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Phalène

20e anniversaire de la mort de Tchicaya U Tam’Si, avril 1988 – avril 2008

Dans la nuit du 21 au 22 avril 1988 disparaissait celui qui est considéré comme l’un des plus grands poètes francophones, si tant est que la grandeur d’un auteur se mesure à l’intensité de la lumière diffusée par son œuvre. Celle de Gérald-Félix Tchicaya, dit Tchicaya U Tam’si, brille par sa singularité, par sa force et sa capacité à provoquer « l’intranquillité du lecteur » [1].
Son œuvre, nous ne dirons pas, comme on l’a souvent répété, qu’elle est hermétique. A ce propos Tchicaya disait : « Si les gens me trouvent laid, je ne peux pas les convaincre du contraire. Ils essaient peut-être de me trouver difficile pour ne pas entendre ce que je dis. » [2]
Nous dirons pour notre part que son oeuvre diffuse une lumière parfois trop forte, aveuglante au point qu’on doive avancer à tâtons pour y pénétrer. Les grands hommes ont souvent été incompris de leurs contemporains, c’est après leur disparition qu’un travail de vulgarisation est effectué. Pourtant Tchicaya fut reconnu par ses pairs. Qu’on se souvienne de la préface de L. S. Senghor à Epitomé ; le père de la Négritude y dit son enthousiasme dans des mots qui se passent de commentaire :

« Voilà quelque vingt ans que je lis des poèmes de jeunes Nègres. Que de papiers ! que de cris vengeurs ! que d’éloquence ! [...] Mais Le mauvais sang de Tchicaya m’avait frappé en 1955, m’était entré dans la chair, jusqu’au cœur. Il avait le caractère insolite du message. Et plus encore Feu de brousse, avec ses déchirures fulgurantes, ses retournements soudains, ses cris de passion. J’avais découvert un poète bantou. Car, comment être poète, comment être le porteur d’un message, si l’on n’est d’abord soi ? Tchicaya est un Bantou du Congo : petit mais solide, timide et têtu, sauvage dans la brousse de sa moustache, mais tendre : pour tout dire, un homme de rêve et de passion » [3]

Tchicaya était donc en quelque sorte un messager des dieux, un Hermès des temps modernes, mais son message ne fut pas compris de tous. Le bilan que dressait en 1993 Jean-Pierre Biyiti bi Essam, de l’Université de Yaoundé, est toujours d’actualité : « l’œuvre tchicayenne est, aujourd’hui encore, une œuvre enclavée, une œuvre à l’état sauvage : peu connue, mal connue, parfois même inconnue. » [4].

Phalène, papillon de nuit, hante l’écriture de Tchicaya U Tam’Si. On dit invariablement "le" ou "la" phalène.

Parmi les causes de cette méconnaissance, il faut signaler la difficulté d’accession à son œuvre : ses romans par exemple sont tous épuisés et n’ont pas encore été réédités, il faut faire le tour des bibliothèques pour en trouver un exemplaire. Quelques uns de ses recueils de poésie par contre ont été réédités et sont disponibles. Mais la raison essentielle de cette méconnaissance demeure la nécessité de ‘‘déchiffrer’’ un message qui ne se livre pas d’emblée. Ce serait dommage de tourner le dos à un si grand auteur parce qu’on ne ‘‘l’entend’’ pas. « J’habitais un pays de musique / inaccessible à toute oreille... » [5], dit le poète dans Arc musical. En cette date anniversaire de sa mort, nous nous proposons de faire entendre la musique de Tchicaya U Tam’si par une exploration générale de son œuvre, exploration succincte sans doute, eu égard à la densité de celle-ci, mais que nous espérons suffisante pour donner à chacun l’envie d’entendre par lui-même, de découvrir par ses propres yeux et ses propres oreilles le ‘‘pays de musique’’ de Tchicaya U Tam’si. On l’aura compris, notre souci, 20 ans jour pour jour après sa disparition, est avant tout celui de l’extirper des « palais insonores de l’oubli ». [6]

Tchicaya U Tam’Si : le poète « makila mabé »
Poète, dramaturge, nouvelliste et romancier, Tchicaya U Tam’Si a pratiqué de son vivant les genres les plus remarqués de la littérature. Sa poésie se révèle un peu acide et marquée par un surréalisme africain qui se fonde sur l’anecdote. Le Mauvais sang (makila mabé), qui est une sorte d’autobiographie, met en exergue une partie de son enfance et de sa personnalité :

« Ils ne conviendront pas qu’enfant j’eus les boyaux
durs comme fer et la jambe raide et clopant
J’allais terrible et noir et fièvre dans le vent »

On retrouve cette révélation de son infirmité (il boitait) dans A triche-cœur :
« Je perdis ma jambe à ce jeu-là / un soir d’été / alors qu’il fut bon renaître à la vie »

La poésie de Tchicaya U Tam’Si se montre déjà futuriste dans Feu de brousse qui symbolise les peines et les souffrances de l’homme. Et quelques années après sa mort, ce chant prophétique du poète se réalise à travers les turpitudes de la vie congolaise. On est en droit de se demander si nous ne vivons pas ce qu’il avait prédit :

« Un jour il faudra se prendre
Marcher haut des vents
Comme les feuilles des arbres
Pour un fumier pour un feu
(…)
Gare aux pieds nus
Nous serons sur tous les chemins

Gare à la soif
Gare à l’amour
Gare au temps »

La poésie de Tchicaya U Tam’Si se couvre de toutes les couleurs de son pays le Congo et plus particulièrement le sel marin et les jacinthes du fleuve qui lui rappelle l’image de Lumumba, emporté par la main sale de la politique néocoloniale. La disparition de cette figure nationale de l’autre Congo a profondément marqué le poète, au point qu’il y fait souvent allusion, comme on peut le voir dans Epitomé :

