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Ne brûlez pas les sorcières : roman de Donatien Baka

Pauvre aFric

Retour sur un roman dont l’auteur, Donatien Baka, a déjà été interviewé dans nos colonnes. "L’autre et l’ailleurs" ont toujours été les boucs-émissaires de nos propres dysfonctionnements. On indexe la paille chez l’autre, mais la poutre n’est-elle pas dans nos yeux ? Une fois cette logique admise, les sorcières sous les pieds desquelles on dresse des bûchers ardents pourraient sans doute être dédouanées des crimes dont on les accuse généralement à tort. Malheureusement, on n’en est pas là. L’aFric, pays aussi fictif que réel, baigne encore dans la "logique mystique", au détriment de la "logique scientifique".

L’Afrique ne se développe pas à cause du néocolonialisme. Par cet axiome, des auteurs africains comme Léonora MIANO dans ses admirables Contours du jour qui vient ou dans L’Intérieur de la nuit veulent désormais pointer du doigt notre propre responsabilité dans les malheurs qui nous accablent. Donatien BAKA s’est attelé à la même tâche. Il pose le préalable selon lequel, si des facteurs « exogènes » expliquent nos malheurs , il faudrait également tenir compte des facteurs « endogènes » ? ennemi d’autant plus dangereux qu’il est à l’intérieur de nous-même. Ce sont nos croyances ancestrales. Baka en est arrivé à l’hypothès que "nous sommes nous-mêmes notre pire ennemi".

Tout le roman Ne brûlez pas les sorciers, repose sur cette théorie. En aFric, les citoyens ont tout pour avoir une petite part de bonheur. Au lieu de préserver jalousement ce bonheur, nous le dilapidons. Jean ANOUILH disait des jeunes et de la vie, qu’ils la laissaient « couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts » [1], Les aFriqués ne font pas autre chose. aFriqués ? Ainsi se nomment les habitants de l’aFric, pays imaginaire qui sert de cadre aux personnages du roman, et dont toute ressemblance avec le Congo n’est pas fortuite. maisça peut être aussi n’importe quel pays du continent noir. aFric, homonyme de l’Afrique, dit explicitement combien les sujets évoqués dépassent le cadre national pour s’étendre sur une bonne partie du continent. Il fait aussi référence à la misère d’une majorité de la population qui manque de moyens financiers tandis que quelques privilégiés possèdent la majorité de tous les biens. Quels sont donc ces problèmes endogènes qu’on devrait, (comme des taureaux) prendre par les cornes ?

Le Diktat de la société

L’homme vit au sein d’une société dont il doit respecter les règles pour être en harmonie avec elle. S’il commet une infraction au code social, il risque de se retrouver en prison. Cependant il existe un autre niveau d’appréciation : la conduite avec soi-même, les habitudes (l’habitus dirait Pierre Bourdieu), le comportement, les normes intériorisées(P. Bourdieu). Mais, l’individu, doté du libre arbitre, agit comme il l’entend, se conduit au contraire comme esclave de l’habitus. Il a du mal à prendre son indépendance. Il agit, non selon la raison, mais selon les préjugés sociaux.

En aFric, quand quelqu’un a ‘‘réussi’’, ça doit se ‘‘voir’ et se savoir : vêtements chics , villas cossues, voitures (de luxe), gens de maison (domestiques, jardiniers, cuisiniers…). En outre, l’homme riche doit le montrer par sa capacité à entretenir plusieurs femmes. La polygamie est un signe extérieur de richesse. C’est ainsi que Lopo, personnage central du roman, collectionne les maîtresses. Il a désormais plusieurs « bureaux », s’arrangeant pour que son « premier bureau », Mado, épouse légitime, ne se doute de rien ou pour que telle maîtresse qui croit être sa favorite ne soupçonne pas l’existence d’autres favorites. Lopo doit donc se livrer en permanence à une gymnastique intellectuelle et physique pour soutenir ses foyers (principal et secondaires). Malgré le plaisir que peut lui procurer cette diversité de « bureaux » ce train de vie commence à peser et il veut y mettre un terme. Cependant, comme une drogue, vouloir s’en affranchir est une chose, le sevrage en est une autre.
La société africaine est également prisonnière de l’idée que la mort est forcément l’œuvre d’un sorcier. Maladies, accidents, ne sont jamais perçus comme naturels, mais comme le résultat de manœuvres mystérieuses. Le comble, c’est lorsqu’on qu’une maladie comme le sida est perçue comme un instrument de la sorcellerie pour éliminer une cible humaine. En d’autres termes, le fait qu’une personne soit porteur du VIH relève d’un déterminisme métaphysique non d’une rationalité pathogène.

