email

La Dérive des continents N°5

La main gauche de tante Maguy désenflait, mais pas la rumeur. Le quartier bruissait de mille et un « il paraît » qui prenaient notre parcelle en ligne de mire. Et tout ça pourquoi ? je vous le demande : parce qu’une vipère rampante avait broyé les phalanges de ma pauvre tante, la mère de Firmin, en sortant d’un taxi ! L’affaire était jugée sérieuse. Même le chef de Bloc, le vénérable Samson Boubi, s’est déplacé pour venir aux nouvelles.

 Et ces doigts, qu’il a dit à ma tante ; ils peuvent se plier au moins ? Ils vous font toujours aussi mal ? Hé ! que voulez-vous ; c’est l’époque ! Il fut un temps où les belles-filles ne s’en prenaient pas aux doigts de leurs belles-mères. Aujourd’hui, il paraît que c’est permis. Triste époque… bien triste, en réalité…, disait le sage en hochant sa tête.

D’autres, moins diplomates, lâchaient carrément, en montrant notre parcelle du doigt :

 Vous avez vu ? C’est ici que loge cette fille qui a voulu assassiner Mâ Maguy. La pauvre femme ! Et dire qu’elle est obligée de l’héberger en plus !

Tante Maguy ne disait rien, mais moi je sentais que le feu couvait sous la cendre. Et puis, d’abord, qualifier Vipérine de belle-fille, pardon : faut voir ! Fille, d’accord, mais de là à extrapoler, il y a nuance ! Notre famille n’avait jamais été composée que de trois personnes : il y avait Tante Maguy ; il y a Firmin et il y avait moi. Pas de belle-fille ; pas de beau-fils, jusqu’à l’arrivée du reptile. Alors, bien entendu, il a fallu se bousculer.

Firmin et moi, on occupait une chambre et nous partagions une troisième pour nos travaux scolaires. Vipérine a décrété qu’il ne devait plus en être ainsi. Je me vis donc attribuer la salle de lecture comme chambre. Avec la conséquence qu’une partie de nos livres, de nos dictionnaires, notre jeu de scrabble, les trois posters de Miryam Makéba (il fallut diviser équitablement ; j’héritais des jambes et Firmin prit la tête et le micro du troisième poster) déménagèrent aussi. Je sentais le cousin bien malheureux, malgré son petit sourire de toujours et son tempérament égal. Le feu couvait sous la cendre, je le sentais.

Mais si vous n’avez pas compris, je reprends.

Donc : Tante Maguy revient du marché et prend le « Cent-cent ». Elle veut descendre, mais une mal-polie, nulle en math, amatrice d’oisivetés inqualifiables lui claque la portière du taxi sur ses nobles doigts. Et cette personne, Sévérine dans le civil mais Vipérine dans le concret, se met en tête qu’elle doit venir « rendre visite à la malade » tous les jours. Elle qui venait pour des cours de rattrapage, impartis avec efficacité et générosité par mon formidable cousin, Firmin-le-seul, s’incruste et finit par s’installer à demeure. La situation était grave et il fallait réagir. Nous avions fait venir tous les diseurs de bonne aventure, les voyants et les voisins, les prêtres et les prélats : le Père André-Marie lui-même, connu pour sa sagacité et sa lecture transparente des âmes ; le Pasteur, en transes dès l’entrée dans la parcelle ; le marabout ouest’af de la rue Banziris : rien ! Vipérine se faisait pousser des racines en les plantant bien profond dans notre parcelle. Le feu couvait sous la cendre. Il fallait donc réagir. Et nous avons réagi.

____________________________________

C’est, bien entendu, Tante Maguy qui prit les choses en main.

Par un beau matin de mai, elle vint « toquer » vigoureusement à ma porte :

 Benda, habille-toi, vite !

Quand tante commandait, les explications, c’est elle qui les fournissait, et à son heure. Il n’y avait qu’à obéir. Mon pantalon vite enfilé, une chemise, mes sandales de cuir, la montre : en moins de dix minutes j’étais prêt. J’étais sur le pont : moussaillon attendant les ordres du capitaine.

Tante Maguy avait passé son tailleur vert qui lui allait si bien. Ses chaussures, vertes aussi, et son sac d’un vert-de-gris complétaient tout cela. Il faut vous dire que ma tante est l’élégance née, et que toutes les vipères de la création à côté semblent des veaux… enfin, vous voyez ce que je veux dire.

Un taxi attendait devant la porte ; j’en vérifiais les portières avant d’y faire monter ma tante qui s’assit d’emblée à l’avant, côté chauffeur, pendant que je me jetais sur la moleskine de l’arrière. La direction, incertaine d’abord, se précisa dès le rond-point, puis après ABC et les Plateaux des 15 ans. Du reste, il ne fallut pas plus longtemps pour s’arrêter à l’aéroport. Pas davantage non plus pour nous retrouver dans un Fokker glacial qui, moins d’une heure après, se posait sans ménagement à l’aéroport de Pointe-Noire. De là, à la gare centrale il n’y avait pas loin. Le train, curieusement, démarra à l’heure et couvrit les 60 kilomètres de notre point d’arrivée en quelques trois heures et demi : une manière de record de vitesse et de ponctualité.

La gare s’appelait « Bilala ». Nous étions en plein Mayombe. D’ailleurs les oiseaux chantant et les arbres géants étaient bien placés pour nous le rappeler. En contrebas coulait une petite rivière que je me serais plu à explorer si tante avait permis : la Loukoula. Au loin, le ronflement étal d’une cascade : la Loémé. C’est là.

Pour la première fois, Tante Maguy parla. En demandant son chemin à un brave du coin :

 Dites, vous, c’est par où chez le Nganga Difombi ?

L’homme interpellé nous regarda longuement, regarda autour de lui s’il n’y avait pas d’indiscret, se racla la gorge, rajusta sa ceinture. Puis, de la main, nous montra la direction.

(à suivre)

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.

Recevez nos alertes

Recevez chaque matin dans votre boite mail, un condensé de l’actualité pour ne rien manquer.