« La presse : Edition du matin : Incident à Léopoldville – Trois cartes de vœux sur ma table exprimant des regrets... » ou encore : « La presse : Panique à Bruxelles / Le Congo en est la cause. »

Epitomé dit bien la difficulté de l’existence, l’un des thèmes majeurs de son œuvre poétique. Le poète réclame « un bec d’acier pour disputer (son) corps aux ans ». Plus loin il s’écrie : « Mon âme est une écharde dans mon corps ».
Transparaît également dans ses poèmes l’influence des poètes comme Verlaine. Le tout premier recueil par exemple, Le Mauvais sang, est hanté par le « spectre de la pluie », qui le traverse de part en part et qui rappelle tant cette poésie de l’auteur français, dont voici les premiers vers :
« Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville
Quelle est cette langueur / Qui pénètre mon coeur

Hormis ce premier recueil où on trouve des poèmes à forme fixe tel le sonnet, les vers de Tchicaya sont des vers libres.

Le phalène noir

De la poésie au théâtre

Après avoir rédigé une poésie qui se définit dans huit recueils, Tchicaya U Tam’Si se tourne vers le théâtre dont le langage est plus accessible. Il commence avec Le Zulu, qui nous rappelle l’histoire de l’Afrique du Sud avec le personnage de Chaka. Ce dernier a inspiré d’autres écrivains africains tels le Malien Seydou Badian avec La mort de Chaka et Chaka, du Guinéen Niane. Le Zulu sera suivi du Destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku où l’auteur essaie de conscientiser les masses populaires du continent en abordant la thématique de la politique. Et le plus grand chef d’œuvre sera Le Bal de Ndinga, sur fond de la chanson « Indépendance Cha Cha » de l’immortel Joseph Kabasélé, qui sera joué partout dans le monde après sa mort.

Le règne des cancres et des cancrelats

Et du théâtre à la prose

Après avoir marqué la poésie africaine et abordé le théâtre sans difficulté, le « Rimbaud noir » (comme l’appelle son biographe Joël Planque) s’adonne à la prose : un recueil de nouvelles et quatre romans en quelques années montrent que le poète avait une inspiration débordante. Dans la prose, Tchicaya U Tam’Si se démarque des autres prosateurs congolais par son style un peu particulier. L’unique recueil de nouvelles, La Main sèche, est constitué de onze textes ( la plupart de ses compatriotes composent des recueils de douze textes). Ce livre se fonde sur les réalités congolaises dont trois nouvelles « Lazare », « Rebours » et « Le fou rire » forment une trilogie ayant pour personnage central Lazare. Caractérisés par une écriture « difficile à déchiffrer », les textes de La main sèche, sortent des sentiers battus de la conception classique de la nouvelle qui se fonde sur l’énigme dans le dénouement de l’histoire rapportée. Ils se présentent comme des instantanés où cohabitent rêve et réalité sans suspense. Quant au roman, l’auteur se focalise sur l’histoire congolaise d’avant les indépendances. On peut dire que les trois romans (Les Cancrelats, Les Méduses et Les Phalènes) se caractérisent par l’oralité et la prolifération des répétitions qui s’apparentent à un jeu de mots qui souvent fait penser aux langues du pays. Des personnages et des histoires rapportées, on peut affirmer que ces trois livres s’appellent les uns les autres quant au fond. Et l’histoire du Congo, plus particulièrement l’univers vili, est aussi au cœur de son quatrième roman "Ces fruits si doux de l’arbre à pain."

Le fruit de l’imagination du poète

A la poursuite de l’œuvre de Tchicaya U Tam’Si

De l’ensemble de l’oeuvre littéraire de Tchicaya U Tam’Si, Boniface Mongo Mboussa, dans Désir d’Afrique, fait une remarque pertinente qui vaut la peine d’être rappelée ici : « sa poésie est théâtralisée, son théâtre est violemment lyrique et ses romans sont des poésies en prose ». [7] Tchicaya U Tam’Si, un géant de la littérature congolaise qui continue à marquer la littérature francophone. Et si on pouvait « hurler » de nouveau ces belles paroles de Joël Planque aux yeux du monde : « Tous ceux qui eu la chance (…) le bonheur de rencontrer Tchicaya U Tam’Si savent bien qu’en [le] perdant, nous n’avons pas seulement perdu un immense poète de langue française en même temps qu’un romancier tout à la fois, décapant et lyrique, mais un homme d’une incroyable énergie, d’une lucidité amusée et fulgurante, un ami aussi, comme il en est peu » [8].

Liss Kihindou et Noël KODIA.

LIRE AUSSI : L’hommage de Pointe-Noire au grand Tchicaya U Tam’si

Biographie (quelques dates) :
 1931 : naissance le 25 août à Mpili (Congo) de Gérald-Félix Tchicaya
 1945 : son père Jean-Félix est élu député du Moyen-Congo à l’assemblée constituante à Paris. C’est ainsi que Gerald-Félix Tchicaya foulera le sol français à l’âge de 15 ans (1946). Sa scolarité ne se déroule pas comme l’aurait souhaité son père avec lequel il est en désaccord. Il fugue. Sa passion pour la poésie se révèle.
 1955 : publication de son premier recueil : Le Mauvais sang
 1957 : il prend le pseudonyme de U Tam’si (qui parle pour son pays), pseudonyme que prendra aussi Marcel Sony dit Sony Labou Tansi.
 1962 : Intègre l’Unesco à Paris, après un bref retour au pays.
 1988 : Décès le 22 avril à Bazancourt, en Normandie (France)

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