La Tragédie du Sida

On peut admettre l’idée d’une manipulation magique parentale dans les campagnes reculées où les sujets touchant à la sexualité sont encore trop tabous, où il n’existe pas ou peu de centres éducatifs où les gens pourraient être instruits sur les moyens de contamination et la façon de se protéger. Le fait est qu’il suffit d’une seule personne pour que tout un village soit contaminé. Si on ne se contente pas de son partenaire habituel et qu’on élargit sa famille sexuelle – j’entends par famille sexuelle toutes les personnes avec qui on a des rapports sexuels – on risque, non seulement de recevoir le virus d’un partenaire lui aussi très « famille élargie », mais aussi de le refiler à toute sa propre « famille ».

Ainsi, Lopo a beau loger, nourrir et vêtir Nana, la maîtresse qui lui a donné un enfant ; celle-ci a beau lui déclarer chaque jour son amour, il n’est en définitive que son « groto », c’est-à-dire « l’amant fortuné qui assure la satisfaction des besoins matériels de la maîtresse » [2], tandis que son « genito », autrement dit « celui qui procure le plaisir charnel » [3] est un autre : Jacques. Ce dernier avait lui-même une copine, décédée à la suite d’une pénible maladie. Tout le monde a conclu : « sorcellerie », y compris Jacques (le fataliste ?). N’empêche que Nana commence à regretter d’avoir abandonné le préservatif avec Jacques, « se fiant aux allures costaudes » [4] de celui-ci. Elle craint que la copine de son amant ne soit en réalité morte du sida. C’est la seule à avoir ce raisonnement logique : Jacques lui-même est peut-être contaminé ; il m’a peut-être transmis le virus que j’aurais transmis à Lopo, qui l’aura transmis à sa femme… Nana, Jacques, Lopo, Mado habitent en ville. Ils n’ignorent pas comment on attrape la maladie du siècle, pourtant les précautions élémentaires comme le préservatif sont négligées et leur réaction, face à cette maladie, est purement ahurissante.

L’aFric des paradoxes

Lopo, qui commence à se sentir mal moralement et physiquement part se ressourcer au village où habitent encore ses parents. Dès son retour, il tombe gravement malade. Il n’en faut pas plus pour que tous déduisent que son séjour au village lui a été néfaste. Mado, sa femme, l’emmène tout de même à l’hôpital d’où ils sortent avec une information capitale : Lopo est atteint du sida. Comment alors expliquer que Mado, qui est pourtant enseignante, se joigne à la famille de Lopo pour le trimbaler chez les féticheurs/guérisseurs ? Comment comprendre qu’elle espère une guérison miracle dans la secte « Dieu pensera un jour à nous » ? Il n’y a pas de différence entre le paysan qui n’a jamais été à l’école, n’a pas accès à Internet et les habitants des villes qui ont tous les medias à leur disposition. Le savoir scientifique que peut détenir ces derniers ne parvient pas à supplanter dans leur esprit les superstitions. La logique mystique triomphe de la logique scientifique.

Bien d’autres paradoxes sont évoqués : être un pays producteur de pétrole et continuer à se chauffer au charbon ; avoir des terres riches et mourir de faim, réaliser des productions agricoles dans l’arrière-pays qui y pourrissent à cause du mauvais état des routes, les populations qui dépendent des importations étrangères. Il y a aussi l’extravagance consuméristes des noces nuptiales ou des funérailles alors qu’on pourrait être moins dispendieux et donner le surplus aux orphelins ou aux gens dans le besoin…Bref, soulager la misère du monde.

