soulignent scrupuleusement à l’editeur toute coquille d’imprimerie.

Pierre Astier redonnait de l’espoir, non pas en grossissant les à-valoir de ses auteurs, ni en promettant les ventes et le succès du Da Vinci code de Dan Brown à l’écrivain trop pressé d’y arriver, mais en fabriquant des livres, de vrais livres à faire pâlir de jalousie les grandes maisons d’édition parisiennes qui, parfois,lui piquaient sans vergogne ses auteurs en agitant des chèques avec plusieurs zéros derrière ! Pierre regardait tout cela avec sérénité.

Bessora

On lui volait donc un auteur ? Fusil à la main, il repartait à la chasse, attendait avec impatience le facteur, sorte de Messie, qui viendrait balancer un sac de manuscrits tout frais devant sa maison d’édition. Tout le monde lisait les manuscrits dans cette maison. Il avait le dernier mot, et c’est lui qui signait les contrats dans un coin sombre de son bureau. C’est cette magie qui a fait naître plusieurs voix comme celles du Djiboutien Abdourahman Waberi, du Malgache Raharimanana, ou de la Suisso-Gabonaise Bessora...

Les bilans très positifs étant rares dans l’édition, Pierre Astier peut se vanter d’avoir mis en lumière, en France, l’œuvre de Dany Laferrière - qui était jusque-là diffusée au Canada seulement ; celle de Nurrudin Farrah, celle de Timothy Findley, celle d’Emmanuel Dongala... et d’avoir redonné une vie à des livres mythiques comme Le Devoir de violence ou Lettre à la France nègre du premier lauréat africain du Prix Renaudot, Yambo Ouologuem, excusez du peu ! Le dernier des Mohicans a vu sa maison Le Serpent à plumes rachetée par Le Rocher, puis le Rocher lui-même a été absorbé l’espace d’un cillement par des hommes en blouse blanche - des pharmaciens -, laissant ainsi tout un catalogue prestigieux dans une incertitude telle que les auteurs, désemparés, en sont réduits à former des associations, à intenter des procès qui, à la fin, finissent par leur coûter plus chers que les modiques droits d’auteur qu’ils révendiquent ! Beaucoup ont perdu des plumes, c’est certain.

D’après les dernières nouvelles, Le Serpent à plumes, lui, existe toujours. Mais comment peut-on imaginer cette maison sans la ligne éditoriale exigeante d’un de ses magiciens ? C’est certain que le venin du Serpent n’a plus d’effet...

Pierre Astier devrait-il alors prendre la retraite du patriarche et accrocher au mur les vestiges de son ancienne gloire ? Que nenni ! Il n’aime sûrement pas la pêche comme moi. Encore moins le charme des après-midi sans fin comme Dany Laferrière ! Alors, plus que déterminé, il a créé une nouvelle structure : une agence littéraire, l’Agence Pierre Astier & Associés. Beaucoup, même parmi les écrivains, ignorent pourtant le rôle d’une agence littéraire. Pierre Astier prend son temps, explique, convainc, et cela commence à marcher - il vous suffit de visiter le site Internet de cette agence pour voir que des noms prestigieux sont alignés et qu’une page nouvelle est sur le point de s’ouvrir dans le paysage éditorial français.

Pierre Astier a accepté de répondre à nos « 10 questions » :

1. Pierre, le milieu culturel te connaît comme le fondateur du Serpent à Plumes, une maison que tu dirigeais alors et qui a donné des écrivains occupant aujourd’hui l’espace de la création littéraire francophone : Waberi, Raharimanana, Bessora, Louis-Philippe Dalembert, Gisèle Pineau etc. Cette maison a été rachetée par Le Rocher, éditeur qui, lui-même a été racheté depuis ! Force est de constater que la maison Le Serpent à plumes a perdu cette touche qui faisait d’elle une exception dans le monde éditorial français. Comment expliques-tu cela ?

Je connais mal la production actuelle du Serpent à Plumes, dont j’ai tourné la page il y a plus de deux ans maintenant, et je me garderais bien de porter un jugement public sur ce qui s’y passe, étant actuellement en procès avec les éditions du Rocher. Ce qui a fait la « touche » du Serpent à Plumes pourrait très bien perdurer, c’est ce à quoi l’acquéreur Jean-Paul Bertrand s’était engagé en 2004, pour peu que le ou les éditeurs qui font les choix éditoriaux suivent une certaine ligne éditoriale que j’avais établie, qu’ils agissent en découvreurs et prennent quelques risques. Le métier d’éditeur est l’un des plus beaux métiers du monde quand on découvre un auteur.

