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A propos de « Négrophobie », ouvrage collectif de Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave.

L’étrange spécialiste des affaires africaines et son best-seller inquiétant

Le constat est plus qu’alarmant : la France vit une période de soûlerie. Les idées xénophobes et racistes circulent désormais fagotées d’une banalité sidérante. Bientôt ne pas être un raciste sera une infraction passible de la peine de mort. L’intelligentsia africaine quant à elle, désemparée, semble toujours hésiter sur la stratégie à adopter - encore qu’il faille se demander si elle a réellement une stratégie - face à la montée en puissance des préjugés, des insultes les plus méprisables. Pendant ce temps, quelques Africains de service jouent les pitres à la télévision française, se vendent aux enchères dans les journaux, accréditent ces discours nauséeux. A la place du sourire Banania de l’époque, nous entrons à présent dans l’ère du mimodrame du Bounty...

Le Journaliste Stephen Smith

Journaliste au Monde, auteur de Négrologie ( éd. Calmann-Lévy, 2003), « best-seller très inquiétant », Stephen Smith est désormais présenté urbi et orbi comme le spécialiste des questions africaines...Il a fallu attendre deux ans pour lire enfin un ouvrage structuré contre l’idéologie nuisible et vexante que véhiculaient les pages de Négrologie de Stephen Smith. Boubacar Boris Diop, Odile Tobner, François Xavier Verschave, trois auteurs qui se sont associés pour la circonstance. Et cela donne un des ouvrages de réflexion les plus pertinents et qu’ils ont intitulé Négrophobie (éd. Les Arènes, cet éditeur invite d’ailleurs à prolonger la lecture sur son site : http://www.arenes.fr).

Un missile nommé Tobner

Les auteurs de Négrophie ont lu Stephen Smith crayon à la main. C’est Odile Tobner - elle a partagé la vie et le combat de l’écrivain Mongo Beti - qui ouvre le bal dans son chapitre intitulé Peau noire discours blanc. L’humour, l’ironie, la finesse et l’intelligence se révèlent ici comme des armes de destruction massive. Chaque allégation de Stephen Smith tombe, vidée de son contenu devant l’élégance, le calme et la détermination d’Odile Tobner qui a pris le temps de revenir sur les dix chapitres du livre du prétendu spécialiste des affaires africaines. Et ce spécialiste peut sans vergogne poisser le continent noir, gommer la mémoire africaine, pratiquer un journalisme de la terre brûlée, rire cyniquement de la Maison des Esclaves de Gorée, déplorer qu’il y ait trop d’Africains sur cette terre, décréter que ceux-ci sont pauvres, paresseux, incapables de travailler, que la colonisation était une bonne entreprise, une chance pour eux, ce n’est pas cela qui détournera Odile Tobner d’une cible qu’elle sait à sa portée. Et pour cause ! Elle a bien compulsé Négrologie de Stephen Smith au point de maîtriser l’ouvrage mieux que ce journaliste lui-même. Odile Tobner constate très vite que Stephen Smith, le spécialiste des affaires africaines, laisse d’ordinaire sous-entendre les choses.

La question de la traite négrière retiendra l’attention de tout lecteur de Stephen Smith qui l’expédie en un quart de tour, heureux de « blanchir » l’Europe, tout au moins d’atténuer la responsabilité de celle-ci. Stephen Smith reprend l’idée que répandent beaucoup d’historiens de mauvaise foi : la traite arabe a été numériquement équivalente, voire supérieure à la traite transatlantique. Que veut-il dire en clair ? N’allez pas chercher loin. Avec Stephen Smith, il faut toujours se munir d’un décodeur, voire d’une antenne parabolique. En réalité, le journaliste du Monde nous dit en substance ceci : banalisons la traite négrière, n’en faisons pas toute une histoire puisque les Arabes avaient perpétré la même chose, tout laisse à croire qu’ils avaient dépassé les Européens en la matière !

C’est de cette manière masquée que s’avance Stephen Smith dans tout son livre. Il faut donc louer l’esprit méticuleux d’Odile Tobner qui n’aura laissé rien passer sous sa plume...

Paroles d’un descendant de tirailleur sénégalais

Boubacar Boris Diop, écrivain et journaliste sénégalais, s’attèle à illustrer comment Stephen Smith, le spécialiste français des affaires africaines, n’est en réalité qu’« un passeur du racisme ordinaire ».

Le romancier B. Boris Diop

L’écrivain pointe du doigt l’idéologie de Stephen Smith, sa manière de jouer avec l’histoire africaine. Le verdict de Boubacar Boris Diop est sans voies de recours : Stephen Smith n’a pour seul but que de « convaincre le monde entier - y compris les Africains eux-mêmes - de l’innocence de l’Occident. » Beaucoup d’Africains tombent d’ailleurs dans ce piège. Ils sont disposés à vendre leur âme, à la dépecer en plusieurs morceaux à l’aide d’un couteau mal limé. Ces Africains doivent d’abord nier leurs origines, se façonner ensuite une prétendue identité qui, à la longue, les transforme malheureusement en ânes avec des pieds de cochon et une queue de varan.