Les paradoxes, ce sont aussi les complexes d’auto dévaluation sur critère racial : faire plus confiance à un Blanc qu’à son collègue Noir même si ce dernier est plus compétent. Se dépigmenter la peau ( le maquillage ) pour paraître Blanc(he)…
Bref les paradoxes en aFric sont innombrables. L’un des plus frappants est celui du sort des enfants. Ailleurs, on accorde une attention particulière aux enfants qui constituent la nation de demain, en aFric, ils sont abandonnés.

L’échelle des injustices

Les enfants sont les grandes victimes des comportements des adultes. A la mort de Lopo, sa veuve et ses enfants sont déshérités ; ils doivent se trouver un autre logement et subvenir eux-mêmes à leur besoin. Si Mado, qui est fonctionnaire, arrive à joindre les deux bouts du mois malgré les retards de salaire, ce n’est pas le cas de Nana et son fils Gigi. Cette dernière meurt d’ailleurs peu de temps après Lopo. Gigi est récupéré par sa tante maternelle qui essaie de l’élever en fonction de ses moyens. Mais qu’il s’agisse de Gigi ou des enfants de Mado, la disparition du père, avec tout ce que cela a entraîné comme bouleversements dans leur vie, crée un malaise psychologique qui pousse les enfants dans les rues.

C’est l’occasion pour l’auteur de parler de ce phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur : les enfants errants, chiens perdus sans collier. A ce sujet, il convient de saluer les œuvres de littérature pour la jeunesse Zozo d’la rue [5]et La Saison des criquets [6] qui, en littérature, sont parmi les premières à alerter l’opinion publique sur les « phaseurs » [7] au Congo-Brazzaville. C’est aussi l’occasion d’encourager le travail des Editions Mokand’Art dans leur optique pédagogique, essayant de remettre la jeunesse au centre des intérêts, d’autant plus que la population africaine est majoritairement constituée de jeunes.

On retrouve les niveaux d’injustice. Dans tous les domaines on a un des bourreaux et des victimes : l’Etat envers les fonctionnaires et les retraités ; les responsables qui dans une société créent des discriminations entre les salariés ; l’époux démissionnaire qui laisse son conjoint gérer seule l’éducation des enfants pendant que, lui, vole de conquêtes en conquêtes ; la maîtresse qui veut nuire à l’épouse officielle pour prendre sa place ; l’attitude agressive des parents du disparu vis à vis de la veuve et des orphelins, maltraités… Même Mado, qui pourrait passer pour la figure honorable du roman (elle soutient son mari durant toute sa maladie, recueille plus tard Gigi, le fils de sa défunte rivale) n’est pas exempte de torts : elle fait d’Afia, une nièce éloignée venue l’aider pour le ménage, une véritable esclave à qui le repos n’est pas permis. L’auteur qualifie ce phénomène « d’esclavage moderne ». On l’observe dans de nombreux pays d’Afrique et même en Europe dans les foyers africains, où une cousine, une nièce venue du pays devient une véritable bête de somme.

Conclusion

Donatien BAKA fait en quelque sorte « l’état des lieux » de l’Afrique aujourd’hui, évoquant presque tous les sujets. Il dit d’ailleurs lui-même : « c’est mon premier roman, alors j’ai eu envie de tout déballer. » [8]
Les faits semblent laissés à l’appréciation du lecteur, mais l’ironie perce parfois dans certaines pages, ainsi que le ton pédagogique. Quant aux paradoxes, ils peuvent à certains égards paraître comme un non-sens, ils peuvent friser l’incohérence, mais c’est le propre des paradoxes et, la vie n’est-elle pas elle-même incohérente, elle qui laisse souffrir les innocents et fait la part belle aux scélérats ?

Liss KIHINDOU

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