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La dérive des continents 2ème partie

Même dans nos trains, les règles que j’ai énoncées plus haut tiennent. Un frère reste un frère ; on a envers lui un devoir sacré de solidarité et de simplicité. Oui, c’est vrai, les choses sont un peu différentes avec les sœurs. On a vu quelques muscles s’échauffer pour un sourire pris de travers ; un petit clin innocent que le serveur attitré d’une dame a classé dans le livre des procédures d’approche. Les cas sont rares, mais ils existent. C’est pourquoi, tacitement, on n’approche les sœurs que quand on s’est assuré du manque de malabars dans les parages. Ou bien pour des raisons tout à fait honorables, comme demander son chemin ou un numéro de téléphone, savoir si elle vit chez sa mère…

Les trains de par ici ont d’ailleurs cette spécialité ; ils attirent les Noirs entre eux. Où nous sommes, les autres ne viennent pas. Sauf si, cas exceptionnels, un muzungu particulièrement avisé a pris une des nôtres dans sa maison. Là oui, des exceptions existent. Mais, en général, c’est entre nous. C’est plus pratique et plus cool, voyez ! On peut commenter les paysages, ces défilés de mimosas ou ces successions de prairies verdoyantes. Nos commentaires sont à nous, et pas à quelqu’un d’autre. Du genre :

« Tiens, voici le ruisseau de la Plaine-aux-Tomates, n’est –ce pas, frère ? »

« Oui, tout à fait. Bientôt, on arrive à Troulebiket ; la gare où s’opère le changement de contrôleurs. Tu regardes si c’est ‘Petite Moustache’ qui monte ? C’est le plus sévère de tous, tu sais ? »

« Non, ce n’est pas lui. Je crois que c’est plutôt… heu… je ne vois pas bien, mais je crois que c’est Libumu-Ndunda qui sera Chef de train… Oui, c’est ça ; je distingue sa grosse bedaine. C’est bien lui qui va contrôler ce tronçon-ci ! »

« Alors, pas de panique ; il est sourd comme une taupe ; il ne distinguerait pas un ticket d’aujourd’hui d’une carte postale d’il y a deux siècles ! »

« C’est vrai. Un jour, il m’a poinçonné mon ticket trois fois, au même endroit, et s’est excusé. En fait mon ticket, je l’avais ramassé à la gare avant de monter ! »

« Je te comprends frère. Nous ne pouvons payer des tickets tous les jours. On est venu ici pour étudier et travailler, pas investir dans les chemins de fer ! »

« D’autant qu’il y a des chances que les rails sur lesquels on roule soient du bon fer de Mfoati, tu ne crois pas ? »

« Sûr ! »

Vous voyez donc le genre de conversations qui nous animent dans ces trains de la solidarité ? Je le dis, comme ça, pour que vous saisissiez pourquoi ce jour-là les choses ont mal tourné. Parce que, si vous voulez tout savoir, il y a deux types de casse-pieds que je ne supporte pas dans la vie : ceux qui savent tout, et ceux qui veulent tout savoir. Or, ce jour-là, le démon et chef des casse-pieds avait réuni en une seule personne toutes ces agaçantes vertus. Une dame. Courte sur patte. Puant des aisselles. Lunettes à triple foyer. L’air inquisiteur et serviable à la fois. Une vraie militante !

J’étais assis tranquille. Le livre que je feuilletais était un don de mon adorable femme qui m’en avait dit pis que pendre parce que les pages étaient racornies et que mes innombrables signets : reçus de super-marchés ; carte de téléphones, petits bouts de papiers divers ; tickets de pressing ou bulletins de loterie avaient fini par gonfler « son » livre démesurément. Mais je le lisais quand-même. C’est d’ailleurs cela l’agaçant avec les femmes ; elles vous reprochent l’accessoire alors que je méritais au moins une double ration de whisky pour avoir avalé les 250 premières pages en deux mois ! Au lieu de cela, c’est un cri qui m’avait éventré les tympans : « Mon li-ii-ii-ii-vre !!! ». « Quoi son livre ? quoi ton livre ? Et puis d’abord cesse de t’attribuer la paternité de choses que tu ne contrôles pas ! Sais-tu en combien de mains, entre l’auteur, le correcteur, l’imprimeur, l’éditeur, le libraire, le vendeur de la caisse, le premier et le dernier lecteur, cet ouvrage est passé avant d’être mon porte-document de fortune ? S’il a pu arriver jusqu’à moi, qui te dit qu’il n’a pas accueilli ailleurs, entre ses pages jaunies, une feuille de jambon, une tablette de chocolat ou de la choucroute d’Alsace, hein ? Ah ! les femmes : qu’est ce que tu veux à la fin : des livres impeccables ou un contenu partagé ? Lu ? Si un livre peut servir en plus à autre chose, qui s’en plaindrait logiquement à part une femme, hein ? »

Bon, je dis ça, mais n’allez pas croire. A part de crier sur ses livres, ma femme est un être adorable dont le Bon Dieu n’a créé qu’un exemplaire. Et me l’a tenu en magasin avant livraison. Je l’adore, mais je ne le lui dis pas trop : elle risquerait de se monter la tête !

