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Quand les femmes de lettres africaines brisent les tabous...

J’ai devant moi deux livres qui me font dire que la littérature féminine africaine se dévoile ces derniers temps d’une manière inimaginable, de quoi faire perdre la raison aux vieux cons des neiges d’antan. Il nous suffit de lire donc les deux romans suivants : Chuchote pas trop et La nuit est tombée sur Dakar. C’est une littérature qui ôte ses sous-vêtements en plein jour pour nous donner le vrai visage de la réalité.

On en avait un peu marre de histoires de la polygamie, de la femme mariée depuis la première couche Pampers, de celle vendue comme esclave alors qu’elle nageait encore dans le liquide amniotique de sa bonne maman. On en avait marre de ces portraits soporifiques de familles et autres textes qui nous étouffaient d’indigestion. (Ce qui fait que l’écrivain africain restera toujours un "spécialiste" de la politique africaine, l’infirmier de nuit qui soigne les bobos du continent et qui doit en plus diagnostiquer les maladies graves. On l’invite généralement dans les médias pour ne parler que de la thématique de son livre et non de son écriture, de son style ou de son apport littéraire !)
On en arrive aux questions du

genre : "Alors, donc, Léonora Miano, votre livre parle du cannibalisme, on est bien d’accord ? Est-ce que vous avez une idée sur le nombre de cannibales qu’il y a encore en Afrique ?"

Que voulez-vous que l’écrivain réponde alors ? Et on lui demande aussi : "Alors, votre livre parle de l’immigration, du mirage, de l’envie de quitter l’Afrique pour l’Europe, c’est cela, hein ? Que pensez-vous, Fatou Diome, des expulsions de la semaine dernière et de la grève de la faim des Maliens ? Que pensez-vous de l’attitude du Front National ? Avez-vous été victime d’un racisme depuis que vous vivez en France ?"

Fatou Diome

Les femmes de lettres africaines, disais-je, font bouger les choses. Les hommes ? Ne m’en parlez pas - ou plus. Sinon nous allons nous disputer. Les femmes ? Oui, ce sont elles qui brisent, qui fracturent, qui changent la donne. La liste s’allonge de plus en plus. Tout le monde est au courant de ma vénération pour Aminata Sow Fall. J’aime aussi l’introspection de Mariama Ba, les effluves de Were-Were Liking ou le flot de paroles d’une Ken Bugul.
Et puis il y a la nouvelle génération. Fatou Diome, Khadi Hane, Léonora Miano. Ces jeunes pousses ne couvent pas de complexes et font éclater les tabous dans une langue parfois d’une violence "artistique" (Miano), d’un classicisme plein d’humour (Diome) ou d’un débit proche de la rhapsodie (Hane)...

Prenez donc deux des nouvelles venues que je vous présente ici (par ordre alphabétique) : la « congolo-camerouno-suisso-américaine » Frieda Ekotto et la Sénégalaise Aminata Zaaria. Qu’ont-elles de commun ?
Elles ont publié chacune un premier roman, Chuchote pas trop de Frieda Ekotto est paru chez l’Harmattan en septembre dernier. Le roman d’Aminata Zaaria, La Nuit est tombée sur Dakar est paru en janvier 2004. Ces deux romans étonnent d’emblée par leur sujet. Si l’on pouvait aller vite en besogne, on dirait :

Ekotto traite de l’homosexualité féminine africaine tandis qu’Aminata Zaaria soulève la question de ces filles des villes africaines qui sortent avec des vieux Blancs en quête d’exotisme.

Mais on ne peut pas caricaturer ainsi les choses. Il y a l’écriture, le choc dans la manière de dire. Ce qui fait que ces deux femmes lèvent le voile, décalottent une société trop coincée par ses hypocrisies.

Ekotto trace des portraits de femmes qui s’aiment d’un amour au dénouement proche des grandes tragédies grecques. La subblimation, le sacrifice sont des épreuves qui trouvent ici un écho. Les femmes vivent souvent une sexualité dont seule la finesse de l’écriture de l’auteur pourrait en tracer les contours. Tout est suggéré, parce que, ainsi que me le rappelait encore hier au téléphone mon mentor et ami Dany Laferrière : l’écrivain ne doit pas tout dire, il faut qu’il permette au lecteur de regarder par le trou de la serrure.

