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Littérature

« On m’appelait Ascencion Férié » un roman de Jean-Aimé Dibakana

Congolismes à gogo

"Mais, toi aussi !", "Laisse kô ! ", "Reste pour toi !", "je suis pour moi en train de passer ! ". Sur le plan strictement stylistique, ce sont là autant de congolismes dont l’auteur, Dibakana Mankessi, fait un savoureux usage dans son écriture. Egalement sociologue, le romancier a compris la fonction sémantique des particularismes langagiers en tant qu’enjeux du discours littéraire. Sur le plan purement idéologique, l’écrivain se joue du rôle caricatural du marxisme dans les rapports sociaux en Afrique postcoloniale.

LITTERATURE

La littérature congolaise ne cesse de se fructifier par l’effort de sa diaspora. Avec son premier récit intitulé « On m’appelait Ascencion Férié », le sociologue Jean Aimé Dibakana vient d’agrandir le cercle des romanciers sous un nom plus proche du terroir : Dibakana Mankessi.

A la manière de Jazz et vin de palme d’Emmanuel Dongala et plus précisément de sa nouvelle intitulée « L’étonnante et dialectique déchéance du camarade Kali Tchikali » (1), le roman de Dibakana Mankessi se révèle comme le seul texte de la narration congolaise qui caricature très bien le marxisme en Afrique noire avec un humour qui pousse le lecteur à y découvrir la dictature militaire, le despotisme et le népotisme qui caractérisent la majorité des pouvoirs politiques en Afrique. Les personnages d’Ascension Férié font écho à ceux que le lecteur a déjà découverts chez Emmanuel Dongala dans Jazz et vin de palme, des récits où la couleur rouge, symbole du marxisme, est omniprésente.

Le roman de Dibakana Mankessi apparaît comme une tragi-comédie romancée où les personnages tels le maire, le docteur-directeur de l’hôpital de Kuzaboké, le malade Obarabia Saint Antoine de Padoue « qui ne cesse de mourir quand on le conduit à l’hôpital », les militaires et les miliciens au service du pouvoir, sont caricaturés dans un style dont l’auteur semble avoir seul le secret. Trois dimensions se dégagent après lecture de ce roman. Nous avons d’abord le personnage principal, « propriétaire » du récit (l’héroïne) et qui, à certains moments, rapporte les aventures plus moins rocambolesques du maire avec son Directeur de protocole et le Chef de ses gardes du corps, les mésaventures de ses parents avant d’être la femme du maire. La troisième dimension se révèle à travers l’univers politique marxiste dans lequel se déroulent les aventures rapportées sur fond d’un agréable pleurer-rire.

Ascension Férié : une fille pas comme les autres

C’est l’héroïne du roman qui rapporte ses propres aventures. Cette adolescente qui prend conscience de sa beauté physique vit avec ses parents dans une société qui est tombée dans la dictature marxiste. Et quand arrive le moment de se faire établir la carte d’identité pour passer l’examen d’entrée en sixième, le destin de la petite Ascension Férié et sa famille change de trajectoire. Sa beauté physique ne passe pas inaperçue devant l’autorité municipale qui la reçoit dans son bureau et qui ne peut se retenir. Malheureusement ce dernier ne peut pas pousser plus loin ses désirs à cause de la présence de son garde du corps alentour : « Pourquoi ce barbu est-il toujours à mes pattes ? (…) Ah barbu poisseux (…) pourquoi es-tu là à m’épier kô ! J’allais pour moi faire ! Là à cause de toi, je vais rater cette chaire douce et épurée » (2). Mais cette brusque aventure avec le maire ne s’arrête pas là. Ascension Férié sort du bureau du maire avec le précieux document malgré son dossier incomplet. Et la visite inattendue de ce dernier au domicile de la jeune fille change les données des relations entre sa famille et l’autorité municipale. Celui-ci aurait-il contribué à la réussite de la jeune fille à son examen ? Ni elle-même, ni le lecteur ne le sauront. Devenue par la suite femme du maire, Ascension Férié verra sa vie s’améliorer et elle réalise aussi, pour la circonstance, le bonheur de ses parents.

Le maire Mati ma Molé : un archétype du marxisme de l’Afrique des années 70

C’est le produit des pouvoirs marxistes sur le continent qui se sont caractérisés par la dictature, le tribalisme et le népotisme dans les pays où le pouvoir était au bout du canon. Le maire exerce ses fonctions au milieu des kalachnikovs qui sécurisent les analphabètes politiques. Homme de paille au service d’un président dictateur ayant gagné le pouvoir par la force des armes, Mati ma Molé se distingue par sa nullité intellectuelle et son machiavélisme. Déjà enfant, son maître le remarque inapte aux études : « Un garçon turbulent, plutôt meneur de bandes et pas du tout doué pour les études (…) Il était le plus âgé de sa classe et presque toujours en queue de liste dans les performances scolaires » (3). Membre du parti au pouvoir après un stage en Europe, il devient une autorité municipale influente, avec une dose de tyrannie qui le pousse à s’en prendre aux contre-révolutionnaires de sa ville. Se remarque sa désinvolture au cours de ses meetings qu’il tient à la place de la mairie. Aucune absence est tolérée : hommes, femmes, enfants, malades et mourants doivent assister à ses meetings. Tout ce qu’il demande doit être exécuté : ainsi le port de la cravate et l’abandon des noms du terroir au profit des prénoms du « calendrier des Blancs », bousculent la vie des habitants de Kuzakobé. Il impose le respect de la Révolution pour respecter les ordres du président de la République qui pour le contrôler, lui a imposé un Directeur de protocole, un parent à lui, respectant ainsi les principes élémentaires du tribalisme. Mati na Molé fait penser à ces hommes de paille dont parle Jean Pierre Makouta Mboukou dans son Introduction à la littérature noire quand il stipule : « la société étant mal organisée, étant régie par des lois égoïstes souvent inspirées par le simple désir de dominance politique dans le monde nègre, est faite de heurts, de troubles sociaux qui ont pour résultats des divisions, la formation des partis multiples, la violence qui va jusqu’aux assassinats politiques répétés et non justifiés » (4). Ce triste tableau et même l’image de l’homme de paille se réalisent dans le roman. Le maire s’en prend à son ancien maître, le père Le Chrétien qu’il chasse de son bureau parce que contre-révolutionnaire, la religion étant l’opium du peuple pour les marxistes. Il sera de même impitoyable pour le jeune lycéen Saint Pierre Claver qui sera torturé par les agents de la Sécurité d’Etat pour avoir lu une œuvre censurée à Kuzakobé : « Oui chez nous, il n’est pas permis de lire n’importe quoi, surtout pas ces auteurs qui combattent les postures de Karl Marx, premier dieu de notre révolution » (5).

