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Rhétorique congolaise

L’anthologie « Dis à la nuit qu’elle cache son visage » ou la question du cri bilingue

Inviter trente auteur(e)s congolais à jouer double-jeu, à lancer « un cri bilingue » ( dirait Guy Menga), c’est ce à quoi Liss Kihindou et Frédéric Ganga se sont employés dans une anthologie au titre énigmatique : « Dis à la nuit qu’elle cache son visage »

Si le pari de l’anthologie polyphonique (Français/langues du terroir) a réussi, reste à savoir si un seul lecteur, même excellent locuteur d’un idiome local, peut comprendre les versions en vernaculaire sans que ça ne lui apparaisse comme du sanskrit.

Car le problème est le suivant : une rose s’épanouit-elle de la même manière si elle est plantée sur deux champs aussi différents que le sont le latin et les langues nigéro-congolaises ? Bien sûr que oui. On n’a pas besoin de donner sa langue au chat pour comprendre que toutes les langues poétisent avec le même groov et qu’en définitive, cultiver les vers est le plus vieux métier du monde.

Quid la phrase bantoue et la phrase française ? Nous faisons l’hypothèse que Verlaine ou le griot Téké, chacun configure la pensée avec la même sauvagerie « lévistraussienne ». Au bout du compte que ce soit sous le soleil des tropiques ou sous l’hiver des pays tempérés, la pensée poétique est la même.

Bouquet de fleurs

Ca tombe bien. Chez les Grecs, « anthologie » signifie « je vais cueillir des fleurs »
Dans « Dis à la nuit qu’elle cache son visage », ça sent bon le lys de la vallée du Niari, la barbadine ( malombo, ntwi téké) des Plateaux Koukouya, la Jacynthe de la Cuvette, les coquelicots du Pool, les rhododendrons du Mayombe, la mangrove de la Mer, la lantana du Massif du Chaillu.
Comme Ronsard, disons : cueillez, cueillez les roses !

Nous invitons les amoureux de la flore (mais qui ne l’est pas ? ) de faire comme Ronsard au milieu de ce jardin botanique qu’est le Congo, pays au climat généreux et aux multiples écrivain (e)s. Humectons les fleurs de notre terroir.

Liss en lice

Au passage, jetons des fleurs à la prof de latin Liss Kihindou et à Frédéric Ganga pour cette direction anthologique. Ce sont des fleurs du bien que, particulièrement, notre latiniste fait bien d’étaler en sillonnant salons, festivals, colloques littéraires, autant de vallées de merveilles, où Liss hisse très haut la bannière de la République des Lettres congolaises. Mouans-Sartoux (ville fleurie) en est souvent le témoin chaque mois d’octobre lorsque les feuilles d’automne sont emportées par le vent. Bravo Liss !

La pensée est-elle universelle ?

Depuis la chute de Babel les langues ont été confondues (dit la légende). Se pose une question ontologique : comme dans le mythe mystique de la Pentecôte, comment réconcilier les langues quand les peuples ne parlant pas la même langue se retrouvent dans des situations d’échange ? Tout se passe comme s’il existait une langue ayant survécu à Babel (une langue pré-babélique qu’on voit surgir chez Umberto Eco, dans « Le nom de la Rose »), une langue qui permet à chaque être de se passer de compétences linguistiques pour entendre l’autre et se faire entendre par lui. Une sorte de télépathie antédiluvienne, comme celle, en toute bonne foi(s), qu’utilise Dieu pour parler aux Hommes par le miracle du St-Esprit. (Sic La Bible).

Méthodologie

Liss Kihindou écrit dans la préface : « Certains poèmes ont directement été pensés dans une des langues du Congo, puis traduits en français, d’autres ont d’abord été écrits en français avant d’être traduits dans une des langues du Congo. »
Cela ne change rien puisque l’imagination poétique obéit à des règles intériorisées dans son subconscient quelle que soit la culture du penseur. Structuré comme un langage (selon Jacques Lacan) , l’inconscient opère le miracle de Jérusalem où, à la Pentecôte, des migrants venus de tous les horizons se comprenaient sans comprendre la langue de l’autre. Les témoins se demandaient s’ils étaient à jeun c’est-à-dire sains d’esprit. Vu l’heure de la journée, La Bible dit que c’était l’action du St-Esprit.

Le dilemme de la traduction

Du coup, la querelle selon laquelle traduire c’est trahir devrait, à notre sens, être mise en quarantaine dans le champ des faux débats. Rien ne ressemble plus à un métalangage que la poésie. Elle est comme la musique qui touche les esprits des mélomanes dont les frontières parfois ne se touchent pas. Pour preuve cette réaction d’internaute congolaise non kongo, sur Facebook, subjuguée par un discours en lari : « je ne comprends pas cette langue mais je la trouve belle. »
Cet aveu est également fait par des personnes qui ne parlent pas lingala (en Afrique) et qui trouvent les chansons écrites dans cette langue belles car cette langue leur parle...littéralement. Quelle ne fut pas notre stupéfaction de voir sur les réseaux sociaux un fan ivoirien d’Extra-Musica stupéfier le public abidjanais en interprétant ( Rupture tolérance zéro, Oyo éko ya éya ) une chanson lingala de ce groupe dans une langue qu’il ne comprenait pas car bien que nigéro-congolaise, le lingala est phonétiquement à des années-lumière de son Bété ou Baoulé maternel.