2. Quel est le plus beau souvenir qui te reste du Serpent à Plumes ?

Hormis les six mois qui ont précédé le rachat par Le Rocher et le blitzkrieg que fut le rachat, toute l’histoire du Serpent à Plumes n’est qu’un seul bon souvenir : une aventure grisante dès les débuts de la revue en 1988 avec Pierre Saxod, Xavier Gallin et Elvire Heugel, qui furent mes premiers collaborateurs, la confiance immédiate de quelques grands écrivains (Jorge Amado, John Updike, Paul Bowles, Alberto Moravia, Ahmadou Kourouma), l’engouement immédiat et le soutien de quelques personnalités (François Mitterrand, Karl Lagerfeld, Pierre Bergé, Jean-Jacques Aillagon, Christian Lacroix, etc.). La création de la maison d’édition en 1993, grâce à la détermination de Claude Tarrène (actuel directeur commercial du Dilettante) fut un moment fort, marqué par le succès du premier livre publié au Serpent : La Grande Drive des esprits de Gisèle Pineau, qui reçut successivement le Prix Carbet de la Caraïbe 1993 et le Grand Prix des Lectrices de Elle 1994. La découverte d’auteurs, le lancement de collections (Motifs, Serpent noir, etc) furent chaque fois, avec mes collaborateurs, Tania Capron et Pierre Bisiou, de magnifiques moments.

3. En réalité, tu ne t’es pas éloigné de la littérature : tu as créé une Agence littéraire ! Pour les néophytes, en quoi consiste le métier d’un agent littéraire ?

Toute ma carrière professionnelle a consisté à aller à contre-courant : on me déconseilla de créer une revue littéraire en 1988 (casse-cou disait-on), idem pour la publication de nouvelles (ça n’intéresse personne, disait-on), idem pour les écrivains d’origine africaine (la diffusion Gallimard trouvait cela risquée en 1997).

Etre agent littéraire est un nouveau pari, certainement à rebrousse-poil. Non seulement je ne me suis donc pas éloigné de la littérature, mais elle est au cœur de mes préoccupations : comment accompagner les créateurs, optimiser leurs oeuvres et leur assurer un rayonnement international. Après l’expérience du Serpent, je n’ai vu que celle d’agent littéraire pour poursuivre et développer au-delà des frontières, au-delà du seul support livre, ce qui avait été engagé. Il me fallait mettre toutes mes forces dans une nouvelle aventure, et ce serait celle-là. L’agence Pierre Astier & Associés a été créée avec Laure Pécher.

La France est l’un des derniers pays au monde où il n’y a pas (ou en tout cas très peu) d’agents littéraires. Les agents littéraires sont partout : en Suède et en Chine, au Mexique et en Thaïlande, en Russie et au Brésil (et pas seulement dans le monde anglo-saxon comme la petite lorgnette française nous le laisserait croire).

Le paysage éditorial mondial est en pleine mutation, pour ne pas dire en plein bouleversement. Des marchés nouveaux (Europe centrale, Chine, Inde, Afrique) apparaissent constamment. Les possibilités de diffusion des œuvres (droits étrangers, droits d’adaptation audiovisuelle) se multiplient à l’infini. De gigantesques groupes d’édition se sont constitués dans le monde, adossés à des groupes industriels, de presse ou autres, très voraces dans leur façon de consommer et produire des livres. Ces groupes traitent quasi exclusivement avec des agents, qui leur apportent des « produits » finis, à savoir des textes sur lesquels l’« editing » a été fait. En même temps qu’une « petite édition » prolifère partout, avec des catalogues très spécialisés.

Pour revenir à ta question : un agent littéraire est un intermédiaire qui a un rôle éditorial (mise au point d’un texte avec l’auteur), commercial (vendre ce texte à des éditeurs français, étrangers, à des producteurs, négocier au mieux les droits) et donc un rôle juridique (établissement du contrat). Un bon agent sera également impliqué dans la « promotion » d’un auteur, le représentera dans les foires, salons et festivals internationaux, et veillera à la bonne exécution des contrats qui auront été signés sous sa houlette (respect des termes du contrat, versement des droits, etc.).

