email

La politique congolaise et l’héritage ethnologique colonial

En traitant de l’Afrique, Sartre a souvent rappelé cette confidence qui lui a été faite par son ami Frantz Fanon : « Nous, les Noirs, nous sommes bons ; la cruauté nous fait horreur. J’ai cru longtemps que les hommes d’Afrique ne se battraient pas entre eux. Hélas, le sang noir coule, les Noirs le font couler, il coulera longtemps encore : les Blancs s’en vont, mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux ; la dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés, entre eux ».

La prophétie de Fanon a fini depuis bien longtemps d’être une réalité. Sans se soustraire de nos propres responsabilités, nous verrons en quoi l’héritage ethnologique repris à notre compte contribue gravement à exacerber la coexistence entre nous.

Fanon parle à juste titre de : « [...] complices sont parmi nous, armés par eux... » ce qui est vrai, mais l’autre complicité insidieuse tout de même, inconsciente ou non, et tout aussi dangereuse, est le fait que nous utilisons l’héritage « intellectuel » ethnologique ou ethnographique colonial comme arguments scientifiques, culturels, politiques... pour nous affronter entre nous aujourd’hui.

L’ethnologie coloniale à la sauce des ex-colonisés

Aussi curieux que cela paraisse, c’est dans cet héritage ethnologique et négatif que certains d’entre nous puisent les arguments et ce au grand malheur de Fanon. Par exemple, dans l’ouvrage La Démocratie guillotinée ou la destruction de Brazzaville, le Professeur Makouta-Mboukou, sans sourciller, déclare que les ethnies congolaises des pays du Niari et celles de la Cuvette sont génétiquement, foncièrement, ancestralement... habitées par la culture sanguinaire, belliqueuse et violente. Ainsi les crises à répétition au Congo sont dues à leur absence congénitale de culture démocratique. D’autres théories aussi ubuesques soutiennent que plus on s’éloigne des côtes maritimes, moins on est intelligent, comme pour dire que les Vilis sont plus civilisés pour avoir été en contact les premiers avec les colonisateurs. Pour d’autres encore, les Kongo-Laris ont une « culture de fanatiques », de sauvages... à telle enseigne qu’ils seraient la principale cause des crises au Congo...

Ainsi va l’ex-colonisé. Chacun y puise dans les références ethnologiques pour étayer ces affirmations. Les références des ethnologues du XVe ou du XVIIIe siècle sont brandies avec fierté pour étayer les analyses des uns et des autres. L’argument est de dire aussi : «  comme c’est un blanc qui l’a dit, il n’y a aucun doute là-dessus.  »

Nous nous retrouvons dans une situation de course insolite où les ex-colonisés se bousculent pour passer pour le meilleur, le bon, le parfait colonisé par rapport aux autres c’est-à-dire celui qui a été le plus tôt ou le mieux christianisé, abandonnant le paganisme honteux et satanique nègre. Pas besoin ici d’une loi sur l’enseignement des aspects positifs de la colonisation comme en France, puisque les ex-colonisés eux-mêmes rivalisent pour donner à la colonisation une dimension humaniste et civilisationnelle. Tant pis pour les ancêtres qui ont connu le travail forcé ; tant pis pour les cultures détruites ; tant pis pour les résistants qui se sont trompés sur la vraie nature de la colonisation - elle n’était pas un drame absolu comme ils le pensaient - mais une véritable aide humanitaire pour nous sauver de la barbarie, du cannibalisme, de la sauvagerie, de la sorcellerie et autres animismes digne des peuples sans histoire.

Ainsi, des penseurs, idéologues, gourous congolais pourtant formés dans la rigueur des sciences humaines et sociales modernes, ont choisi de s’appuyer en particulier sur des récits d’épiciers d’ethnologues coloniaux sans formation, pour la plupart aventuriers, amateurs de croisades et autres exotismes, matelots ou navigateurs. Voilà comment ce qui était considéré comme représentation de la cosmogonie, des coutumes, de la religion, l’organisation sociale, politique et économique des peuples Africains, par incompétence et/ou par idéologie des « ethnologues », a été ramené au rang de la barbarie.

Il suffit de parcourir la littérature politique congolaise de ces vingt dernières années pour se rendre compte du triomphe de l’ethnologie coloniale.

Le vrai visage de l’ethnologie

Il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur l’ensemble des ethnologues car les chercheurs-ethnologues à contre-courant comme Marcel Griaule qui a laissé une œuvre humaniste sur la culture Dogon, ou Kagamé qui a travaillé sur la philosophie vitaliste bantoue, ont bien entendu fait œuvre de science et de courage moral. Mais force est de constater qu’ils ne représentaient qu’une infime minorité - quasi marginale - de chercheurs honnêtes et courageux de leur époque. Le reste obéissant à la conception de l’air du temps c’est-à-dire prouver par n’importe quel moyen qu’excepté les Européens ou Blancs, toutes les autres races étaient inférieures, et la race Nègre est bien celle qui se trouve au plus bas de l’échelle.

De l’aventurier, explorateur ou navigateur aux influents penseurs célèbres comme Hegel, Gobineau, Voltaire... l’ethnologie, discipline raciste, consistait à étudier les peuples dits « primitifs » avec des thèmes comme « peuples sans histoires » ; « peuples obscurs » ; « peuples primitifs » ; « peuples ambigus »... en opposition aux peuples historiques « blancs ».