Ascension Férié, une tragi-comédie romancée

Par la technique du mariage de la satire avec le comique qui fait penser à certains moments aux textes d’Emmanuel Dongala tels Jazz et vin de palme, Les petits garçons naissent aussi des étoiles, le récit de Dibakala Mankessi pourrait se définir comme le premier roman qui a réussi à être mené sur fond de technique théâtrale. Tragique et comique dans tous ses compartiments donnent une autre dimension au texte. De l’incipit à la clausule, le lecteur y observe le tragique tout en riant. Le texte de Dibakana Mankessi n’émeut pas même quand certains personnages (les mésaventures Ta Polo en prison ainsi que celles du père de l’héroïne battu et emprisonné pour avoir porté main à son patron qui voulait violer sa femme, le jeune lycéen que l’on torture pour avoir lu un livre censuré…) souffrent tant le comique de situation et de paroles est trop poussé. On ne peut s’empêcher de rire quand on voit comment les hommes en armes se comportent mécaniquement. Le maire lui-même ressemble à un pantin pendant ses meetings. L’auteur leur donne un destin rocambolesque. On voit aussi comment les disputes entre le Directeur de protocole et le chef des gardes du corps du maire, ainsi que les attitudes de ce dernier pendant ses meeting épousent le ridicule. Sur le registre langagier, la dose on ne peut plus exagérée des idiomes du terroir de l’auteur dans des scènes qu’il voudrait « réelles », car ne voulant pas trahir sa pensée, pousse au rire : « oh, devant lui, oh non pas devant lui kô... oh mu manga ! Ah bika munu kô ! » « oh, devant lui ! Je ne veux plus pour moi… Ah laisse kô ! Tika ngaï.. longola soko na yo.. na boyi na ngaï. Bimisa dikata na ngué.. Laisse-moi » (6). Et un peu plus loin, on peut se rendre compte de la spécificité du langage parlé qui caractérise le vécu quotidien du Congolais que l’auteur utilise agréablement dans son récit sans pour autant entacher le sens de la diégèse : « Pourquoi es-tu là kô ! J’allais pour moi faire ! » (7). Et cette façon de « reproduire le français » sur fond de réalité congolaise se remarque aussi dans certains romans de Henri Lopes.(8). Du style, on remarque chez Dibakana Mankessi, la technique de la répétition qui vient donner une autre saveur au récit. Des segments narratifs tels « les battes de base-ball américain », « Mwasi, le magazine des femmes où en sa première page il y a toujours l’éditorial et la photographie d’une belle Assiatou Bah », « le fils aîné d’Obarabia en train de mourir [sur le chemin de l’hôpital] » reviennent de temps en temps dans la narration et donnent une certaine musicalité au texte. Peut-être un clin d’oeil de l’auteur à la littérature orale, car sociologue de formation.

Conclusion

Avec le roman de Dibakana Mankessi, se découvre une autre page de la satire politique des pays des « guides providentiels ». Mais c’est sur la caricature brute et corrosive que le texte d’Ascension Férié se différencie des autres récits qui traitent de la même thématique. Avec Dibakana Mankessi, on se plait à rire au fur et à mesure que l’on tourne les pages de son livre. On se voit comme transporté dans l’univers trompe-l’œil du théâtre tant les dialogues entre les personnages sont vivants et pleins d’humour.

Noël KODIA

*Dibakana Mankessi, On m’appelait Ascension Férié, Paris, L’Harmattan, 2006, 208p. 18 euros.

Notes

 (1) Cf. Emmanuel Dongala Jazz et vin de palme, Paris, Hatier,1982.
 (2) Dibakana Mankessi, On m’appelait Ascension Férié, Paris, L’Harmattan, 2006, p.p. 181-182.
 (3) ibidem, p.120.
 (4) J.P. Makouta Mboukou, Introduction à la littérature noire, Yaoundé, Clé, 1970, p. 83
 (5) Dibakana Mankessi, op. cit. p. 117.
 (6) ibidem, p. 39.
 (7) ibidem, p. 182.
 (8) On rencontre beaucoup de congolismes dans les textes d’Henri Lopes. S’y remarque aussi l’interjection congolaise « kô ! » utilisée par Dibakana Mankessi.

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