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La Dérive des continents

Un feuilleton de Benda Bika

Par ici, nous pratiquons la politique de proximité. Pas un frère seul, pas une soeur dont nous ne sachions la difficulté de solitude et que nous n’aidions. Les téléphones jacassants d’aujourd’hui trouvent en nous leurs utilisateurs attitrés, tant les appels fusent de partout. De l’aéroport, où quelqu’un sans visa valable ne réussit pas à convaincre des policiers ignares qu’on peut facilement appeler frère un Nigérian quand on est Zimbabwéen ou Gabonais. D’un point d’embauche, pour signaler aux frères de se dépêcher, car il faut occuper un poste ou assurer un service. D’un hôpital quelconque, où il faut égayer une appendicite particulièrement retorse. D’une gare, d’un quelconque bouge : il faut partout répondre. Partout envoyer quelqu’un, savoir quelqu’un qui sait quelqu’un qui peut discuter, décider, payer, signer, lire ou écrire. Au nom de la large famille. On est comme ça par ici, car c’est notre mode de vivre. Tenez, par exemple, le cas de Mendy Dossou. Un jour où il veut prendre le train, un contrôleur se met en tête de l’en dissuader, tentant de le convaincre qu’un abonnement mensuel n’est pas valable le 4 du mois suivant. Aussitôt, on sonne le rassemblement. Et nous fonçons tous sur ce foireux de contrôleur à la grande gare.

C’est d’abord Roger Moubé qui explique, de son air de saxophoniste de jazz, que les abonnements sont tout ce qu’il y a de plus extensible dans la vie. Ensuite, Alain-Joël prend son air de katcheur troublé dans sa sieste pour expliquer au contrôleur inculte que les problèmes de l’humanité sont graves : un abonnement à côté, c’est de la diversion. Et, avant que moi j’entre en scène pour rappeler les règlements de tous les chemins de fer de la planète, c’est notre sœur Dodeline, une Nigériane qui aurait pu être joueuse de rugby, qui met en branle une allergie qu’elle est seule à déclencher sur toute la surface de la terre ; celle qui lui fait sortir les yeux des orbites devant « tous les cas suspects qui sentent le racisme ». Au bout du compte, on finit par emporter notre affaire : le contrôleur indélicat finit par convenir que, d’ailleurs, vu la théorie de la dérive des continents, on peut bien être le 3 du mois en Europe, et parfaitement le 31 du même mois à Katmandou ou à Port Moresby ; que pendant que Tante Maguy rentre de plantation à Takorady, John Smmith de la Plante prend son déjeûner à Sydney. On se serre la main, on « remporte » notre Mendy, et le monde vaque à ses occupations. On est comme ça par ici.

Oh ! quelques critiques nous ont bien été adressées par quelques jaloux, mais que voulez-vous ? tout bonheur a ses détracteurs ! Nous, on n’en a cure. Par dessus les langues et les frontières, nous nous donnons la main. Cela fait que nous nous répérons au radar, et nous saluons en conséquence. Zygomatiques bien dilatées, lèvres à la Tintin au Congo, mouvement de tête balançant et, pour finir, poignées de main franche et nette : la famille !

Francophones au verbe fleuri et anglophones flegmatiques sont mélangés. Les conversations s’engagent sans problèmes.