Si Hegel déclara au sujet des ethnies africaines que «  La nature organique n’a pas d’Histoire  », par conséquent, Voltaire ne se priva pas de dire : « [...] Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et les Négresses transportés dans les pays froids y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un Noir et d’une Blanche, ou d’un Blanc et d’une Noire . » (Voltaire - Essai sur les Mœurs et l’Esprit des Nations).

Les nouveaux ethnologues des temps modernes

La conscience coloniale façonnée par l’héritage ethnologique continue encore de nos jours à influencer les perceptions et les discours politiques vis-à-vis des Africains. Ainsi quand Jacques Chirac déclare à Abidjan que « les Africains ne sont pas mûrs pour la démocratie », il ne fait qu’exprimer de bonne foi la perception qu’il a de l’Afrique et qui lui a été inculquée depuis la plus tendre enfance. Si ailleurs on parlera « d’évolution », en Afrique il sera question « d’évolutionnisme ». Ainsi de « l’indigène », on passera à « l’évolué ». De « colonies », de « pays sous-développés », de « pays du Tiers-Monde » on aura « pays pauvres très endettés ».

Aussi l’ouvrage Négrologie (Prix de l’Essai France-Télévisions !) de Stephen Smith paru l’année dernière, véritable insulte à toute une race ne fait que perpétuer une ancienne tradition, toujours en cours, inaugurée par les Hegel et les Gobineau. D’autant que dans la magistrale réponse à Stephen Smith dans l’ouvrage intitulé Négrophobie paru cette année, Odile Tobner démontre évidemment que les libertés insultantes prises par Stephen Smith ne pouvaient que « [...] ressusciter les pires clichés coloniaux ».

La fin de l’ethnologie raciste et coloniale

On pourrait d’ailleurs penser que depuis la décolonisation, rien n’a été fait pour reconsidérer les méthodologies historiques concernant l’Afrique Noire. Si les africanistes sont toujours restés dans le paradigme hégélien heureusement sans lendemain, il y a par contre une nouvelle expertise apportée par les africains eux-mêmes sous la houlette de Cheikh Anta Diop et de son disciple Théophile Obenga. Expertise dans laquelle les historiens modernes mêlent une culture générale et scientifique véritablement encyclopédique (physique nucléaire, préhistoire, égyptologie, linguistique comparée, sociologie, économie, savoirs traditionnels africains...) et une méthodologie interdisciplinaire, de concepts historiques dynamiques et positifs (sens du temps, conscience historique, antécédents historiques dans le temps et l’espace, unité culturelle africaine, totalisation historique et culturelle, thématisation renouvelée de l’Histoire générale africaine...).

Et pourtant toute une école historique à la suite de C. A. Diop est née et a permis la restauration de la conscience historique africaine. Ce que l’ethnologie en plusieurs siècles n’a jamais envisagé par idéologie. Malgré tout, les idéologues politiques congolais ont choisi la conscience du colonisé plus adaptée à leurs combats basés sur l’instrumentalisation ethnique. C’est pourquoi, il est difficile de retrouver les références modernes de la nouvelle historiographie africaine prônée par l’école africaine dans leurs discours, préférant les dogmes racistes philosophiques et anthropologiques utilisés hier contre tous les Nègres indistinctement car l’ethnologie sert aujourd’hui de fond de commerce politicien au Congo.
Curieux retournement de l’histoire où l’ex-colonisé se plait à se présenter comme le parfait colonisé !

En conclusion

L’occupation nazie en France entre 1939 et 1945 a été une page sombre pour l’Histoire de ce pays du fait du projet monstrueux de l’élimination des populations juives. Et pourtant, Dieu seul sait combien de lois sociales et favorables à la famille ont été prises sous le régime Vichy. Mais il ne reste pas moins que l’occupation fut un crime absolu. L’on n’imagine pas un officiel français, sans gravité, vanter l’héritage vichyste dans tel ou tel domaine.

Avec les travaux forcés, les expéditions punitives, le bousillage culturel, les crimes, les destructions, les pillages de matières premières, l’indigénat, la chosification, comme l’occupation nazie en France, la colonisation fut d’abord et avant tout un crime absolu. Et en cela, l’ethnologie a servi de ferment intellectuel, idéologique et religieux pour faire admettre à la conscience de l’humanité ce qui relevait ni plus ni moins que du crime abominable.

Il est temps que les nouvelles générations congolaises, et africaines en général, renouvellent la dimension sociologique et culturelle du discours politique à l’aune des nouvelles exigences historiographiques où à la place des concepts racistes et négatifs tels que « peuples sans histoire » ; « peuples obscurs » ; « peuples primitifs » ; « peuples ambigus », il est aujourd’hui question des concepts historiquement dynamiques et positifs tels que « Afrique Noire pré-coloniale » ; « unité culturelle africaine » ; « restauration de la conscience historique africaine »... afin de ne pas tomber dans les oripeaux des discours culturalistes néo-coloniaux qui continuent de semer les malheurs entre ex-colonisés, ainsi les inquiétudes de Frantz Fanon seront levées !

Panafricainement,

Hannibal

Laissez un commentaire
Les commentaires sont ouverts à tous. Ils font l'objet d'une modération après publication. Ils seront publiés dans leur intégralité ou supprimés s'ils sont jugés non conformes à la charte.