Grammaire

Dans la postface de l’anthologie, Liss Kihindou pose à juste titre la question de l’orthographe dans nos langues africaines car c’est un casse-tête quand on traverse la fameuse page blanche en tâchant de respecter la morphologie des mots. Dieu merci l’académie des langues africaines, à l’inverse de l’académie française, n’a jamais instauré une hégémonie sur la calligraphie des mots. Ou, disons plutôt que la vigilance épistémologique dans nos langues dites orales met l’accent sur l’articulation. Et dire que l’Institution de la langue française en est à la grammaire inclusive comme si la règle actuelle n’était pas assez complexe ! « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » raisonne l’Académie française d’ailleurs critiquée par Pierre Bourdieu qui estime qu’en fabriquant les règles grammaticales complexes elle fabrique le pouvoir de domination des lettrés sur les illettrés. Dieu merci l’organisation de nos langues africaines n’obéit à aucune police dictatoriale de quelque gardien de Temple au purisme exacerbé.

Partant du verbe « donner » Liss Kihindou se demande : comment calligraphier nos substantifs ? « Faut-il écrire gana ou hana ; ga mahambu ou ha mahambu buishi ou buichi  » (p.261). Dans nos langues, prime la phonétique. La musicalité, la nuance, les couleurs sont réglées selon les tons et les modes. Quand je parle, ça doit te parler selon ma façon de parler. On connaît le calembour de Nganga (en lari) s’adressant à ses trois épouses : « wo wé na nsatou kata, nkokéla nganga yiba ha » Camille Nkouka qui nous conta ce subtil jeu de mot eut un mal fou à m’expliquer la charge libidinale qu’il mobilisait. Selon que c’est l’orthographe ka ta ou kata, tout bascule ou non dans l’indicible irrévérencieux.

« Cette première tentative s’avère nécessaire. Certains auteurs ont eu le courage d’écrire en une langue orale dont la grammaticalité et les mouvements sémantiques n’ont jamais été enseignés comme l’est le français. » écrit Noel Kodia Ramata (Congopage. 19 fév. 2020)
Pour éviter les quiproquos on joue sur les accents, tonique, aigu ou grave comme dans mboûla (esprit protecteur) et mboula (organe génital féminin). Voire supra le calembour de Nganga le polygame.

Question : comment font les sourds-muets pour communiquer alors qu’ils ne font pas de phrases verbales ? Le langage non verbal est le métalangage par excellence.

L’avenir de nos langues

Des questions légitimes sont soulevées par la romancière L. Kihindou : « Que va devenir le kikongo ? Va-t-il se perdre complètement, au profit du lari ? Que vont devenir nos langues régionales si nous ne les apprenons pas à nos enfants ? Les descendants de parents originaires du Congo disséminés dans le monde pourront-ils gouter à la saveur des langues que nous célébrons dans notre anthologie ? »( p.262)

Malin serait le grammairien qui ferait la différence entre le lari et le kongo. Le scientifique voit les structures là où le locuteur voit les tonalités. C’est une question de couleur ou de ton. Nous avons un ami kongo de Ntombo qui parle lari en milieu ordinaire ; son accent devient manianga quand il est en famille. Le ton est une reproduction sociale. Dans le tronc commun des langues bantou, la branche kongo-lari est la même et dans une perspective évolutionniste, rien ne dit que le kongo parlé au Royaume de Kongo au 15ème siècle est le même que celui parlé en République du Congo au 21ème siècle. Dire qu’une langue change avec le temps est une évidence.

Frangala

Interaction oblige, nos langues sont influencées par le français et réciproquement, ainsi que s’amusent à le faire Sony Labou Tan’Si ou d’Alain Mabanckou dans leurs œuvres.

On a parlé de franglais (intrusion de l’anglais dans le français). On a parlé de « frangala » (emprunt de lingala au français). On pourrait parler aussi de frankongo (impérialisme du français sur le kongo). Ce fut le terrain de travail des grammairiens Ambroise Queffelec et Augustin Niangouna qui se sont penchés sur le métissage des langues africaines au contact du français.

La question de départ demeure légitime : un locuteur congolais peut-il lire un poème en kongo, lingala, kituba, téké, mbochi sans recourir à un traducteur ? En se penchant sur « Dis à la nuit qu’elle cache son visage », la réponse est mitigée.
Noel Kodia Ramata a vu cet écueil :
« Certains auteurs ont eu le courage d’écrire en une langue orale dont la grammaticalité et les mouvements sémantiques n’ont jamais été enseignés comme l’est le français. Il faut les féliciter pour cet exercice combien louable, surtout que certaines traductions en français sont aléatoires car difficile de trouver l’équivalence psycholinguistique du poème. » (Congopage 19 fév. 2020)

Qu’à cela ne tienne. L’important, selon nous est que depuis que la langue française est devenue langue officielle dans les anciennes colonies, les Congolais sont devenus des conquérants de la langue des conquérants. Ils se la sont appropriées. Ils l’ont habitée (Sony Labou Tan Si), l’ont tropicalisée (Alain Mabanckou), l’ont décolonisée (Yala Nadia Kisukidi) . Désormais on passe d’un univers à l’autre (à 98% le taux de scolarité) sans craindre le gendarme nommé Académie Française. Au contraire cette rébellion a fait l’objet du sacre de Mabanckou par le, Le Renaudot, grâce à son roman Mémoires d’un porc-épic et, l’a peut-être raté de justesse avec le dernier ouvrage Les cigognes sont immortelles.

G. Bimbou

« Dis à la nuit qu’elle cache son visage. Anthologie de poésie multilingue français- langue du Congo » sous la direction de Liss Kihindou et Fréderic Ganga- 272 p L’Harmattan Paris 2020, - 23 €

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