 Bonjour frère. Ca va ? La femme et les enfants vont bien ? Et la maison, la famille, les cousins, les parents, le boulot ?
 Ca va. Et toi ?
 Ca peut aller aussi, grâce à Dieu. Il y a bien le petit dernier qui nous fait sa bronchite mais c’est la saison, n’est-ce pas ? Bon, notre soeur du dessus nous a passés un sirop dont elle dit beaucoup de bien. Aujourd’’ui nous devrions en voir les premiers résultats. Car, elle dit comme cela, que c’est au troisième jour que la toux s’en va. Nous sommes au quatrième jour, mais c’est parce que le traitement a commencé lundi midi. La journée était déjà largement entamée ! Enfin, ça devrait passer. C’est la saison, frère, c’est rien de bien grave.
 Oui, c’est la saison.
 Au fait, tu es d’où ? Moi, c’est le Congo : le vrai, le pas faux ; Brazzaville, quoi ! Eh ! oui, ça se voit pas comme ça, mais c’est bien de là-bas que je suis !
 Ah ?
 Eh ! oui. Comme on a deux Congos maintenant, les gens s’embrouillent vite. Mais, pardon : Brazza, c’est Brazza ! Et toi, tu me disais que tu es… euh… d’où déjà ?
 Accra, Ghana.
 Ah ! le Ghana, un pays fort. Nkwame Mkrumah, Kofi Anan, Abédi Pele. Eh ! oui, c’est un grand pays. Mon cousin Firmin me le répète tout le temps : un grand pays, ça oui ! Lui, qui est marin, y fit escale en 1977… non en 1979… ou peut-être bien en …. enfin, à ces environs là. Oui, il y fit une escale mémorable. C’est simple,il en parle tout le temps ! Il dit avoir visité un bourg du nom de Tamale. Belle ville, à ce qu’il paraît : jolies plages et tout et tout…
 Des plages ? à Tamale ?
 C’est Firmin qui le dit.
 Mais c’est à plus de 600 Km à l’intérieur des terres ! Au nord !
 Qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Firmin est marin, mais il est calé en géographie aussi. Il peut te citer les capitales d’Afrique où il a fait escale. A Tamale il n’est pas resté plus de neuf mois, mais la population s’y est aggrandie. Voilà pourquoi je te dis qu’il a visité la ville. Or si Firmin dit qu’il a été au Ghana, c’est qu’il a été au Ghana ! Autrement, crois-tu qu’il m’aurait raconté tout ça, sachant qu’un jour j’allais te rencontrer ? Et puis, non : il ne se serait tout simplement pas permis de me dire des sottises, je suis quand même le cousin du côté de sa mère !
 Il a été au Ghana, je ne dis pas : mais pas à Tamale !
 Eh ! mais qu’est ce que j’en sais moi ! J’ai un cousin, le plus correct des hommes, qui me raconte qu’il a été dans une ville, je suis bien forcé de le croire : c’est mon cousin tout de même ! Toi, tu parles comme ça parce que tu ne le connais pas, Firmin. Un homme tellement correct, poli, bien élevé qu’il ne lui viendrait pas de tutoyer même une bouteille de bière. Pour moi, il y a du vrai dans ce qu’il dit, j’en jurerais.
 D’accord, mais pas à Tamale !
 Ecoute vieux, Firmin dit des choses qui se sont vérifiées, toujours. Tiens, un jour au village, j’jure, il m’annonce comme ça, mine de rien, que la voisine va piquer une crise d’apoplexie pas plus tard que cette nuit. Eh ! bien, crois-moi, ça n’a pas râté. En vérité, il n’était pas tout à fait nuit quand on a entendu cette hystérique crier sans raison d’ailleurs : « ma poule et mes œufs ! rendez-moi ma poule et mes oeufs ! Ma poule… ! » . C’a fait rire tout le village, si tu veux savoir. Mais moi, ça m’a impressionné. Si ça se trouve, Firmin a la double vue, ou un don mystique quelconque. Et toi qui ne le connais pas, tu te mets à douter qu’il ait été jamais été à la plage au Ghana !
 Oui, mais pas à Tamale !
 « Pas à Tamale », « pas à Tamale », qu’est ce que t’en sais d’abord ? Et puis, dans tout ça, la théorie de la dérive des continents, qu’est ce que t’en fais ? Les scientifiques les plus grands affirment que les continents bougent, mon vieux ; qu’ils se déplacent ! Alors, qui sait si depuis ton dernier passage à Tamale, le manguier de Aunty Auguy n’est pas noyé sous 6 mètres d’eau de mer, hein ? Eh ! oui, vieux : tu pars pour lever des pièges dans la savane, et te voilà à naviguer entre deux eaux de mer, à souquer fort, là où tu ne faisais qu’enjamber un ruisseau ! Pendant que nous dormons les continents, eux, ne dorment pas mon vieux. C’est scientifique, vois-tu : scien-ti-fique !
 Oui, mais pas Tamale. Tamale n’est pas au bord de la mer.Tamale n’est pas un continent. C’est scientifique, ça aussi. Scien-ti-fique !
 Bon, admettons que je me sois trompé. Ce n’est pas pour ça qu’on va engager la guerre de 14, pas vrai ? Quand Firmin dit une chose, il faut l’écouter deux fois, c’est vrai. Mais c’est mon cousin, sûr. Il ne lui viendrait pas à l’idée de dire une chose inutile. Et puis… heu… nous disions quoi déjà ? Ah !oui, les enfants… Combien en as-tu, toi ?
 Aucun. Je vis seul.
 Hein ? Pas d’enfants, et tu appelles ça vivre ? Dis un peu, t’es pas malade j’espère ? T’as pas un sort ? Parce que pour ça, on peut toujours se débrouiller, tu sais ? Le maraboutage, ça nous connaît nous autres ! Un poulet, quelques kolas, un peu de vin, des billets de banque pour bien peser le tout, et fini ! Tu sors dans la solitude du matin, à ton retour la maison ça piaille de partout : une vraie école maternelle ! Ah ! ça, mon cousin Firmin en sait quelque chose. Il était comme toi, tu vois ? Mais avant le voyage dont je t’ai parlé…
 A Tamale ?
 Enfin, dans une ville de ton pays, quoi… Oui, avant son départ, c’est Tante Maguy elle-même qui a découvert la chose et l’a conduit chez Moussa Djibril, un Ouest’Af fameux. Ha ! ça, pour être fameux, il était fameux. Il « travaillait » même des ministres, figure-toi. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu d’être expulsé de chez nous, sais-tu ? … Enfin, les histoires de famille, tu connais : il arrive des moments où on s’énerve un peu, quelques marmites volent, peut-être quelques baffes aussi, mais rien de bien grave. D’ailleurs, Djibril est revenu. Je l’ai laissé à Brazzaville en mai dernier…
 … donc il a « travaillé » votre cousin, Firmin ?
 Ah ! oui, il l’a travaillé, et bien travaillé même. C’est simple : avant de quitter Tamale, je te dis que le Ghana comptait un citoyen de plus. Un citoyen reconnu j’entends. Parce qu’avec Firmin, on ne peut jurer de rien. Du moins en ce domaine !
 Et que devient l’enfant ?
 Il vient d’arriver ici, en Europe. Que veux-tu ? Un enfant est fait pour vivre avec son père, pas vrai ? Nous avons été le chercher à l’aéroport il y a une semaine. Tu aurais vu le beau gaillard que c’est ; un vrai fils de chez nous ! Beau, fort, dodu, intelligent : pas de doute, c’est bien notre fils, car on est comme ça dans la famille. Bon, il ne parle pas encore, mais ça, ça va passer.
 Comment ça, il ne parle pas encore ?
 Ben, il ne parle pas encore le français, quoi ? Ce n’est pas avec des « Yes » et des « No » qu’on fait un Congolais, un vrai, tu sais !

Famille, d’accord, mais honnêtes d’abord ! C’est la règle. Allez bonjour aux enfants. On se retrouve la semaine prochaine dans un autre épisode où je vous parle de ma rencontre avec Dominic.

– A suivre –

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