C’est ainsi que Boubacar Boris Diop pointe du doigt le Centrafricain Jean-Paul Ngoupandé qui s’interroge dans L’Afrique sans la France : « Cette école coloniale ne valait-elle pas mille fois mieux que l’analphabétisme et l’ignorance dans lesquels étaient plongées certaines parties du continent ? ». Puisque c’est apparemment un Africain lui-même qui reconnaît l’ignorance et l’analphabétisme de l’Afrique, pourquoi alors Stephen Smith n’en tirerait pas les dividendes ? C’est à juste titre que Ngoupandé est cité par Stephen Smith. D’autres Africains sont convoqués dans le livre du spécialiste des affaires africaines afin de mieux étayer son raisonnement : Axelle Kabou, Yambo Ouloguem. Le journaliste du Monde nous explique ainsi que ces deux écrivains n’osent plus se montrer en public à cause des critiques acidulées qu’ils avaient formulées contre l’Afrique dans leurs livres. Et Stephen Smith de conclure que ces auteurs ont dû disparaître de la circulation par crainte des représailles ! Drôle de raccourci quand on sait qu’Axelle Kabou vivait au Sénégal à la parution de son livre Et si l’Afrique refusait le développement ?

Boubacar Boris Diop précise à cet effet : « Nous l’avions invitée, des amis et moi, à en discuter pendant une journée entière... Le débat a eu lieu dans la plus grande courtoisie et, malgré les critiques, elle a beaucoup apprécié cet échange. Tout cela est bien éloigné de l’idée que veut accréditer Stephen Smith d’une Axelle Kabou terrorisée et obligée de se cacher. »

Pour Yambo Ouologuem, la France est seule responsable de sa retraite actuelle, elle qui lui a mené une cabale sans précédent après l’obtention du Renaudot. Ce ne sont pas les Africains qui ont alimenté les vaines polémiques sur le plagiat de cet auteur alors même que l’écrivain prétendument plagié, André Swartz Bart, auteur du Dernier des justes saluait le génie de Ouologuem ! Par ailleurs, les idées de Ouologuem, loin de choquer l’Afrique, ont plutôt ouvert les débats, libéré le roman africain et fait éclater le traitement littéraire d’une thématique... Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem est un livre-culte dans les Lettres africaines francophones. Et même lorsque la France le retira des librairies, la version anglaise circulait dans toutes les universités anglophones...

Le testament de la bête noire de la Françafrique

F. Xavier Verschave

La dernière partie de Négrophobie est consacrée à la déconstruction de dix ans de désinformation en matière d’affaires africaines dans les colonnes de Libération et du Monde. François Xavier Verschave - qui vient de nous quitter -, avec la rigueur qui fut la sienne, suit pas à pas l’évolution de Stephen Smith depuis son passage à Libération dans les années quatre-vingts, jusqu’à son poste de rédacteur en chef au Monde. Stephen Smith apparaissait peu à peu comme une autorité sur les questions africaines. Les hommes politiques français ont recours à son idéologie quand il le faut. Hubert Védrine - ancien ministre des Affaires étrangères ( 1997-2002 ) - le considère comme « le meilleur spécialiste français de l’Afrique ».

Dans cette partie du livre, Verschave montre comment Stephen Smith est « l’instrument d’une désinformation le plus souvent très subtile, déguisée par une rhétorique sophistiquée, mais parfois brutale, affirmant clairement le contraire des faits. » Et c’est le génocide de 1994 au Rwanda qui marque un tournant dans sa carrière alors qu’il est journaliste à Libération. Avant les évènements du Rwanda, Stephen Smith tenait un discours très critique sur les réseaux franco-africains. Il publiera d’ailleurs en 1992 avec Antoine Glaser un livre très corrosif intitulé Ces Messieurs Afrique.

Dès 1994, ce n’est plus le même journaliste. Il va retourner sa veste, voire la porter à l’envers.
1994, souvenons-nous, c’est aussi le sommet franco-africain de Biarritz. Le pré carré africain est là sous la bénédiction de François Mitterrand. C’est curieusement durant cette année que Stephen Smith publie L’Afrique sans les Africains aux éditions Stock. Il affiche son admiration pour celui qu’il appelle « Mitterrand l’Africain ».

Verschave souligne dans Négrophobie que la passion la plus ardente de Stephen Smith sera « l’étouffement du scandale de la complicité française dans le génocide rwandais, en détournant constamment les accusations sur d’autres que la France. » L’analyse de Verschave, qui ne fait l’économie d’aucun détail, dévoile la propagande « de miroir », la disqualification des investigations déplaisantes pour la France, la couverture des élections frauduleuses en Afrique, le maintien des liens avec les dictateurs du continent, etc. Dans ce sens, cette troisième partie de Négrophobie peut se lire comme le testament d’un personnage exceptionnel qui aura consacré sa vie à dénoncer les pièges sans fin de la Françafrique. Ceux qui se réjouissent de la mort de Verschave devraient relire ces vers de Birago Diop :

Les morts ne sont jamais sous terre,
Ils sont dans le feu qui s’éteint,
Ils sont dans le rocher qui geint,
Ils sont dans les herbes qui pleurent,
Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,
Les morts ne sont pas morts

Alain Mabanckou

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