4. Qu’est-ce qui explique alors que la France soit encore hostile à une telle pratique ?

D’une part les Français sont moins hostiles qu’on ne le croit aux agents littéraires et travaillent énormément avec les agents littéraires étrangers et avec les « sub-agents ».

D’autre part, il faut savoir de quoi l’on parle et ce que l’on entend par agent. Une myriade d’apporteurs de projets (auteurs eux-mêmes pour le compte d’autres auteurs, journalistes, traducteurs, conseillers éditoriaux, avocats, conseillers juridiques, etc.) jouent un rôle discret, voire occulte, d’agent dès lors qu’ils sont des intermédiaires et perçoivent des commissions. La différence avec l’agent, qui a une structure et une activité au grand jour, est que précisément ils n’ont pas de structure. (La France, pays du secret, où l’on n’aime pas parler d’argent, devrait revoir le fonctionnement de certaines activités...) Le contrat d’édition français tel qu’il existe aujourd’hui, où l’auteur cède la totalité de ses droits à l’éditeur pour la durée de la propriété littéraire peut être un obstacle à un agent. Les auteurs français ou francophones qui (de plus en plus) ont des agents littéraires à l’étranger le savent parfaitement. Un débat a été engagé autour du contrat d’édition-type français, notamment la question de la durée et de l’étendue.

5. Quelle attitude adoptes-tu finalement devant cette réticence des éditeurs français ?

Personnellement, je m’efforce d’avancer prudemment en tenant compte de l’histoire, des traditions, des particularités et des sensibilités de l’édition française. A terme, cependant, il apparaîtra légitime aux auteurs français de conserver leurs droits étrangers et audiovisuels et de recevoir 70 à 85% lors d’une cession. Un auteur bien payé (ce qui est le cas des Etasuniens ou de beaucoup d’Espagnols par exemple) aura plus de temps pour se consacrer à son travail d’écrivain et proposer de beaux textes. Par ailleurs, la France est un pays où le livre a toujours eu une place importante, et les grandes maisons d’édition prestigieuses qui se sont créées depuis le XIXe siècle ont toujours à cœur de constituer un fonds. La nouvelle donne internationale (on peut le regretter, mais on peut aussi y voir des potentialités nouvelles) ne favorise plus la constitution de fonds. Certains fonds prestigieux français sont d’ailleurs passés sous contrôle de sociétés étrangères ces dernières années. Il est vraisemblable que dans un avenir proche l’auteur sera lui-même son propre fonds, qu’il le valorisera et le fera prospérer avec tel ou tel agent. Des évolutions sont à attendre au niveau européen.

6. On a tendance à croire qu’un agent littéraire ne travaille qu’avec des auteurs qui ont un nom... Un auteur inconnu peut-il t’envoyer directement un manuscrit ?

Le vrai métier d’agent littéraire est un métier de découvreur. Donc un agent littéraire se doit, selon moi, de recevoir et lire les manuscrits.

Les services de manuscrits des maisons d’édition parisiennes, vers lesquels affluent des milliers de manuscrits chaque année, sont très engorgés et en perpétuel état d’implosion. Nous n’en sommes plus à l’époque de la Remington où l’écrivain tapait son manuscrit en trois exemplaires séparés par du papier carbone. L’inflation d’auteurs, et donc de manuscrits, est là. Tout auteur peut reproduire en 100 ex. son manuscrit et l’adresser à autant de maisons, ce qui engendre un gâchis de papier et une perte de temps pour les lecteurs de ces maisons quand le manuscrit n’aurait pas dû leur être envoyé. Orienter et cibler devient une nécessité, et l’agent peut y contribuer.

7. Peux-tu nous donner deux principales raisons qui feraient qu’un écrivain devrait plutôt prendre un agent littéraire que négocier directement avec un éditeur ?

Je dirais tout d’abord que c’est autant l’auteur qui « prend » un agent que l’agent qui « prend » un auteur, si ce dernier à un « potentiel ». Je ne m’occupe que d’auteurs non seulement susceptibles d’être publiés en France mais également d’être adaptés à la télévision ou au cinéma et surtout d’avoir un rayonnement international par le biais de traductions dans le monde entier. Ce qui réduit considérablement le nombre de candidats.

