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Rêves de comptoir

Verre cassé Roman D’Alain Mabanckou.

28/05/2005 - Drôle d’endroit pour une rencontre : c’est dans un café emblématique du quartier des Trois-Cents, zone en déshérence du Congo-Brazzaville, qu’échoue tout ce qui se fait de voyageurs, de soûlards, de presque-rien et de revenus de tout.

Drôle de nom pour un bar : ce lieu ouvert jour et nuit s’appelle « Le crédit a voyagé », clin d’oeil aux écriteaux répandus en Afrique intimant aux clients de payer comptant. « C’est au Cameroun que j’ai vu cette inscription pour la première fois, raconte Alain Mabanckou. Elle m’évoquait Mort à crédit et Voyage au bout de la nuit de Céline. En faire le point d’ancrage de ce roman était un hommage à la manière célinienne de décrire les petites choses quotidiennes dans une langue "pourrie". »

Poète et romancier, Alain Mabanckou s’est imposé en quelques années et une quinzaine de livres comme l’un des noms les plus talentueux de la littérature francophone. Couronné par le prix Ouest-France/Etonnants Voyageurs, Verre cassé se situe dans la lignée d’African Psycho*, où il examinait déjà les sociétés africaines « dans leur vie quotidienne du dehors », sous l’angle de la rue, des marginaux ou des victimes du système familial. Il conte aujourd’hui l’aventure de Verre Cassé, vieux sage sexagénaire à qui un patron de bar remet un cahier pour qu’il consigne l’histoire de son établissement. La petite et la grande. Il hésite (« il n’y a rien de pire que le travail forcé, je ne suis pas son nègre ! ») avant d’accepter de coucher les confidences des clients sur le papier. Elles se livrent sans discontinuité, le texte ne comprenant aucun point. Nulle excentricité dans cette ponctuation qui s’est imposée naturellement à l’auteur pour « mettre en adéquation l’ivresse des personnages et celle de l’écriture ».

Café du commerce ou mots d’esprit, les conversations à bâtons rompus de tous ces damnés de la terre sont aussi truculentes qu’universelles. Mama Mfoa, la cantatrice chauve qui vend des soles grillées et du « poulet-bicyclette » sur l’avenue de l’Indépendance pour quelques francs CFA ; Mouyeké, escroc sans génie qui se croit, parce que descendant de grands sorciers, capable de « transformer le pipi de chat en vin rouge de la Sovinco » ; les filles du quartier Rex où les gars font de l’alpinisme sur les monts de Vénus ; l’Imprimeur, qui a « fait la France », auréolé de la gloire factice d’avoir traversé la Méditerranée... Ce qui lui est arrivé à lui, Verre Cassé, pourquoi il passe son temps à écouter la galerie dérouler ses vies par le menu, le lecteur devra le chercher en filigrane.

En filigrane aussi, il trouvera des titres d’oeuvres littéraires disséminés dans le texte, qui sont comme des plots figés dans le flot des paroles. « La culture, c’est ce qui nous reste lorsqu’on n’est plus rien », insiste Alain Mabanckou, qui a voulu offrir autant de révérences à ses maîtres à penser, Conrad, García Márquez ou Ionesco.

Plus qu’une vision de l’Afrique, il propose un portrait vivant de l’homme contemporain, enlevé par un humour ravageur et un très sain deuxième degré. L’air de rien, il raille le regard occidental sur l’Afrique noire, la stupidité des bien-pensants, et distille quelques analyses bien senties sur l’arrogance des hommes, suggérant que son propos s’étend bien au-delà des frontières du Congo-Brazzaville, où il est né, de la France, où il a grandi, et de l’Amérique, où il enseigne aujourd’hui les littératures francophones et afro-américaine à l’université du Michigan.

SABINE AUDRERIE

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