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La Dérive des continents - 6è partie

C’est ainsi que nous prîmes une route de nulle part, plein ouest. Nous nous enfonçâmes dans les frondaisons, Tante Maguy devant et moi derrière, fermant une marche rendue difficile par une herbe odorante et étouffante à la fois. Et haute ! Ma Tante, brave parmi les braves, ne semblait pas s’en rendre compte. Ses escarpins verts souffraient dans cette équipée mais qui l’aurait vue, aurait su la forte détermination qui l’habitait. Nous allions en mission de sauvetage. Un des nôtres était en danger ; saisi dans les mandibules du pire des animaux bibliques - un serpent ; à la merci du poison redoutable du pire des serpents - une vipère ; aveuglé par la pire des vipères - une femme : c’était trop !
Nous foncions donc à travers une piste à peine devinée dans ce Mayombe mythique. De temps en temps nous entendions des bruits étranges : frou-froutant ; couin-couinant ; pépiant ou babillant ; bêlant ou meuglant ; grognant, suintant ou swinguant : il y avait de la vie de l’autre côté des herbes. Mais cela ne nous intéressait pas : nous allions pour en sauver une autre - de vie - qui nous était chère, celle de Firmin-le seul, mon cousin, le plus parfait des hommes, retenu en otage par Séverine, un prénom sans importance puisque pour tout le monde elle était « Vipérine » !

Nous débouchâmes sur un espace faisant grotte : en surplomb, un bloc de silex laissait suinter des goûtes d’eau d’infiltration d’une froideur de frigo. Mais l’eau disparaissait sur un sol caillouteux où l’on devinait les incursions d’une Loémé fugitive et proche, par temps de crue. On s’y sentait bien, presqu’au frais. Mais Tante Maguy ne s’y accorda pas même une minute de pause. Du reste, par une fantaisie de l’urbaniste de ces lieux, la pause elle-même s’avérait inutile puisque, contournant la clairière-grotte jusqu’à son extrémité, la route qui formait un lacet brutal vous ramenait en quelque sorte derrière celle-ci, de l’autre côté du rocher en surplomb. Et devant un village insolite, où ne « trônait » qu’une seule case, en son centre. Village aux abords proprets, au sol d’un blanc de sable immaculé. Quelques bananiers nains délimitaient cet espace féerique. Nous étions arrivés.

Tante Maguy semblait connaître les usages. Elle se planta dans l’axe même de la porte de la case du village-à-une-case puis, paumes en croix, elle tapa trois fois dans ses mains, demandant - d’après ce que je compris - à être reçue en ces lieux. Aucun son de la maison. Sauf la fumée qui, par volutes, précisait que la porte d’entrée des hommes était aussi la porte de sortie des éléments. Je regardais autour de moi : que des bananiers et quelques canards couinant. Pas de chaîne hi-fi régalant du Ndombolo. Pas de chaîne TV pour suivre quelque match de foot : rien. La zone. Et cette sensation d’être loin du monde : du gamoutch ; du nzenga ; du kanguélangaï ; du ski-bonbon… du whsiky !

Au bout d’un temps qui me parut une éternité, un vieillard à barbe - bien entendu ; d’où arriveraient les rasoirs par-ici d’ailleurs, hein ? - sortit avec une pleine carafe d’eau.

- Je dis bonjour aux inconnus qui ne le seront plus. Je dis bonjour au vent qui vous rafraîchit. Je dis merci à l’eau purificatrice. Qui que vous soyez, étrangers, l’humble que je suis vous offre cette eau ; qu’elle remplisse les vides en vous, purifie vos intentions, lave vos cœurs et vous délie la langue. Je suis Bouendi, humble parmi les humbles, continuateur du Prophète. Lazy est son nom ; Bouendi lui obéit : buvez !

Tante Maguy n’hésita pas. Elle prit une bonne rasade, versa une petite quantité à terre. Puis me tendit la carafe. Pardon, les amis : je vais censurer ici. Je ne vous dirais pas la lutte qui s’opéra en moi au vu de cette eau, ni ce qu’il y avait au fond de la carafe. Ebola, SARS, amibes et typhoïdes ne me visitèrent pas plus tard. Mais pendant le rituel, je ne dis pas à quoi j’ai pensé. Rideau, les amis, soyez indulgents ; ce n’est qu’un récit…. Quand il m’arrive d’évoquer aujourd’hui ce passage, même Mimosa s’attendrit et me tient le bras en silence. Vous rendez-vous des dangers encourus ?

Et tout ça à cause de qui ? d’une vipère introduite dans notre douillette maison, où tout est chamboulé, au point que je dors dans un lit que surplombe les jambes de Myriam Makéba !… Glou…glou…glou. Je bois à petites gorgées, comme pour tamiser et extirper les microbes géants que je sens là. Discrète injonction de Tante Maguy, pourtant : « Tu ne vas rien cracher, Benda ; tu avales tout ! ». « Oui, maman ; bien maman ». Glou… glou… glou. Rideau.

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L’intérieur de la masure était ce qu’annonçait l’extérieur : sobre. Le feu était placé en son centre. Au-dessus pendait un panier rectangulaire où je devinais quelques écailles de carpe séchée. Plus loin, collé à la paroi et opposé à la porte, un lit spartiate : des rondis soutenus par quatre pieux et recouverts d’une natte de raphia. En dessous du lit, des œufs de canard près d’éclore.

Le feu fumait. La fumée s’en allait au dehors. Buendi était assis sur son lit. Les deux seuls escabeaux de son mobilier nous accueillaient. Il semblait lire le sol - de sable. Sa voix était quelconque quand il se mit à parler.

- On dirait que vous venez de loin, Madame et vous, petit d’homme. Je vous sens angoissés et troublés. Je n’arrive pas à tout lire, une image de serpent me barre la vue. Aidez Bouendi à déchiffrer les signes : qui est mal ? qui fait mal ?

Au mot de serpent, Tante Maguy se redressa, me coula un long regard comme pour dire : « Tu as vu ? », se racla la gorge et fit une description captivante et exhaustive de la situation ; parla de sa main broyée par une insouciante ; de « la chambre des enfants » où il n’y avait plus de posters ; de la baisse de niveau en math de notre cher Firmin ; des dangers prophétisés par Samson Boubi, le chef de Bloc ; de l’attentat préparé par l’intruse et éventé par les gens du quartier ; des taxis saisis par une épidémie de rouille aux portières ; de moi, obligé de dormir presque par terre par la faute de l’autresse. Elle dit tout et tout et n’omit rien !

Buendi semblait troublé. Il croisa et recroisa ses jambes dans son pantalon indéfinissable, alors que son torse, nu, se soulevait par saccades, au rythme du récit de ma tante. Il resta un moment en silence, comme en extase ; croisa puis décroisa les bras ; ouvrit une Bible, un Coran et d’autres textes jaunis ; baisa trois fois le crucifix qu’il avait sorti de quelque part ; sortit, revint et dit, enfin : « l’affaire est grave ! »

Regard de Tante Maguy encore. Main rapide dans le fond de son sac. Un billet de 10.000 F, change de main. Buendi répète encore : « l’affaire est grave » ; un autre billet de 10.000 F change de main.

C’est ainsi que, muni d’un bidon de cinq litres d’eau de source, nous revînmes revigorés vers la ville, vers la civilisation : vers les serpents.

Benda Bika

(à suivre)

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