Comment ressentir alors cette scène de « fusion » de bouches entre une mère et sa fille dans le roman d’Ekotto :

« A ce moment-là se révèle quelque chose d’inexplicable entre Affi et sa mère. La fille ressent soudain un frisson. Une force irrésistible lui fait relever la tête. Elle rapproche sa bouche, effleurant de son front le menton de sa mère. Leurs lèvres se touchent en une violence d’un baiser ininterrompu... »

D’aucuns crieraient à l’inceste, je le sais...
Le livre est écrit sous forme de séquences, avec, au cœur du texte, des murmures poétiques. Il y a la vie, - parfois même la vie et demie -, avec des personnages démembrés, des femmes dont la vie s’est écrasée quelque part et qui recherchent à travers la nuit de leurs souvenirs les derniers soubresauts qui leur permettraient de regarder encore avec bonheur l’apparition du soleil. Une écriture directe, qui va à l’image et ne s’attarde pas sur le mot, une ecriture qui insiste sur la mémoire. Ekotto, on le sent, a beaucoup "fréquenté" l’oeuvre de Jean Genet dont elle est l’une des spécialistes les plus en vue actuellement (lire notamment son livre : L’Ecriture carcérale et le discours juridique chez Jean Genet, L’Harmattan, 2001)... Au point que Jacques Derrida lui avait dit un jour : "Frieda, si Genet vous avait connue, il vous aurait aimée"...

Aminata Zaaria met en scène deux « villageoises » sénégalaises qui vont à la conquête d’une des villes les plus fascinantes d’Afrique : Dakar... Elles ont 17 ans. L’une d’entre elles, Dior Touré qui « fréquente depuis quelques mois Paul Grenelle, un Français installé à Dakar », semble la plus expérimentée lorsqu’il faut exploiter ces Blancs, leur soutirer tout puisqu’en réalité de part et d’autre il n’est pas question d’amour. Le Blanc cherche à assouvir son désir d’exotisme, "l’autochtone" veut se tirer de sa vie de misère...
D’ailleurs, les rendez-vous du Blanc et de la Noire sont identiques, monotones et sans originalité :

« Paul Grenelle débarque vers dix-sept heures avec des magazines féminins, des boissons et des gâteaux comme on en trouve qu’à Dakar. Ils s’installent dans la voiture et Dior lui taille une pipe jusqu’au coucher du soleil ».
Vaste programme, n’est-ce pas ? On a les amours qu’on peut, aurait dit Brassens...

Du coup, Dior Touré est persuadée que pour une femme de Dakar il n’y a point de salut si elle ne passe pas par les toubabs, ces Français, ces Belges et ces Allemands qui viennent ou vivent au Sénégal et qui « ne sont attirés que par l’exotisme. L’essentiel pour eux c’est que tu sois noire, black comme ils disent, et que tu ne sois pas vieille. Ils ne font pas de différence entre une chèvre coiffée et un top model... »

La deuxième adolescente, la narratrice, est la « naïve » de service, celle qui reste derrière Dior Touré, celle qui essaie de résister à cette tentation de la « facilité ». Mais jusqu’à quand puisqu’elle reconnaît que Dior lui donne des conseils avisés ? Alors, il faut faire vite parce qu’une « femme est comme un marchand d’ombres, elle doit engranger ses bénéfices avant le crépuscule puisqu’au coucher du soleil, personne ne veut plus de sa marchandise. »

Pourtant, toutes ces histoires, toutes ces « nuits fauves » de Dakar ne vont pas

forcément aboutir à un dénouement heureux. Sinon pourquoi Zaaria aurait-elle écrit ce livre si c’était pour nous convaincre que le monde allait bien, que les putes étaient bien traitées, payées en euros et bénéficiaient largement des remboursements de la sécurité sociale pour leurs fausses couches ou leur prothèse dentaire, voyons !

La tragédie est souvent au seuil des rêves qui nous semblent les plus faciles à réaliser. C’est ce que nous apprend le livre de Zaaria. Ce livre, il y a quelques années, lui aurait valu la fatwa des groupuscules d’intégristes africains trop enclins à voir la femme derrière la cuisine, la bouche cousue...

A lire :

1. Frieda Ekotto, Chuchote pas trop, L’Harmattan, 2005

2. Aminata Zaaria, La Nuit est tombée sur Dakar, Grasset, 2004

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