La négociation financière n’a rien de sorcier, mais ne doit pas être appréhendée sous l’angle simpliste du toujours plus d’à-valoir. Une négociation bien menée est une négociation où sera évalué le potentiel commercial d’une œuvre à partir de son prix de vente, de ses objectifs de mise en place et de vente, de la promotion qui sera faite (presse, prix littéraires, participation à des foires ou des festivals). En fonction de ces paramètres, qui doivent être discutés point par point, un ou des pourcentages et une avance seront offerts. Les frais de structure de chaque maison d’édition sont très importants ; l’investissement que représente la publication d’un livre est toujours plus élevé qu’on ne croit : rien ne sert d’avoir des prétentions qui ne tiennent pas compte de ce tout. Une affaire bien menée par un agent est une affaire où l’auteur, mais aussi l’éditeur, sont satisfaits. En aucune façon il ne s’agit de jouer l’un contre l’autre.

8. Je crois savoir aussi que tu diriges une collection de littérature chez un éditeur...

Pour ne pas perdre tout à fait le métier d’éditeur, je dirige effectivement aux côtés de Sophie Giraud une collection de littérature de langue française (au sens le plus large) aux éditions Naïve : l’Algérien Hamid Skif, le Mauricien Vinod Rhugoonundun et le Mahorais Nassur Attoumani sont les trois premiers écrivains publiés dans cette étonnante structure, très novatrice, qu’est Naïve, où musiciens et écrivains se côtoient.

9. Tu parles d’une collection de littérature française "au sens le plus large". Quelle est justement ta position quant à la création des collections spécialisées sur la littérature africaine et ses diasporas ?

J’observe qu’il y a de moins en moins de collections spécialisées et de plus en plus d’auteurs d’origine africaine qui se fondent dans des collections de littérature et c’est tant mieux, car l’humanité ne peut plus, au XXIe siècle, se concevoir sur la base de communautés cloisonnées, ni la société française, ni a fortiori la littérature de langue française.

Sur la question des collections-ghettos, on a beaucoup glosé sur la collection Continents noirs de Gallimard, omettant de souligner que les collections de littérature française, chez bon nombre d’éditeurs français, étaient des collections-ghettos pour écrivains nationaux français dans lesquels pouvaient au mieux se glisser un Belge ou un Suisse francisé à l’extrême, mais quasiment jamais un « francophone » extra-européen. Ma politique éditoriale, au Serpent à Plumes, a été de mêler auteurs du Nord et auteurs du Sud, auteurs américains et auteurs européens, auteurs africains et auteurs asiatiques.

Par ailleurs, n’en déplaise à ceux qui expriment leur ras-le-bol de la Francophonie (je pense ici à Pierre Assouline, sur son blog, où il ne me fut pas permis de répondre à une mise en cause), il est trop tard pour refuser, réfuter, rejeter ce vocable, qui a été utilisé depuis trop longtemps, qui a fait florès, et dont la connotation, lorsqu’il est utilisé internationalement, a même acquis un certain prestige, car il est chargé d’histoire et de vie, ce qui est le ferment de la littérature. Ou alors il eût fallu le dénoncer il y a quinze ans.

Le problème est désormais moins de savoir comment la littérature française intègre les écrivains francophones (de ce qu’elle conçoit encore comme une périphérie) que de savoir comment les écrivains français intègrent la vaste « Francophone Literature » comme la définit sans état d’âme le très sérieux trimestriel étasunien World Literature Today qui passe brillamment en revue les littératures du monde d’un seul point de vue linguistique, sans considération et hiérarchie géopolitiques aucune.

10. As-tu un coup de coeur de lecture d’été pour nos amis du Blog ?

Oui, deux romanciers de polars français : Xavier-Marie Bonnot (La Première Empreinte et La Bête du marais aux éditions l’Ecailler du Sud) et Franck Thilliez (Train d’enfer pour Ange rouge et Deuils de miel aux éditions Rail Noir) : deux petites maisons qui font un travail de découverte remarquable et deux auteurs... géniaux.


Informations supplémentaires :

Pierre Astier & Associés - Literary & Film Agency

4, rue Frédéric-Schneider

Hall 10

75018 PARIS France

Site : www.pierreastier.com

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