Donc, où en étais-je ? Ah ! oui : je lisais ce fameux livre. Un historien qui tentait de me convaincre que le Christ n’était pas mort, n’était pas ressuscité, avait succombé à des tentations… n’importe quoi ! Il n’y a que ma femme pour acheter ce genre d’ouvrages… Et il n’y a qu’une femme pour m’en détourner, alors que j’abordais la partie la plus palpitante. Car cette voyageuse qui portait des lunettes à fond de bouteille comme on, dit était là ; elle venait se planter devant mon fauteuil pour m’annoncer tout de go : « Monsieur, je ne sais pas si je dérange, mais il y a là-bas, dans l’autre voiture, un Monsieur qui ne se sent pas bien du tout. Le problème est qu’il ne semble pas du tout parler notre langue ; il ‘ ne parle que l’africain’ !

Vous ai-je dit qu’il y a deux catégories de casse-pieds que je n’aime pas ? Hé ! bien j’ai menti. Car il faut y ajouter une troisième : celle de ceux qui savent les choses qu’ils ne savent pas ! Et cette dame-ci, dans cette catégorie, serait ceinture noire ou ébène, tellement elle me fait monter la moutarde au nez. Mais, effrontée de première, elle ne se laisse pas démonter par le regard congelé que je lui darde. Non, au contraire, elle continue :

« Moi, Monsieur, je sais reconnaître une langue. J’ai été en Chine vous savez ! Alors, dès que j’ai entendu le Monsieur là-bas se tordre de douleur et prononcer quelques mots, j’ai su que c’était de l’africain, oui, comme je vous le dis ! »

Mon père m’avait dit : « BB, vas en Europe, tu étudieras des choses ». C’est aujourd’hui que je vois se réaliser sa prophétie. Moi, fils du Congo profond, je vais apprendre l’africain dans un train de province, en Europe !

Et donc, sans me faire prier autrement, je secoue ma carcasse et suis la dame jusqu’au compartiment du-monsieur-qui-ne-parle-que-l’africain.

Quand j’y arrive, une petite foule s’est formée : un pépé à bretelles, deux dames d’un certain âge. Et le contrôleur. « Petite moustache », oui !

Du regard, je prends connaissance de la situation et me fais une idée précise : oui, la situation est grave. Dans le fauteuil côté fenêtre en effet, un gigantesque frère, qu’on dirait sorti du gymnase de Mike Tyson, se tord de douleur, se tenant tantôt la joue – enflée – tantôt l’estomac. Une légère bave coule de ses lèvres alors qu’il psalmodiait des paroles vraiment incompréhensibles. La situation est grave.

Le petit groupe s’écarte à mon arrivée, comme si j’étais le Doyen de la Faculté de Médecine de Ngoulonkila en personne. La petite dame courte sur pattes qui m’a escorté prend aussi les choses en main, demandant qu’on fasse de l’air et qu’on me laisse « traiter en africain ». Je prends conscience de mon importance, affiche l’air que j’avais à la soutenance de ma thèse sur les « Débords inflationnistes des Programmes d’ajustement structurel », inspire et me penche sur le frère qui continue de gigoter. Celui-ci sent enfin une oreille amie, dans laquelle il déverse et sa bave et des paroles trop compliquées pour être transcrites. J’écoute patiemment alors que le silence se fait autour de nous. J’écoute encore et me fait préciser un détail. Je ne note pas ; je n’ai pas de calepin, seulement ce livre de ma femme pour lequel je me ferais étriper cru si j’y ajoutais des notes en page de garde. Le conciliabule, disons mieux, la consultation terminée, je prends mon temps, fixe encore le malade d’un air entendu, et rends mon verdict :

« Mesdames-messieurs, cet homme est un hémophile qui doit tout de suite recevoir sa dose de sang si l’on ne veut pas qu’il meure dans l’heure. Il faut l’évacuer vers l’hôpital le plus proche. Il dit qu’il a son carnet de santé sur lui, et ne devrait donc pas avoir des difficultés à se faire traiter au plus vite. Si on ne l’évacue pas vers le prochain hôpital, il va mourir. Et moi, je ne veux avoir la mort de personne sur la conscience » !

« Qu’est-ce que j’avais dit ? »

Ca, c’est la femme aux lunettes de fond de bouteille qui est allumée ; elle est inarrêtable et en veut à la planète entière : aux chemins de fer qui « voyagent » sans poches de sang dans les voitures ; au fisc qui vole les impôts ; à la mondialisation qui laisse mourir dans des fauteuils de train des Africains qui seraient nettement mieux chez eux.

« J’ai été en Chine, vous savez ! Alors j’y ai vu comment les gens sont heureux dans leur milieu, comment ils ne sont pas stressés par des manques d’hémoglobines ; comment ils parlent leurs langues sans interprète. C’est une honte, notre démocratie, vraiment ; une honte ! » La dame est hors d’elle.

Le contrôleur, lui, ne parle pas. Il se gratte le lobe de l’oreille. Mais tout le monde est tourné vers lui, attendant sa décision : que faire ? Lui aussi se pose la même question et semble embêté. Ses premières paroles soulèvent un tollé unanime, car ce foireux ose demander si le malade a son titre de transport.

« Dites donc vous, s’insurge une dame, est-ce que vous êtes né d’une mère aussi ? Un homme est sur le point de mourir et tout ce qui vous intéresse c’est un fichu morceau de carton ? Et quand vous l’aurez vu, votre titre de transport, vous le porterez sur votre dos jusqu’à l’hôpital le plus proche, ou bien vous lui pratiquerez vous-même sa transfusion ? Non, mais : vous devriez avoir honte de faire passer votre métier avant la vie des usagers ! »

La cohue monte dans le compartiment. Mon frère se tord toujours dans son fauteuil. Ses râles sont de plus en plus faibles ; sa bave de plus en plus mousseuse. Il faut faire quelque chose, sinon un frère va m’échapper. D’autorité, je propose donc au chef de train de permettre que je descende « avec mon frère » à la prochaine gare, qui se trouve être Lotus-Drindrin. Tout le monde accepte cette proposition de bon sens. Le chef de train continue à se masser le lobe de son oreille quand, à la gare susnommée, je descends avec difficultés mon frère malade. Le vieux retraité en bretelles me descends mon fameux livre. Le train s’en va. Toute cette équipe est aux fenêtres ; elle me voit éteindre délicatement mon frère sur un banc de marbre à la gare de Lotus. Vous auriez vu le regard plein de compassion de la femme courte et myope ; un début de larmes commence à mouiller le coin de mon œil droit. Aussi, quand le train a enfin disparu à l’horizon, décidé-je de passer aux choses sérieuses.

Je donne, enfin, la poignée de main qui se doit à mon frère et, sans autre cérémonie, à notre manière, je m’enquiers de la situation exacte.

« Alors, frère : c’est comment ? Moi, je suis Benda Bika, et toi ? »

« Dominic ; je suis Dominic Kwabe, de Tamale au Ghana. Et toi de quel pays es-tu ? »

« Du Congo, mon frère. Mais, attention : Congo-Brazza, le vrai, le pas faux quoi ! Parce qu’avec la confusion de maintenant on a vite fait de me prendre pour un ‘Z’, et ça, tu vois, c’est pas bien »

« Un ‘Z’ ? »

« Oui, de l’autre Congo quoi ! Mais bon, c’est pas grave. Je précise juste pour préciser. Alors, c’est comment ? »

« Oh ! mais c’est simple, mon frère. Quand je suis arrivé à la Plaine-aux-Tomates, j’ai vu Petite-Moustache qui commençait à contrôler les tickets. Je me suis senti mal. C’est tout. »

« Oui, j’ai compris. Mais comment tu fais pour la suite ? Et, d’abord où veux-tu aller ? »

Dominic crache le chewing-gum qui lui gonflait la joue, s’étire de tout son long. Mon Dieu qu’il est grand et barraqué. Il a son sourire des jours difficiles et prononce dans une langue qui n’est pas de l’africain : « Inch Allah ». Et en attendant de trouver la solution pratique, nous nous mettons à échanger sur la dérive des valeurs et la dérive des continents. Les bons sont mauvais et les mauvais sont bons, c’est à n’y plus rien comprendre ! Je lui raconte notamment, comment ma femme me poursuit pour un livre écorné. Nous convenons tous les deux que si les planètes ne bougeaient pas tout le temps, les choses seraient plus fixes partout ; plus stables. Comment voulez-vous faire du bien au monde alors qu’une partie de l’humanité dort pendant que l’autre bosse, pense ou procrée ? Il faut éclairer l’humanité de tout temps et au même moment : ramener les pendules à la même heure. Sinon c’est la dérive totale…

Benda Bika (à suivre)

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